Qualité des soins, appui de l’Etat français et discrétion : la France est l’une des destinations privilégiées des chefs d’Etats malades.
Qu’ils viennent du Maghreb ou d’Afrique centrale, l’hôpital militaire du Val-de-Grâce de Paris et l’Hôpital américain de Neuilly-sur-Seine sont plébiscités par les chefs d’Etats malades.
Le dernier visiteur en date s’appelle Abdelaziz Bouteflika. Avant lui, les Palestiniens Georges Habache ou Yasser Arafat, les Présidents de la Mauritanie ou de la Guinée-Bissau, et beaucoup d’autres ont pris le chemin des hôpitaux français.
Dignitaires convalescents, services français mutiques et hauts fonctionnaires qui valsent, plongée dans la diplomatie française du lit d’hôpital.
Qualité des soins et discrétion
« Il ne m’appartient pas de répondre à cette question… Ce qui devrait d’ailleurs répondre en partie à votre question » : au Val-de-Grâce, où les médecins sont des militaires, les communicants restent énigmatiques.
Pour des chefs d’Etat habitués aux complots et aux rumeurs, rien de tel que de confier leur santé à un établissement de la Grande muette, loin des turpitudes domestiques.
Et lorsqu’une hospitalisation arrive jusqu’aux oreilles des médias, comme c’est le cas avec celle du Président algérien au Val-de-Grâce depuis le 27 avril, elle reste entourée de silence et de non-dits.
L’entrée de l’hôpital du Val-de-Grâce protégée pendant l’hospitalisation de Bouteflika (Michel Euler/AP/SIPA)
La France et ses services diplomatiques se transforment alors en annexe de la présidence algérienne et protègent celle-ci de toute intrusion médiatique. « Le Val-de-Grâce est un hôpital militaire donc discret et plus facile à protéger », avance le médecin-chef Gutierrez.
Habitué à voir passer des personnalités en tout genre, la sécurité du Val-de-Grâce ne s’en retrouve d’ailleurs pas chamboulée. Une fois franchie l’entrée où plusieurs gardes contrôlent les visiteurs, il est même possible d’y croiser le frère du Président algérien, Saïd, se promenant dans le hall d’entrée.
Secret médical et principe de non-ingérence
Ce que viennent chercher les chefs d’Etat comme Bouteflika, plus que la sécurité physique, est la discrétion et l’appui de l’Etat français.
S’abritant derrière le secret médical et le principe de non-ingérence – argument discutable lorsqu’un chef d’Etat étranger se trouve dans un hôpital français –, le ministère des Affaires étrangères a en effet pris l’habitude de protéger l’allié de passage en observant le plus grand mutisme.
Ce qui n’empêche pas pour autant les polémiques d’éclater dans les pays d’origine, comme c’est le cas actuellement en Algérie, avec notamment des sit-in organisés par le mouvement « Le Val-de-Grâce pour tous ! »
Dans des pays où l’opposition est souvent malmenée et marginalisée, la santé du patron de l’exécutif est un argument phare pour espérer déstabiliser le régime.
Joint au téléphone, un rédacteur en chef du quotidien algérien L’Expression déplore la logique du « Val-de-Grâce pour les chefs d’Etat et du coup de grâce pour les autres », de la France.
Avant d’arriver sur un lit d’hôpital parisien, les dignitaires étrangers doivent néanmoins franchir quelques filtres. Il faut se replonger dans les archives de la vie politique française pour comprendre comment fonctionnent ces hospitalisations, qui décide et qui les finance.
« La France au chevet du crime »
Le soir du 29 janvier 1992, un avion médicalisé transportant le fondateur du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP), Georges Habache, se pose à l’aéroport du Bourget, devant les caméras d’Antenne 2.
La venue sur le sol français d’un ancien « terroriste » palestinien, chef d’un des mouvements radicaux palestiniens de l’époque, pour raisons médicales, en plein processus de paix au Proche-Orient, crée une vive polémique.
Le Quotidien de Paris titre « La France au chevet du crime », tandis que Fabien Roland-Lévy condamne, dans Le Parisien, une « super bourde ». Une « affaire » qui entraîne la création d’une commission d’enquête au Sénat, dont le rapport a le mérite de mettre à jour les mécaniques de la diplomatie française du lit d’hôpital.
On y apprend tout d’abord qu’un principe s’applique en cas de demande d’hospitalisation : celui de la subsidiarité. Autant que faire se peut, c’est l’administration ou les échelons politiques inférieurs qui décident ou non de la venue d’un étranger convalescent.
Tout l’enjeu pour l’administration est donc d’apprécier à sa juste valeur l’importance du personnage et, si possible, d’anticiper les réactions médiatiques et politiques qu’il pourrait provoquer. Selon l’analyse qu’en fait le haut fonctionnaire ou le membre de cabinet saisi de la question, il fait remonter – ou non – la question à l’échelon supérieur.
En cas de dysfonctionnement de la chaîne de décisions ou de mauvaise appréciation de l’importance du candidat à l’hospitalisation, les conséquences peuvent être importantes.
Edith Cresson, Premier ministre au moment du scandale, apprendra la venue de Georges Habache alors que celui-ci est déjà dans une ambulance en route vers l’hôpital parisien Henry-Dunant. Le Président et le ministre des Affaires étrangères, eux, ne l’apprendront que le lendemain à Oman, où ils se trouvent alors en déplacement officiel.
L’activiste palestinien ayant été impliqué dans des détournements d’avion par le passé, ces ratés jettent une lumière crue sur la marge d’interprétation trop importante laissée aux membres des cabinets ministériels et à l’administration.
Erreur de communication
Interrogé par Rue89, le secrétaire général du Quai d’Orsay de l’époque, François Scheer, se défend d’avoir commis une erreur.
« Je savais, au moment de donner mon feu vert à la venue d’Habache, que la décision allait passer par le moulinet politique. »
Il rappelle que le fonctionnaire n’est jamais le seul décisionnaire. Roland Dumas s’étant à l’époque coupé de l’administration dans son « cabinet écran », comme le qualifie l’élégant diplomate, les informations n’ont pas circulé comme elles auraient dû.
Une erreur de communication que François Scheer, l’un des diplomates les plus chevronnés de la diplomatie française, paiera très cher, « démissionné » quelques semaines plus tard pour apaiser l’opinion publique.
« Pas de règles »
Des amendements ont-ils été apportés au processus de décision suite à cette tempête médiatique et politique ? Rien n’est moins sûr.
Le porte-parole du ministère des Affaires étrangères affirme même dans son point presse du 21 mai dernier au sujet de la présence d’Abdelaziz Bouteflika à Paris, qu’il n’y a à ce jour « pas de procédure spécifique. C’est une décision ad hoc qui est prise en fonction de plusieurs considérations, notamment médicales ».
Un ancien « Monsieur Afrique » de la présidence Sarkozy confirme cette version, affirmant qu’il n’y a tout simplement « pas de règles » qui s’appliquent lorsqu’une demande parvient aux autorités françaises.
Certains personnages ont vite compris qu’il était aisé de s’engouffrer dans ce vide réglementaire. C’est ainsi que l’on apprend, à la lecture de la « République des mallettes » de Pierre Péan (Ed. Fayard, 2011), qu’Alexandre Djouhri, intermédiaire sulfureux dans des contrats importants en Afrique et au Moyen-Orient, a joué un rôle dans la venue de Georges Habache en France.
Une hypothèse confirmée à Rue89 par une source officiant à l’époque à la Direction de la surveillance du territoire (DST). « La première fois que j’ai entendu parler de Djouhri, c’était à cette occasion », commence l’ancien officier des renseignements, évoquant même des « centaines de milliers de Francs » qui auraient circulé pour faciliter la venue de l’ex-terroriste.
Realpolitik et état de santé
« Les hospitalisations font partie de l’arsenal diplomatique français », analyse un ancien Monsieur Afrique de Sarkozy. Un arsenal d’autant plus aisé à employer que la France a les mains libres et peut adapter l’argument humanitaire selon ses intérêts géopolitiques.
« Un Chinois qui demanderait aujourd’hui à être hospitalisé en France est sûr d’être accepté », avance avec malice le diplomate Scheer.
De ce point de vue, il n’est pas étonnant de voir le Président algérien se rendre de manière régulière au Val-de-Grâce, la guerre du Mali n’ayant fait que renforcer l’importance stratégique du partenariat entre la France et son pays.
Auditionné par la commission d’enquête sénatoriale sur l’affaire Habache, le 5 mai 1992, Pierre Lafrance, alors directeur Afrique du Nord et Moyen-Orient au ministère des Affaires étrangères, détaille selon quels critères sont prises les décisions d’hospitaliser un dignitaire étranger :
« Il est évident que recevoir quelqu’un qui ne serait pas en trop mauvaise santé et dont la présence, de par son passé ou les symboles qui s’attachent à son nom, pourrait provoquer des remous est quelque chose d’extrêmement délicat.
Des concertations à assez haut niveau s’imposent alors. Lorsqu’il s’agit, par contre, de sauver un mourant, les décisions revêtent un caractère moins évidemment politique et le niveau de concertation peut ne pas être le niveau suprême. »
Si Carlos avait demandé à être hospitalisé…
En d’autres termes, c’est aussi l’état de santé qui préside à la décision d’hospitaliser ou non une personne en France. Ce qui peut amener à des décisions moralement délicates. François Scheer de prendre un cas de politique-fiction pour expliciter cette doctrine :
« Si un terroriste avéré comme Carlos avait demandé à être hospitalisé en France, et qu’on m’avait assuré qu’il était à l’article de la mort, j’aurais hésité. Parce qu’il a quand même commis des crimes sur le sol français.
Il faut vraiment que le profil de l’individu soit extraordinairement pendable pour que je me pose la question du refus. »
Une flexibilité morale qui peut choquer, mais qui s’inscrit en réalité dans une tradition diplomatique française de realpolitik, c’est-à-dire d’une politique guidée par les seuls intérêts de l’Etat. L’un des hauts fonctionnaires sacrifiés suite à l’affaire Habache a confié à Rue89 avoir écrit une lettre de démission amère à Roland Dumas :
« Je m’y suis étonné que de tout temps, de nombreux dirigeants – qui ne sont pourtant pas des parangons de vertu – ont été reçus par la France, sans que cela ne fasse scandale. »
Une phrase pour dénoncer l’hypocrisie manifeste d’un ministère cautionnant des hospitalisations tant qu’elles restent secrètes.
Si Antenne 2 n’avait pas posé ses caméras sur le tarmac à l’arrivée du leader du FPLP, il est fort à parier qu’il aurait coulé des jours tranquilles à l’hôpital de la Croix-Rouge.
« Personnage absolument repoussant »
Pierre Lafrance interrogeait déjà la limite entre humanitaire et politique devant la même commission d’enquête :
« Lorsque le personnage n’est pas, à l’évidence, absolument repoussant, lorsqu’il a même certains aspects respectables, l’action humanitaire me semble avoir moins de répercussions politiques gênantes que s’il s’était agi d’un authentique terroriste. »
En utilisant les termes normatifs d’« authentique terroriste » et de « personnage absolument repoussant », le diplomate soulève la question de l’objectivité d’une administration, aussi informée et consciencieuse fût-elle.
Il existe bien entendu des données objectives telles que les mandats d’arrêt internationaux ou les jugements prononcés par le passé.
Dans le cas de l’activiste palestinien, les services de police ont d’ailleurs assuré les politiques qu’aucune poursuite n’était en cours, et qu’aucun des services secrets « amis » n’étaient intéressés par le personnage, comme les Etats-Unis ou Israël.
Malgré ces précautions, il apparaît que certaines activités politiques restent sujettes à interprétation, et que la morale est parfois plus subtile que la justice.
Une subjectivité inévitable que reconnaît à demi-mots l’ancien patron du Quai d’Orsay, en évoquant l’importance du contexte géostratégique :
« Il est évident que la politique ouverte sur le monde arabe de la France et le fait qu’il s’agissait d’un Palestinien étaient présents dans une partie de mon subconscient au moment de prendre ma décision.
Néanmoins, sans vouloir refaire l’histoire, je pense avoir pris la bonne décision car on m’avait dit que Georges Habache était entre la vie et la mort. Il s’agissait donc avant tout d’une décision humanitaire »
Le financement des séjours
La qualité de la médecine française est souvent citée pour expliquer les demandes d’hospitalisations de personnalités étrangères dans des hôpitaux hexagonaux. Et il est vrai que les équipements et les personnels médicaux d’hôpitaux tels que le Val-de-Grâce font référence.
Rarement évoqué, l’aspect financier peut également jouer un rôle.
Officiellement, les frais d’hospitalisation du Palestinien Habache ont été facturés à « Monsieur Ibrahim Souss à la Délégation générale de la Palestine », selon la déposition du directeur de l’hôpital Henry Dunant.
Par contre, les frais de transport du patient palestinien, eux, ont été réglés par la Croix-Rouge française. Il est probable que le bruit médiatique autour de cette venue ait rendu le financement intégral par la France trop délicat.
Egalement interrogé par la commission d’enquête, Edwy Plenel affirmait ainsi qu’une dizaine d’hospitalisations de Palestiniens avaient été financées par le ministère des Affaires étrangères dans le cadre d’un accord entre la Croix-Rouge française et le Croissant Rouge palestinien.
Par le passé, notamment lorsqu’il s’agissait de chefs d’Etat africains, « il est fort probable que ce soit la rue Monsieur [surnom donné à l’ancien ministère de la Coopération, situé au 20, rue Monsieur à Paris, ndlr] qui réglait certaines factures » nous révèle l’ancien numéro deux de l’administration française.
Aide au développement…
Aujourd’hui intégrée aux Affaires étrangères, la Coopération était « un domaine qui disposait de moyens bien plus importants que le Quai d’Orsay » continue François Scheer. Pour des pays que la France arrose d’aides budgétaires, « cela reviendrait finalement au même de les laisser payer ».
Ministre de la coopération de 2010 à 2012 lorsque le ministère n’était déjà plus autonome, Henri de Raincourt se défend d’avoir eu à traiter « d’une telle situation » pendant son mandat. Néanmoins, l’ancien ministre aujourd’hui vice-président de l’UMP, admet avoir « entendu parler dans les couloirs ».
La France a, lorsque c’était nécessaire, « pris en charge sur les crédits de l’Etat le passage de tel ou tel chef d’Etat » dans un hôpital français affirme le sénateur.
La « rue Monsieur » n’existe aujourd’hui plus en tant que ministère autonome, rattaché en 2001 aux Affaires étrangères. Au cabinet du ministère délégué au Développement Pascal Canfin (EELV), on assure d’ailleurs ne plus « jouer aucun rôle » dans la venue de dignitaires étrangers pour des raisons sanitaires.
Toutes ces considérations ne s’appliquent pas si la personne à soigner possède la nationalité française. Il est alors aisé pour cette personne d’entrer sur le territoire français sans alerter qui que ce soit, et bien entendu de se faire hospitaliser comme tout autre citoyen national.
Un ancien conseiller Afrique le regrette : « Parfois, on découvre seulement le lendemain que tel chef d’Etat est venu se faire soigner en France ! » Pour des chefs d’Etat dont l’entourage ou la famille bénéficient de la double-nationalité, la France a vraiment tout pour plaire.