Aux postes de contrôle (Zégoua, Sikasso, Bougouni et Senou) sur l’axe Zégoua-Bamako, les pratiques illicites semblent avoir pris le pouvoir, en violation des textes et lois régissant le secteur dans les pays de l’espace Uemoa. Ainsi, un camion transportant des céréales du port d’Abidjan à Bamako est tenu de payer, « illégalement », en territoire malien une somme variant entre 25 000 et 27 500 FCFA pour rallier Zégoua à Bamako.
Carnet de bord du périple d’un camion remorque immatriculé en Côte d’Ivoire, opérant pour la société Africa Global Transport au Mali qui a relié Zégoua à Bamako du 1er au 4 février 2021.
Zégoua, localité malienne frontalière de la Côte d’Ivoire, est située à environ une centaine de kilomètres de Sikasso et à 360 km de Bamako. La ville vit au rythme des gros porteurs qui sillonnent les deux côtés de la frontière. Ici, toute l’activité économique tourne autour du transport. Et depuis le début de la deuxième vague de la maladie à coronavirus, les moto-taxis ont rejoint le trafic après l’interdiction à la circulation des véhicules de transport en commun. Quant aux tarifs de traversée, ils sont de 7 000 FCFA pour les détenteurs de pièce d’identité et 12 500 FCFA pour les autres. Un business lucratif pour les jeunes.
Il s’agissait donc, à partir de cette localité, de convoyer un véhicule remorque transportant des céréales (riz, farine, sucre et autres produits de première nécessité) en provenance du port d’Abidjan afin de recenser les différents paiements illicites au niveau des postes de contrôle entre Zégoua et Bamako.
Le 1er février vers 18 heures, après 4 jours d’attente, c’est enfin l’embarquement dans un camion remorque. D’un rythme assuré et prudent, le véhicule s’éloigne peu à peu de la ville et s’enfonce dans la broussaille. Le jeune chauffeur, d’à peine 30 ans, employé d’une société malienne, indique qu’il est parti d’Abidjan, jeudi 28 janvier, pour rallier la ville frontalière de Zégoua du Mali, le vendredi 29 janvier dans la nuit. « J’ai à bord de ce véhicule immatriculé en Côte d’Ivoire 51 tonnes de riz », dit-il.
L’immatriculation étrangère du véhicule ne facilite pas les choses. « A l’entrée de Zégoua, au lieu de payer 2000 FCFA aux agents de contrôle comme mes collègues maliens, je paie 5000 FCFA et 1000 FCFA pour la Mairie », explique le chauffeur. « C’est injuste ! Les agents de contrôle arnaquent les chauffeurs en leur faisant payer des montants injustifiés. Et on n’a même pas le droit d’amener un sac de charbon sinon tu auras à faire à la douane », s’indigne le jeune routier.
Moins d’une demi-heure plus tard, c’est l’arrivée au poste de péage-pesage de Zégoua. Habituellement, le chauffeur paye 3500 FCFA, mais ce 1er février coïncidait avec l’entrée en vigueur de la mesure de paiement du péage par passage.
« Patron, je n’ai pas de monnaie. As-tu 3500 FCFA, je dois gérer le péage », me demande le chauffeur. L’argent entre les mains, il ne se doute pas encore que ce montant allait être insuffisant. L’agent en poste lui signale le changement intervenu dans les procédures, sans être précis. « Votre véhicule est en surpoids et la pénalité s’élève à 105 000 FCFA». En guise de «décharge», le chauffeur reçoit un papier sur lequel ne figurent ni la mention spécifiant la pénalité, ni le montant de la contravention.
Après d’âpres négociations, le chauffeur et l’agent s’entendent sur un montant de…10 000 FCFA au lieu de 105 000 FCFA.
20h 15, poste de contrôle de Sikasso. L’endroit est calme. Sur le bas côté, les passagers d’un minibus se soumettent au contrôle d’un policier. Les sans-papiers d’entre eux sont invités à aller payer 500 ou 1000 FCFA. Sur l’autre côté, 5 gros porteurs sont en stationnement. Comme il y a deux points de contrôle, policier et douanier, le chauffeur et son apprenti se repartissent les tâches. Au total, 4500 FCFA sont payés : 3000 à la police, 1000 à la mairie de la localité et 500 FCFA à la douane.
Quant au cahier du véhicule, il restera au poste à cause du récurrent Bulletin de Chargement du Conseil Malien des Transporteurs Routiers (CMTR) dont le montant varie de 5000 à 10.000 FCFA. Il faut préciser que ce ticket du CMTR est illégal et d’ailleurs suspendu par une lettre circulaire du ministère des Transports et de l’Equipement.
Après trois jours à Sikasso pour le dédouanement du véhicule, cap sur Bamako, le jeudi 4 février 2021, vers 17h 30 avec le cahier du véhicule sans le paiement d’un kopeck au CMTR. Entre Sikasso et Bougouni, il faut passer par le premier poste de sécurité des motards de la gendarmerie à Farakala. Ici, point d’échanges ou d’inspection du véhicule, il faut débourser la somme de 2000 FCFA sans aucun reçu avant de continuer son chemin. « C’est la règle», commente sobrement le chauffeur.
Au poste de péage de Bougouni, prospère une pratique jugée subtile et illégale. L’agent en faction, au lieu d’émettre un nouveau ticket, reprend l’ancien détenu par le chauffeur, efface la date et y appose une nouvelle date moyennant 2000 au lieu de 3500 FCFA
«Tu veux prendre un nouveau ticket», lance-t-il comme une menace ? «Non», répond promptement le chauffeur. Avec ce stratagème, c’est la somme de 2000 FCFA qui tombe dans la poche de l’agent. Soit autant de perdu pour le Trésor malien.
La suite du périple se déroule à Banazolé où se trouve le 2ème poste des motards de la gendarmerie. Comme à Farakala, la règle demeure le paiement des 2000 FCFA sans quittance.
A cause des problèmes mécaniques du véhicule, l’arrivée au poste de Senou n’a eu lieu que vers 3h 30 du matin. Le chauffeur me met vite en garde. «Je vais arranger tout ça au poste. Même si ton véhicule vient de sortir d’usine, vous payerez quand même 5000 FCFA ! Si vous faites le dur, on dressera une longue liste de défauts qui vous coûtera cher», avertit le conducteur.
Ainsi, 5000 FCFA ont été remis aux agents de contrôle et 500 FCFA à la mairie. Après ces « paiements illicites », le cahier de la remorque est de nouveau bloqué par le CMTR qui exige le paiement de son bulletin de chargement. C’est aux environs de 4h du matin, tout s’arrange avec seulement un billet de 1000 FCFA.
Finalement, le voyage Sikasso-Bamako aura duré plus de 10 heures de route. La somme des paiements «illégaux» sur l’ensemble du trajet Zégoua-Bamako s’élève à 37 500 FCFA pour notre véhicule.
A l’analyse de ces événements survenus sur l’axe Zégoua-Bamako, il ressort que les camionneurs sont victimes de paiements illicites au niveau des différents postes de contrôle notamment Sikasso-Bougouni-Sénou. Aucun paiement n’est sous-tendu par un reçu de caisse. Des pratiques illégales érigées en règles en violation des textes régissant le secteur.
Pour Chiaka Ousmane Coulibaly, secrétaire général de la coordination des groupements professionnels des transporteurs routiers,les tracasseries sont en partie imputables à la méconnaissance des textes.
« Il y a deux types de véhicules de transport du fret. D’abord ceux qui viennent du port d’Abidjan. Arrivé à la frontière, le chauffeur doit se munir d’un carnet qui accompagne la marchandise jusqu’à la cour des douanes. Après dédouanement, on lui remet les documents de dédouanement et la marchandise peut aller jusqu’à destination », explique-t-il.
A ce niveau, les documents exigés par la douane pour procéder au dédouanement sont : le certificat d’exploitation, le certificat d’origine, l’intention, la lettre de voiture.
« Ensuite, il y a ceux qui viennent de Korogho par exemple, avec un chargement considéré comme des produits du cru. Quand le produit n’est pas soumis à une transformation, on ne paye pas de taxe, on ne paye que la TVA et le véhicule va jusqu’à destination sans rien payer. S’il arrive que les douaniers exigent de payer, le chauffeur doit leur dire non car la marchandise vient d’un pays voisin et c’est du cru », affirme M. Coulibaly.
L’occasion pour lui de rappeler l’existence d’une disposition communautaire : « on nous a demandés de faire circuler les céréales librement dans l’espace Uemoa (article 76 à 81 du traité révisé de l’Uemoa en date du 29 janvier 2003 ».
A l’en croire, c’est par méconnaissance des textes que les chauffeurs sont victimes de tracasseries. « Si on te prend et que tu ne connais pas les textes, tu vas payer », indique-t-il.
Pour leur part, les chauffeurs, en plus de la méconnaissance des textes, s’estiment plutôt « victimes de complot ». « Tout le monde, propriétaires de véhicules, autorités et syndicats, est au courant des tracasseries au niveau des différents postes, mais rien n’est fait sérieusement pour mettre un terme aux paiements illicites. »
A l’est du parking des remorques de la douane de Zégoua, se trouve le bureau du Syndicat national des chauffeurs et conducteurs routiers (Synacor). Sous le Hangar devant ce bureau du Synacor, causent des chauffeurs avec qui nous avons eu des discussions.
Yacouba Koné, chauffeur de la société Gnoumany du richissime Diadjé Bah.
« On est vraiment fatigué sur la route. Certaines choses se passent sur le territoire malien que vous ne verrez pas ailleurs. Ici, les chauffeurs des camions étrangers payent plus que leurs camarades maliens. Le montant varie de 5000 à 10.000 FCFA. Ce n’est pas normal ! Par exemple en Côte d’Ivoire, il n’y a pas distinction, tous payent le même montant. Il y a aussi les motards de la gendarmerie. Il y a deux postes entre Sikasso et Bamako en plus des postes de contrôles habituels. A chacun de ces postes de motards, tu payes 2000 F sans reçu ».
Sidy Coulibaly, chauffeur à la Sodef, avec un chargement de noix de karité en partance pour Abidjan
« A l’entrée de Zégoua, tu paies 1500 FCFA, à Sikasso, on te prend 1000 FCFA si tu es vide et 3000 FCFA si tu es chargé. Le poste de Senou est le plus difficile. Là-bas, c’est 5000 FCFA ou rien. J’ai refusé de payer le bulletin de chargement à Sikasso. C’est un problème pour les chauffeurs. Il faut payer 1000 FCFA à tous les postes pour la mairie sans oublier les motards de la gendarmerie à qui on paye 2000 FCFA. Vraiment si on pouvait nous exempter de ces paiements, ce serait bien, car c’est de l’argent qui ne va pas dans les caisses de l’Etat ».
Youssouf Bouaré, Chauffeur à la Sodef
« Nous les chauffeurs, on n’est pas unis. Tu refuses de payer, l’autre paye par méconnaissance. Si nous agissons ensemble, certaines pratiques cesseront. Il n’y a pas aussi un vrai syndicat qui nous défend ».
Chiaka Traoré, chauffeur d’un particulier qui travaille pour GDCM
« Même si ton véhicule est une sortie d’usine, tu payeras 5000 FCFA au poste de Senou. Il faut payer 1500 FCFA aux agents, 1000 FCFA pour la mairie à tous les postes. Normalement en rentrant, tu ne dois pas payer, c’est en sortant que tu payes 1000 FCFA. C’est le syndicat qui doit s’occuper du cas de Senou, mais le syndicat n’est pas fort. Le Mali a un parc auto, plus grand que celui du Ghana et de la Côte d’Ivoire, mais les transporteurs sont laissés pour compte ».
Moussa Katilé, chauffeur à la société Africa Global Transport
« Les chauffeurs souffrent énormément. Les patrons sont au courant des tracasseries, ils ne donnent pas souvent ces montants que les policiers nous prennent en cours de route. Parfois nos frais de route sont utilisés pour régler certains cas. Tout le monde est au courant. C’est vrai que beaucoup d’entre nous ne sont pas instruits et ne connaissent pas les textes, mais je pense que si tous s’impliquent, on peut mettre un frein aux tracasseries sur la route ».
Enquête réalisée par Daouda T. Konaté
Encadré
Bulletin de chargement du CMTR : Quand l’illégal prime sur le légal !
Le Bulletin de chargement du Conseil Malien des Transporteurs Routiers est considéré comme la plus grande arnaque des transporteurs. Le montant de ce ticket décrié varie entre 5000 et 10.000 FCFA. Malgré la lettre circulaire de suspension signée par les autorités, les représentants du CMTR dont le rôle est la délivrance de la lettre de voiture (un document légal), continuent de plus belle à obliger les chauffeurs à prendre le bulletin de chargement. Pire, ils refusent souvent de délivrer la lettre de voiture tant que le chauffeur ne prend pas leur ticket.
Selon Daouda Kéïta, responsable du syndicat national des chauffeurs et conducteurs routiers du Mali (Synacor), chef du bureau de Zégoua, le gros problème des transporteurs, c’est le CMTR avec son bulletin de chargement qui est illégal.
« Nous sommes très souvent malmenés par le CMTR qui refuse de vous délivrer la lettre de voiture (2500 FCFA), tant que vous ne payez pas le bulletin de chargement qui est illégal et qui coûte deux ou quatre fois plus cher que la lettre de voiture autorisée par la loi. J’ai refusé de payer le bulletin de chargement et on a refusé de me donner la lettre de voiture. On se demande même dans quel pays nous sommes. Quelque chose est interdit, mais c’est à cause de ça qu’on vous refuse de donner les vrais documents », commente Chiaka Traoré, chauffeur d’un particulier qui travaille pour GDCM.
Souleymane Coumara, chargé de la communication au Syndicat national des conducteurs et transporteurs routiers (Synacor) recommande de ne pas prendre le ticket du CMTR. «Tout le monde est au courant, c’est illégal et eux ils veulent forcer les gens à prendre ce billet. Les gens ne sont pas informés et le CMTR profite. Je demande à tous de s’aligner derrière la lettre circulaire d’interdiction du bulletin de chargement du CMTR ».