Kadi, ses copains et les jeunes garçons de Tombouctou perpétuent une vieille tradition de la ville : la nuit venue, ils se transforment en redoutables chasseurs. Ils capturent des chats, les égorgent, les cuisinent et les mangent. Puis ils jettent la peau de l’animal sacrifié sur les câbles électriques. Pour les Tombouctiens, les dizaines de trophées qui pendent des fils font partie du décor.
« Celui-ci, c’est moi qui l’ai tué il y a quelques jours », montre Kadi au milieu d’une petite place ensablée du quartier Sarakeina. Il s’est autoproclamé « meilleur chasseur du quartier » et, de facto, chef de bande.
Les gamins autour de lui ont entre 6 et 12 ans. Ils vont à l’école la journée, dînent dans la famille et, après la dernière bouchée, passent une tête par la porte. Est-ce que la bande est de sortie ? Si oui, ils se faufilent vite hors du domicile pour une heure, deux heures. La chasse est lancée.
La bande s’en va dans un quartier voisin (on ne tue jamais les chats de chez soi !) et rôde dans les mille ruelles de sable non éclairées de la ville aux allures désertiques, plantée à l’entrée du Sahara, à quelques encablures du fleuve Niger dans le nord du pays meurtri par les violences depuis quasiment neuf ans.
Les adultes, amusés, leur passent des ustensiles et des condiments pour cuisiner la bête
L’arme principale des bandes tombouctiennes : un piège fait de bois, grand comme un cageot, avec au fond de la viande de mouton à l’odeur pestilentielle. L’odeur attire le félin qui, à l’intérieur, actionne le piège en plantant ses crocs dans la viande, reliée à la fermeture par une ficelle. Il y a aussi ceux qui se livrent à une battue à la torche et au bâton, ou les plus malins qui ont dressé des chiens et les laissent faire le travail d’attraper les chats.
Une fois capturé, le chat est tué et écorché. Les enfants accrochent la peau à leur taille et circulent de maison en maison dans leur quartier en dansant et chantant le « kongoto kongoto », la gesticulation de rigueur dans cette circonstance. Les adultes, amusés, leur passent des ustensiles et des condiments pour cuisiner la bête.
“J’ai mangé le chat comme tout bon Tombouctien”
Aucun des Tombouctiens interrogés ne sait dater l’origine de ce que tous définissent comme une tradition majeure identifiant la Cité des 333 saints autant que ses mosquées millénaires. La pratique remonte au moins aussi loin que porte la mémoire, à en croire le poète tombouctien Sane Chirfi. « Un de nos pères, qui avait plus de 80 ans, est mort chez lui avec son propre piège qu’il conservait », dit-il pour tenter une datation, « mais c’est sûr, ça remonte à très très longtemps, tout le monde l’a fait à Tombouctou ». Il désamorce l’accusation de pratique barbare : « A Bamako, ils mangent bien le margouillat », petit lézard africain.
Impossible de mettre la main sur quelqu’un en ville qui n’aurait pas chassé le chat enfant. « J’ai mangé le chat comme tout bon Tombouctien », corrobore Salem Ould El Hadj, intellectuel réputé de la ville.
Tous les chats ne sont pas traqués, nuance-t-il, seulement les chats « nuisibles » qui ont fui leur maître ou qui n’en ont jamais eu. Les autres sont « bien gardés, bien protégés, bien nourris ».
Tous les chats ne sont pas traqués, seulement les chats “nuisibles”
Mais « les traditions se perdent », dit Sane Chirfi, déplorant que même les chats domestiques soient devenus des cibles. Abdoulaye Sow, la vingtaine, du même quartier que la bande de Kadi, a perdu Pipo il y a deux mois.
Pipo « n’a pas eu de chance », dit-il, « mais c’était un dur alors je sais qu’ils ont forcément dû s’y reprendre à plusieurs fois » pour le tuer.
Il hausse les épaules : « Aucun souci, aucune rancune, c’est comme ça. » Et explose de rire : « Juste, on a été prendre leurs chats à eux dans l’autre quartier ! »
La pratique relèverait autant de la distraction dans un contexte qui n’en offre pas beaucoup que de la démonstration d’habileté et du rite d’émancipation pour ces jeunes garçons en âge de découvrir la ville seuls.
Pour Abdoulaye Sow, en tout cas, Pipo est déjà vengé. Il suffit de lever la tête, dit-il, et de regarder la petite dizaine de chats accrochés ces dernières semaines par la bande de Kadi sur les câbles alentour. « Je vous l’ai dit : c’est le meilleur chasseur ! »