Dr Tiefing Sissoko est un universitaire malien et français : Enseignant-chercheur à l’Université des Lettres et des Sciences Humaines de Bamako, Enseignant à l’Université Paris-Est Créteil et Chercheur associé au laboratoire CIRNEF de l’Université de Rouen Normandie. Cette triple appartenance lui offre l’occasion d’aborder des sujets complexes et de diversifier les angles d’analyse des problématiques majeures dans un monde de plus en plus exigeant. Docteur Enseignant-chercheur en Sciences de l’Education, M. Sissoko est très inquiet et préoccupé par la crise scolaire au Mali. Raison pour laquelle, il a interpellé le président de la République IBK à travers une lettre ouverte. Après la publication de cette lettre très appréciée, il nous a accordé un entretien. Dans cette exclusivité, l’actuel Président de l’APUMAF (Association de la diaspora, professionnelle, universitaire et scientifique malienne de France) explique de long en large les objectifs de son mouvement #LesPetitsStylos. Actualité oblige ! Il s’est également prononcé sur la grave crise sécuritaire du Centre et a proposé des pistes de sortie de crise. Lisez plutôt !
Le Pays : Vous êtes un enseignant-chercheur. Vos recherches portent essentiellement sur quoi ?
Dr Tiefing Sissoko : Mes travaux de recherche portent sur les parcours de socialisation et d’autonomisation de la jeunesse. De 2014 à aujourd’hui, il m’a été donné de réaliser quatre ouvrages sur le sujet : L’état de la réussite dans l’enseignement supérieur, PAF 2014 ; La jeunesse malienne : entre autonomie, mobilisation et exclusion, L’Harmattan 2015 ; Penser l’Etat, penser la jeunesse : quelle gouvernance des politiques de jeunesse dans les États d’Afrique francophone, L’Harmattan 2016 ; La jeunesse, l’enseignement supérieur et l’économie au Mali, L’Harmattan 2018.
Ces ouvrages sur la jeunesse soulèvent l’épineuse question des parcours divers de cette population sur le continent africain et pas seulement. Malheureusement, c’est la précarisation des conditions de vie qui caractérise cette jeunesse. Une jeunesse pauvre, sacrifiée et qui semble être abandonnée de toutes et de tous.
En dehors de votre engagement universitaire, vous faites quoi d’autres ?
En plus de mon engagement universitaire, je suis également le Président de l’APUMAF (Association de la diaspora, professionnelle, universitaire et scientifique malienne de France). Cette association est engagée dans la production de connaissances utiles à l’émergence du Mali. Elle s’appuie sur l’expertise d’un réseau d’universitaires et de professionnels divers pour mieux accompagner les services et institutions maliennes. J’interviens également auprès d’organisations internationales et locales en France et au Mali sur des questions de gouvernance des politiques de jeunesse et d’expertise en éducation, formation et innovation pédagogique.
Vous avez récemment adressé une lettre ouverte au Président de la République par rapport à la crise scolaire au Mali. Vous avez indiqué le faire aux noms de tous ‘’Les Petits Stylos’’. Les petits stylos, c’est quoi ?
L’école malienne en crise n’est pas en soi un phénomène nouveau. L’installation durable dans cette crise depuis des décennies est inquiétante et problématique dans un monde qui ne fait pas toujours de cadeau. Nous constatons amèrement que des générations de politiques qui se succèdent à la tête du Département de l’Éducation ne parviennent pas à remettre sur les rails le système éducatif. Ces femmes et hommes politiques, malgré leur bonne volonté, peinent à instaurer des valeurs supérieures de la Nation, à assurer leur dissémination et à veiller aux respects de ces valeurs. Les nombreuses initiatives d’assises de l’éducation, de grands débats de l’éducation et d’autres rencontres sur ce sujet ne semblent pas avoir d’impact positif et visible sur le système éducatif. Chaque génération organise ses débats, réalise ses constatations et propose ses conclusions. Et, on recommence éternellement les mêmes procédés. Tout se passe comme si aucune capitalisation ne peut effectuer des débats organisés sur notre système. Les mesures prises sont, malheureusement, souvent le fruit de décision politique privilégiant la survie institutionnelle et donc le court terme. Elles gagneront à être davantage impulsées par des expertises de fond sur les problèmes éducatifs afin d’apporter des réponses adaptées aux besoins des populations. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui : les enfants du peuple sont en souffrance au sein des établissements scolaires et universitaires. Ils le disent à qui veut l’entendre.
Pour la petite histoire, j’ai mis en place il y a moins de cela sept mois, un « cercle de réflexion des engagées pour le progrès ». Il s’agit d’un espace de discussions et d’échanges avec un groupe d’étudiantes et d’étudiants inscrits en Sciences de l’éducation. Les jeunes de ce groupe se sont très vite investis dans les travaux du cercle. J’ai été agréablement surpris par leur lucidité et leur envie de prendre à bras le corps les problèmes leur concernant.
Le mouvement #LesPetitsStylos a vu le jour au lendemain d’une discussion du cercle sur le système éducatif. Les jeunes étaient très inquiets du sort potentiel qui pouvait être réservé à leur année universitaire : fortement perturbée par les grèves de l’AEEM, des enseignants, etc. De plus, la rétention des notes décrétée par les enseignants depuis plusieurs mois faisait planer un doute sur l’orientation vers une « année blanche ». Ce sont ces inquiétudes d’un côté et la détermination de vouloir sauver l’école malienne que le mouvement a vu le jour. Il a vu le jour surtout parce que les jeunes du cercle, au nom peut-être de tous les jeunes du Mali, espéraient une oreille attentive et bienveillante.
Pouvez-vous nous assurer que ce mouvement #LesPetitsStylos, n’est autre qu’un mouvement de plus ? Un mouvement mort-né, un mouvement sur papier qui n’est égal uniquement à l’ombre de son créateur et qui disparaitra bientôt ?
Rires….Que non ! Que non ! Vous savez #LesPetitsStylos est un mouvement populaire qui accueille toutes les bonnes volontés. Ce mouvement accueille surtout les femmes et les hommes qui décident d’œuvrer activement pour le progrès de l’école malienne. Une école qui tient toutes ses promesses de protection, de développement des capacités cognitives des enfants de la Nation et de préparation équitable de tous les jeunes à la vie sociale et professionnelle. Cette école est plus à l’écoute des souffrances de ses enfants. Elle leur inculque des valeurs supérieures et elle récompense le respect de ses valeurs. Le mérite occupe toute sa place dans cette école.
La première action du mouvement #LesPetitsStylos a été le lancement d’une campagne de sensibilisation pour l’éducation et pour le progrès par l’éducation. Le principe de cette campagne est simple : se prendre en photo avec ce petit instrument, un stylo. Ce stylo est ténu énergiquement et orienté vers le haut. Symboliquement, cela témoigne d’un double attachement 1) aux valeurs de l’école et 2) au progrès. Après le lancement de la campagne, plusieurs centaines de personnes se sont prises en photo partout dans le monde avec leur petit stylo. Des personnalités politiques et issues du monde de la musique ont également joué le jeu en se prenant en photo avec le stylo.
Pour aller plus loin dans cette campagne, une lettre historique « Murmure de l’École Malienne » a été adressée au Président de la République. Les principaux médias maliens ont relayé l’information. Cette lettre ouverte a fait son apparition sur les premières pages d’au moins quatre quotidiens lus au Mali. De plus, les sites Internet notamment de ces journaux ont repris l’information en ligne. Nous avons interpellé le Président de la République sur trois sujets majeurs : la gouvernance, les acteurs et les valeurs. Les propos tenus dans la lettre trouvent toute leur pertinence avec cette actualité du massacre des innocents à Ogossagou (cercle de Bankas) au motif qu’ils sont peulhs.
Actualité oblige. Vous venez d’ailleurs de l’évoquer. Le constat est aberrant. La région de Mopti est devenue un Far West. La situation sécuritaire est dangereusement dégradée avec en toile de fond un génocide des peulhs. Plus de 200 morts en espace d’une semaine. Quelle est votre lecture par rapport à cette terreur qui sévit dans la 5e région du Mali ? Et quelles solutions proposez-vous pour mettre fin à cette désolation ?
Vous évoquez le massacre de la communauté peulh à Ogossagou le week-end dernier. Plus de 160 personnes ont perdu la vie avec de nombreux blessés parmi lesquels les enfants, les femmes et les vieillards. Il faut condamner ces attaques et ces injustices avec la plus grande rigueur et la plus grande fermeté. Malheureusement, ce n’est pas un phénomène isolé. La région de Mopti est en proie à une insécurité grandissante. Des attaques sont nombreuses et des innocents perdent la vie. Les chasseurs traditionnels sont pointés du doigt, particulièrement le groupe Dana Amassagou, une milice qui s’est constituée en 2016 pour faire face à la question de l’insécurité dans la région de Mopti. La dissolution de ce groupe, il y a deux jours, par le gouvernement interroge. D’abord, il aurait fallu empêcher ces milices d’œuvrer sur le terrain toutes ces années au lieu de les accueillir au sommet de l’État. Ensuite, dans la déclaration du Président de la République, on a oublié la présomption d’innocence qui est un principe juridique majeur. Pire, accuser publiquement un groupe ethnique spécifique en l’absence de tout jugement est une faute grave. Comment le Président de la République a-t-il pu oublier ces principes majeurs de bon sens commun de la raison ? Pourquoi a-t-on laissé la situation se dégrader au point de devenir incontrôlable avant de réagir ? Une telle chose n’aurait jamais dû se produire. La Région au centre du Mali est une zone stratégique. Toutes les tensions se concentrent sur cette partie qui sépare le Nord, incontrôlable, et le Sud, convoité. Le pouvoir politique qui dispose de la légitimité ne peut pas feindre l’ignorance des enjeux qui se jouent sur ce territoire. Des amalgames et autres raccourcis sont vite effectués par une population laissée pour compte. Ce qui se passe dans cette partie du monde est sans doute l’œuvre de la caverne dont on parlait dans la lettre adressée au Président de la République. Qui sont les habitants de ces Régions ? Le taux d’alphabétisation est-il proche des objectifs attendus ? Des politiques de socialisation sont-elles engagées à l’endroit de ces populations ? Les besoins nécessaires de base sont-ils couverts ? Ce sont les questions fondamentales à se poser pour mieux agir dans ce contexte. Nous ne pouvons pas nous étonner de voir un nombre important de nos jeunes épouser des idéologies extrémistes en l’absence de réponses adaptées à leur besoin. Beaucoup de ces populations ont subi trop de violence et d’injustice. Ils sont en mesure, de leur propre main, de mettre le feu à leur propre maison. Ce comportement d’autodestruction est ce à quoi nous assistons passivement au Mali. Allons-nous laisser faire ?
Comme piste de solution, il me semble urgent d’agir sur notre environnement et de le transformer de sorte que nos enfants puissent s’épanouir dans une société qui offre les meilleures chances à ses enfants. Notre environnement est pollué par la médiocrité. Nous devons regarder les choses en face. Chaque jour, quand on ouvre sa porte, qu’est-ce que l’on voit ? On voit tout sauf la perfection ! Quel est l’état de nos rues ? Dans quels états se trouvent nos écoles, nos centres de santé, nos services municipaux, nos administrations, notre armée… ? Il faut bien commencer quelque part. Il faut agir de sorte que nos concitoyens puissent côtoyer la perfection. Nous devons aussi faire d’eux des partisans de cette perfection. Cela incombe à chacun d’entre nous où qu’il soit dans ces actes et dans ces pensées…
Plusieurs voix, notamment celles des religieux, s’élèvent pour réclamer le départ du Premier ministre Soumeylou Boubeye Maïga. Vous y pensez quoi ?
La gouvernance pose question au Mali. C’est aussi l’un des volets majeurs de la lettre adressée au Président de la République. La corruption, le népotisme et le matérialisme frénétique sont des fléaux qui gangrènent la gestion de la chose publique. Il ne s’agit pas seulement d’une seule personne. C’est souvent l’erreur commise. On trouve un bouc émissaire qui est remplacé et ça recommence… Avons-nous oublié la démission de Soumeylou Boubeye Maïga en 2014 à la suite des difficultés de l’armée à Kidal ? Il est revenu, quelques années après, comme par magie : totalement compétent ! Il me semble important que la gouvernance soit à la hauteur des attentes des populations. Aujourd’hui, ces populations ne sont pas satisfaites de la façon dont le pouvoir gère les affaires de la Nation.
La crise de l’école malienne peut être citée en exemple. Cela fait plusieurs mois que les enfants sont dans les rues, livrés à eux-mêmes sans possibilité de se former. Cette situation encourage l’oisiveté. Il va être extrêmement difficile de leur remontrer le chemin de l’école. Des scolarités seront brisées et des chemins coupés. Combien de ces enfants seront tentés par des idéologies extrémistes dans 10-20 ans ? Avons-nous conscience de ces enjeux ?
Notre pays est embourbé dans une crise multiforme où il faudra une union sacrée de tous les Maliens pour le sauver. Quel appel patriotique lancerez-vous aux Maliens ?
Nous sommes bien sûr tous séduits par cet appel à une union sacrée. L’union sacrée est nécessaire pour condamner ce qui est inacceptable. L’union sacrée est nécessaire pour combattre l’injustice sous toutes ses formes. L’union sacrée est enfin nécessaire pour la recherche de solutions adaptées aux besoins de nos populations. A contrario, l’union sacrée ne signifie pas qu’il faut laisser le pouvoir agir comme il l’entend et sans se remettre en question au motif d’un contexte spécifique. Nous sommes en droit d’exiger des comptes et d’interpeller le pouvoir sur ses pistes de solutions pour sortir des crises. Il ne suffit plus, pour le pouvoir, de brandir sa légitimité et d’appeler à l’union sacrée, il lui faut agir pour faire progresser le pays.
Ces crises, comme vous le dites, sont multiformes : une crise économique qui se voit au quotidien, une crise idéologique avec l’influence des religieux et autres groupements, une crise identitaire, une crise sociétale… Ce qui me semble problématique, c’est l’installation de ces crises dans la durée sans véritablement de réponses adaptées. J’ai conscience qu’il faut du temps pour que certaines solutions montrent leurs effets. Je suis en même temps convaincu de l’urgence de certaines décisions à prendre en matière de gouvernance.
Votre mot de la fin
Le système éducatif fait partie de ces secteurs où une réponse urgente est attendue. Le lancement du mouvement #LesPetitsStylos vise cet objectif. Le risque d’avoir ce que certains appellent une « année blanche » est réel. Je pense personnellement que le procédé est mal désigné. L’année blanche est une création artificielle qui est adaptée dans le domaine financier par exemple, quand il faut annuler des dettes ou quand l’État renonce à des impôts pour la mise en place d’un dispositif. La dénomination est inadaptée dans le domaine éducatif. Le seul nom qui peut lui être attribué est : « gouvernance défaillante ». C’est le cas, lorsque le gouvernement ferme les écoles au motif qu’aucune entente n’est obtenue avec les acteurs. Des efforts sont à faire pour redresser le système éducatif chemin faisant. Il serait hasardeux et très peu astucieux de dire « fermons pour mieux réfléchir ». Aucune expérience heureuse n’a été tirée des précédentes fermetures ! Aucune !
Nous poursuivons le combat avec #LesPetitsStylos.
Réalisée par Agmour
Source: Le Pays