Ogossagou. Ce village peul situé dans le centre du Mali, à quelques kilomètres de Bankass dans la région de Mopti, est aujourd’hui connu au-delà des frontières maliennes pour un triste événement: le 23 mars 2019, il subit une attaque meurtrière qui fait au moins 160 morts. Le carnage sans précédent contre ce village du centre du Mali a suscité une grande indignation au sein de la population malienne, et a été suivie de manifestations dans la capitale, Bamako.
La tuerie a également créé une forte émotion à l’étranger. Quelques jours après, l’ONU avait accusé les chasseurs dozos dogons de la milice d’auto-défense Dan Na Ambassagou –«les chasseurs qui se confient à Dieu», en langue dogon– d’être les responsables du massacre. Depuis, plusieurs attaques attribuées aux chasseurs dozos ont eu lieu dans le centre du Mali, où l’insécurité s’est glissée après avoir rongé le nord du pays.
L’impuissance de l’État
Au lendemain de l’attaque d’Ogossagou, le gouvernement malien avait décrété la dissolution de Dan Na Ambassagou. Mais neuf mois après cette déclaration des autorités de Bamako, sur le terrain, il n’en est rien. Le groupe d’auto-défense n’a pas désarmé, et ses hommes font plus que jamais partie du paysage dans le pays dogon. Sur plusieurs axes routiers, dans les cercles (division administrative composée de plusieurs communes) de Koro, Bandiagara et Bankass, ils tiennent des checkpoints leur permettant de contrôler les allées et venues des populations.
Ces checkpoints installés le long des routes dans le pays dogon ne sont un secret pour personne. Loin de là. Sur le terrain, les militaires maliens mais aussi les forces internationales (les troupes françaises de l’opération Barkhane et les casques bleus de l’ONU) croisent régulièrement les hommes de Dan Na Ambassagou, devenus les vrais maîtres d’une zone qui échappe au contrôle des forces armées maliennes.
«Le discours officiel que tient le gouvernement me fait rire. Ça ne va pas du tout ici. À Bamako et sur la scène internationale, le gouvernement essaie de faire croire qu’il contrôle la situation sur le terrain mais c’est totalement faux. Un ministre est venu récemment et il a bien vu comment ça fonctionne, il a bien vu les checkpoints des Dozos sur les différents axes routiers», commente Hassane*, un médecin qui exerce dans la zone de Bankass. Il est convaincu d’une chose: «Les Dozos sont partis pour rester longtemps les maîtres dans cette partie du Mali où ils ont de facto remplacé l’État et les forces armées maliennes dans plusieurs localités. Ce sont eux la police, la gendarmerie, l’armée, mais aussi souvent la justice.»
Youssouf Toloba (à droite), chef militaire du groupe Dan Na Ambassagou. | Avec l’aimable autorisation du photographe
Peuls et Dogons se regardent en chiens de faïence
L’argument pour les chasseurs dozos justifiant qu’il faut rester mobilisé et armé, c’est la multiplication des attaques terroristes dans le centre. Mais au-delà de la menace djihadiste, c’est surtout le climat délétère qui règne aujourd’hui entre les communautés dogon et peul qui pousse certains membres de Dan Na Ambassagou à «être sur le pied de guerre».
Les deux ethnies, complémentaires sur le plan économique (les Peuls sont généralement des éleveurs de bétail et les Dogons des agriculteurs), ne se sont jamais autant regardées en chiens de faïence. Les Peuls accusent les Dogons de prendre pour prétexte la lutte anti-djihadiste pour massacrer les leurs. Les Dogons accusent de leur côté les Peuls d’être des soutiens des djihadistes.
Une défiance entre les deux communautés dont le docteur Hassane est témoin tous les jours. Travaillant dans la région de Mopti pour le compte d’une ONG qui lutte contre la malnutrition des enfants, il a très vite compris que pour exercer son métier de médecin humanitaire dans cette zone d’insécurité, il devrait aussi s’y connaître en diplomatie –ou du moins essayer de jouer les diplomates.
«C’est une zone où il faut faire très attention. C’est pourquoi quand je fais une intervention dans un village peul un jour, le lendemain je suis obligé d’aller faire la même chose dans un village dogon et vice-versa, pour éviter de donner l’impression que moi ou notre ONG prenons parti pour un camp ou un autre.»
Le médecin qui sillonne depuis trois ans la région de Mopti résume la situation en ces termes: «Dans les localités à dominante peule comme Birga, les Dogons ne sont pas les bienvenus. Et dans les localités à dominante dogon comme Bankass, les Peuls ne sont pas les bienvenus non plus.»
Dans ce contexte de tension interethnique et d’attaques djihadistes, les chefs de Dan Na Ambassagou se disent «prêts à entendre tous les mots sauf le mot “désarmement”». «Si on nous désarme, il faut aussi désarmer les Peuls, on ne peut pas nous demander de désarmer alors que les Peuls restent armés», explique un haut responsable du mouvement.
Comment les Dozos gouvernent et se financent
Né en 2016 après l’assassinat de Théodore Somboro, célèbre chef de la société des chasseurs dogons, Dan Na Ambassagou est aujourd’hui allié avec les chasseurs traditionnels d’autres ethnies du Burkina Faso et du centre du Mali, comme les Dozos des Bambaras, Bobos, Dafings, etc. Ils partagent leurs renseignements, méthodes de guerre et s’entraînent souvent dans les mêmes camps. Ce qui permet aujourd’hui aux chasseurs traditionnels d’étendre leur influence dans le centre du Mali et une partie du Burkina Faso voisin.
Résultat: une grande partie des villages situés dans les localités de Bankass, Koro, Bandiagara,Tominian, côté malien, et le département de Djibasso côté burkinabé, ont dû adhérer –souvent sous la contrainte– au système de protection mis en place par les Dozos. Le fonctionnement de ce système est simple. Dans les villages, chaque famille doit participer aux cotisations destinées à financer les patrouilles, les entraînements et l’achat des armes de «l’armée protectrice» auto-proclamée des Dozos.
«Ils pensent qu’ils protègent les populations et donc qu’il est normal que les gens participent au financement de leurs activités. L’année dernière, ils sont venus chez nous faire le tour des maisons pour demander à chaque famille de payer au moins 500 Francs CFA. Je crois qu’ils ont pu collecter plus de 5 millions de Francs CFA [l’équivalent de 7600 euros, ndlr]. J’ai moi-même contribué. Officiellement on n’était pas obligé de payer, mais aucune famille n’a osé refuser», se souvient un habitant d’une ville malienne située près de la frontière burkinabée.
«Les gens qui refusent de payer les taxes ou les cotisations s’exposent à des menaces, et ils peuvent être sûrs que leurs familles ne seront pas en sécurité», précise un habitant de Bankass, dans le pays dogon.
Des membres du groupe Dan Na Ambassagou. | Avec l’aimable autorisation du photographe
Camps d’entraînement
Il n’y a pas que la contribution financière. Fournir des combattants est devenu obligatoire pour les villages qui veulent continuer à bénéficier de la protection des Dozos. Des jeunes de plusieurs villages du centre du Mali et du Burkina Faso se relaient dans des camps d’entraînement mis en place par les chasseurs traditionnels dans les deux pays.
«Dans ces camps, les combattants doivent se tenir prêts à agir à tout moment quand on fait appel à eux. Mais beaucoup de jeunes qui sont envoyés dans les camps n’ont aucune formation au maniement des armes. Certains n’ont d’ailleurs jamais touché à une arme. Quand ils arrivent, on leur en donne et ils doivent se débrouiller. Ils sont tous obligés, aussi, de porter la tenue traditionnelle des Dozos», raconte Isaac*.
Son village et ceux des alentours, situés à quelques kilomètres seulement du Burkina Faso, envoient régulièrement à tour de rôle des hommes épauler les Dozos dans leur mission.
«Sans les Dozos on serait tous déjà morts»
Isaac, comme beaucoup d’habitant·es du centre du Mali et du Burkina Faso, dit ne pas approuver tout ce que font les Dozos: le racket, les taxes abusives, le vol de bétail auxquels certains se livrent, ou encore quand ils jouent la police en exécutant les voleurs, ou quand ils interviennent jusque dans les affaires familiales en obligeant, par exemple, certaines femmes à retourner chez des maris violents qu’elles avaient quitté. Mais il voit en eux des protecteurs face aux djihadistes.
«Sans les Dozos on serait tous déjà morts sous les balles des djihadistes.»
Vraiment?
«Oui, j’en suis convaincu, sans la protection des Dozos dans cette zone on serait déjà tous morts», insiste Isaac. «Car il n’y a pas d’État. Quand on a un problème et qu’on appelle les gendarmes ou les militaires, ils viennent trois jours ou une semaine après, mais très souvent ils ne viennent jamais. Alors que les Dozos eux sont très réactifs, quand on les appelle ils se déplacent très très vite. Ils sont aujourd’hui notre seule protection.»
Et les militaires maliens?
«Qu’ils arrivent déjà à se protéger eux-mêmes. Avec toutes les débâcles qu’ils subissent face aux djihadistes, on a plus tendance à faire confiance aux Dozos et à leurs puissants grigris», lâche Isaac dans un sourire.
*Les prénoms ont été changés