La Tribune Afrique : Avec la présence des présidents Paul Kagamé, Macky Sall et Jorge Carlos Fonseca, les JED 2019 sont placées sous le signe de l’Afrique : est-ce une manière de manifester la volonté de l’UE de renforcer ses liens avec le Continent?
Antonio Tajani : L’Afrique a toujours été une priorité pour moi lorsque j’étais commissaire aux transports puis à l’industrie et ça l’est resté maintenant que je suis le président du Parlement européen. Je pense qu’il faut renforcer nos liens avec le continent qui nous est le plus proche géographiquement. Nous devons gérer ensemble les questions des migrations, du développement et du changement climatique. L’UE peut faire beaucoup plus en la matière, à condition de regarder le Continent avec des lunettes africaines et non pas européennes. Nous ne voulons pas d’une nouvelle colonisation et nous ne devons surtout pas faire comme les Chinois… La stabilité de l’Afrique signifie la stabilité de la méditerranée.
Pour renforcer cette relation euro-africaine, nous devons travailler avec les Chefs d’Etat africains, en nous appuyant sur une vision claire et les présidents présents cette année aux JED, ont démontré qu’ils possédaient une vision pour l’avenir, qui intégrerait l’Europe.
Vous évoquez la Chine comme un contre-exemple, pourtant ce pays a largement participé à l’effort de développement du Continent, notamment en matière d’infrastructures…
Les Chinois procèdent à une nouvelle forme de colonisation en Afrique mais aussi en Amérique latine et en Europe et cela est contre notre intérêt. Nous ne devons pas abandonner l’Afrique aux mains des Chinois. D’ailleurs, les Chefs d’Etat avec lesquels je me suis entretenu, m’ont dit qu’ils préféraient passer des accords avec l’UE qu’avec la Chine… Du reste, je ne sais pas si les Chinois ont un intérêt pour le développement de l’Afrique, ils ont un intérêt pour contrôler le commerce et les matières premières avant tout. De plus, les infrastructures chinoises ne sont pas toujours de première qualité…. Les Chinois essaient de peser sur le Continent. C’est assez clair avec l’exemple de Djibouti où ils sont maintenant installés militairement, pour contrôler ce qu’il se passe dans le Golfe d’Aden.
Faute de politique européenne commune : comment résoudre la question des migrations trans-méditerranéennes ?
Il nous faut un Plan Marshall pour l’Afrique. Nous devons soutenir les investissements à hauteur de 50 milliards d’euros au minimum, pour atteindre un levier de 500 milliards d’euros afin de lutter contre le changement climatique, la pauvreté, les maladies, la famine et les guerres civiles. Il nous faut également une diplomatie beaucoup plus active.
En résolvant le problème de la croissance, nous résoudrons la question migratoire et nous pourrons accueillir les Africains qui veulent étudier chez nous et plus seulement ceux qui souhaitent échapper à leur pays.
Il nous faut également accompagner les initiatives entrepreneuriales des jeunes africains, en parallèle, afin qu’ils participent au développement du Continent.
Une politique européenne pour l’Afrique est-elle envisageable, au regard des intérêts économiques des puissances européennes parfois concurrentiels ?
Il nous faut évoluer sur cette voie car l’intérêt national ne nous permettra pas de relever les défis du développement en Afrique. Regardez le problème libyen : si la France et l’Italie ne travaillent pas ensemble, comment trouver une issue favorable à la situation actuelle ? Nous n’y parviendrons jamais !
Doit-on revoir les Accords de Dublin sur les réfugiés ou doit-on laisser la situation en l’état, au risque d’abandonner la gestion des entrées de migrants en UE à l’Italie ou à l’Espagne en particulier?
Il y a effectivement un problème au sujet des Accords de Dublin mais la solution demeure européenne, bien que tous les pays membres ne s’accordent pas encore sur cette question. Il faut une meilleure ventilation des migrations dans les pays de l’UE sans quoi, nous nous exposons à des réactions négatives.
Nous devons essayer d’intégrer les réfugiés qui quittent leur pays pour éviter la guerre et la persécution et se montrer plus solidaires. Toutefois, il nous faut régler les problèmes en amont sur le Continent et développer des accords de coopération avec les pays de départ des migrations illégales.
L’UE a récemment appelé à la vigilance face à la montée de l’«afrophobie» : à quoi est-ce que cela tient-il ?
L’UE traverse une période de crise identitaire et le racisme et la xénophobie se renforcent. Ils sont le résultat d’une perte d’identité. Quand on perd son identité on a peur des autres. Que faisait la Rome antique ? Elle était toujours ouverte ! Que font les Etats-Unis ? Ils affirment avec force leur identité. Si l’Europe est faible et renonce à son identité, elle ne pourra pas accueillir « l’autre » dans de bonnes conditions. Nous devons donc étudier ce que nous voulons être avant d’accueillir mieux les Africains, en l’occurrence.
Le thème retenu cette année pour les JED 2019 est la lutte contre les inégalités or, alors que vous prônez la libre-circulation des marchandises, la circulation des personnes, africaines en particulier, pose problème : n’est-ce pas une forme d’inégalité ?
Il faut essayer avant tout d’aider les Africains chez eux. Ceux qui veulent travailler chez nous, pourront le faire, conformément aux accords qui seraient conclus et non pas de façon anarchique via la méditerranée qui conduit à la mort de nombreux migrants.
De quelle manière l’UE a-t-elle réagi face aux marchés aux esclaves libyens ?
Nous y avons travaillé en Côte d’Ivoire lors du dernier Sommet Union Africaine (UA) – Union européenne (UE) mais la situation est absolument hors de contrôle. Il y a deux gouvernements différents donc il faut trouver une solution pour la paix avant de garantir les droits de l’Homme.
Nous avons organisé plusieurs missions mais la situation reste aléatoire d’une région à une autre. A titre personnel, j’ai rencontré au centre des Nations Unies de Niamey au Niger, une jeune fille qui venait de la Libye et qui m’a exposé sa terrible histoire, mais je ne suis pas allé dans l’arrière-pays… De façon générale, il nous faut relever le défi des trafiquants d’êtres humains, de drogues et d’armes car ce sont les mêmes individus.
L’Angleterre étant l’un des trois principaux contributeurs au budget européen : comment allez-vous combler ce déficit post-Brexit, pour répondre aux défis de la réduction des inégalités ?
Le parlement a proposé d’utiliser ses propres ressources et nous avons demandé le prélèvement de taxes sur les transactions financières. Nous avons plusieurs idées qui doivent être validées par les pays membres de l’UE. En tous cas, nous ne pouvons pas nous permettre de demander davantage d’argent aux citoyens européens aujourd’hui. Pourquoi ne pas demander aux géants du web de participer à cet effort par exemple ?
L’UE investit sur le Continent, indépendamment de la gouvernance des pays dans lesquels elle s’implique. Dans quelle mesure l’UE peut-elle conditionner son aide à des preuves de bonne gouvernance qui permettraient une meilleure redistribution ?
Il faut s’engager pour la défense de la démocratie mais nous ne pouvons pas imposer des règles européennes, tout en dénonçant les atteintes aux droits de l’Homme. Nous ne pouvons pas non plus, nous permettre de donner de l’argent aux dictateurs ! Le plan Marshall doit bénéficier aux Africains et non pas à ses despotes…
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Propos recueillis par Marie-France Réveillard
Source: Tribune