Ces dernières semaines, le président guinéen Alpha Condé nous a montré qu’il n’était pas homme à prendre des gants. Qu’il s’agisse de tancer ses homologues africains à propos de leur manque de ponctualité et de déplorer le retard technologique pris par l’Union africaine (UA), au moment où il en prend les rênes fin janvier ou d’appeler à « couper le cordon ombilical avec la France » lors de la Conférence internationale sur l’émergence africaine d’Abidjan fin mars, Alpha Condé use décidément d’un verbe spontané, d’un « franc-parler (qu’) il ne le réserve pas qu’à ses compatriotes », pour reprendre les termes du journal guinéen Le Djely.
« L’Afrique est devenue majeure »
À Paris, lors de sa visite d’État du 10 au 13 avril – ultime visite d’un dirigeant étranger à moins d’un mois de la fin du quinquennat de François Hollande –, le président guinéen est revenu à la charge sur les relations entre la France et l’Afrique. D’abord, lors de la déclaration conjointe du mardi 11 avril avec son « ami François ». Alpha Condé a estimé à cette occasion que les problèmes africains devaient désormais être « résolus par des Africains ». « Nous voulons coopérer avec les autres pays, mais en tant que pays majeurs, c’est-à-dire une coopération d’État à État avec des intérêts réciproques et des opérations gagnant-gagnant, et pour cela il faut accepter que l’Afrique définisse sa voie pour le développement et sa voie démocratique », a-t-il expliqué.
Ensuite, lors du dîner d’État organisé le soir même en son honneur, Alpha Condé est revenu sur la quête d’autonomie financière de l’Union africaine, dont le fonctionnement dépend encore largement de fonds européens. Depuis quelques mois, un projet de réforme institutionnelle de l’UA piloté par le président rwandais Paul Kagamé prévoit en effet de prélever 0,2 % des importations pour financer l’instance panafricaine. « L’Afrique est devenue majeure », a ainsi martelé le président guinéen. Et d’enchaîner sur la nécessité d’un retrait des forces françaises sur le continent : « Nous avons salué votre intervention, mais nous ne souhaitons plus que des soldats français aillent mourir en Afrique, nous préférons que l’Afrique prenne son destin en main, que vous nous aidiez à avoir des équipements, mais que ce soit des Africains qui se battent comme ils sont en train de le faire en Somalie. » Le président guinéen a également dénoncé l’autorité des ONG sur le continent : « Nous voulons qu’on nous laisse déterminer quel est le développement que nous voulons », a-t-il plaidé.
Le discours d’un révolutionnaire
Ce discours d’inspiration nationaliste a remporté une certaine adhésion dans la presse africaine. « Alpha Condé proclame l’indépendance de l’Afrique », titre Senenews. Un autre site sénégalais, L’Essentiel, évoque un discours « à la Sankara », tandis que Bénin Monde Infos croque lui aussi Alpha Condé en leader révolutionnaire. Début avril, le site béninois réagissait déjà à son appel à « couper le cordon » avec l’ancienne puissance coloniale en établissant un parallèle entre l’actuel président guinéen et celui qui dit non à la France en 1958 : Sékou Touré. « Alpha Condé s’inscrit dans le même combat que son prédécesseur Sékou Touré dont il faut se rappeler la célèbre phrase : Nous préférons la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage », écrivait alors Christophe Cessou. Au lendemain du séjour parisien d’Alpha Condé, le site d’info béninois ne se départit pas de cette analyse. Il voit dans cette verve du président guinéen l’esquisse d’un « mandat révolutionnaire » à la tête de l’Union africaine, « tombée dans une sorte de léthargie depuis la mort de l’ex-guide libyen, Muammar Khadafi ». Alpha Condé apparaît ainsi « décidé à mettre en branle une batterie de mesures pour donner un dynamisme nouveau à l’organisation panafricaine », peut-on lire sur Bénin Monde Infos.
Un manque de crédibilité
De nombreux autres titres de la presse africaine se montrent plus dubitatifs au sujet en de la fibre nationaliste, voire souverainiste agitée par le président guinéen. Le journaliste du Djely Boubacar Sanso Barry tient à y apporter quelques nuances. Il revient d’abord sur ce franc-parler « chevillé au corps » du président guinéen, qu’il ne condamne pas : « Ancien président de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF), il n’arrive pas à rompre avec le réflexe anticolonial. De même, il se persuade d’incarner une classe de leaders habités par le rêve d’une Afrique unie et jouant dans la cour des grands du monde. Ce qui, croit-il visiblement, l’autorise à dire les choses comme il les ressent. En soi, ce n’est pas nécessairement mauvais comme posture. D’autant que cela permet, quand l’occasion se présente, de se dire certaines vérités. » Mais il soulève des contradictions qui mettent à mal ce nationalisme supposé, en rappelant par exemple le rapprochement de la Guinée avec la Chine. Aussi Alpha Condé, « tout acquis au mastodonte asiatique », remplace à ses yeux l’impérialisme occidental par l’impérialisme chinois.
Guinée Matin soulève une autre incohérence, en interrogeant le timing de cette visite officielle, à Paris, du chef de l’État guinéen. Outre le caractère symbolique de ses déclarations, qui, certainement, feront date, quelle portée peuvent-elles avoir, concrètement sur les relations entre la France et l’Afrique, alors qu’elles interviennent à la fin du mandat du président Hollande ? La question est posée par l’ancien ministre de la Communication d’Alpha Condé, Makaréna Kake, dans les colonnes du journal guinéen. « On n’est même pas sûr que le parti de François Hollande va gagner les élections. Qu’est-ce qu’il va faire pour la Guinée et qu’il n’a pas pu faire durant tout ce temps ? » se demande celui qui réduit cette visite à une opération de communication.
Survivance de la Françafrique
Autre élément qui relativise la force du discours de rupture porté par le chef de l’UA selon certains titres la presse africaine : les liens persistants entre la France, ses lobbies financiers ou militaires, et certains dirigeants du continent. « S’il est une réalité que l’on ne peut dénier, c’est que la France reste et demeure un pays influent en Afrique, surtout dans son pré-carré où la notion de Françafrique est loin d’être une vue de l’esprit. En outre, même si les pratiques et les formes ont quelque peu changé, Paris garde encore intacte sa mainmise sur son pré-carré, et sa réputation et sa capacité à faire et à défaire les dirigeants du continent est loin d’être surfaite », argue ainsi le quotidien burkinabè Le Pays. Le titre de Ouagadougou réagit non seulement à la visite parisienne du président guinéen, mais aussi à celles, la même semaine, du Mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz et du Burkinabè Roch Marc Christian Kaboré. « Le bal des adieux au grand manitou blanc », titre le journal, selon qui « même au crépuscule de son règne, un président français garde toujours cette sorte d’ascendance… quasi paternaliste sur ses filleuls africains ». Il évoque la « lutte contre le terrorisme » menée par Paris dans le Sahel, mais aussi « les énormes intérêts » que la France doit défendre en Afrique. « Ce n’est pas demain la veille que le continent coupera le cordon ombilical avec la France », conclut Le Pays.
Et à propos de Françafrique, certains journaux du continent ont relayé la lettre adressée par l’écrivain guinéen Tierno Monénembo à la présidence française, en réponse à l’invitation au dîner organisé à l’Élysée en l’honneur d’Alpha Condé. Une lettre de refus, en l’occurrence. « Je ne mange pas avec ceux qui mangent l’Afrique », aurait-il écrit, après avoir dénoncé la Françafrique, « ce diabolique système fondé sur le copinage, la magouille financière et les élections truquées dont le régime tribaliste, corrompu et répressif d’Alpha Condé est le prototype ».
La tentation d’un troisième mandat
Si les prises de position d’Alpha Condé ont ainsi fait l’objet de critiques et que les médias en ont pointé quelques incohérences, elles ont aussi soulevé l’inquiétude, en particulier en Guinée. De nombreux titres s’interrogent sur le sens des déclarations du chef de l’État à propos de la démocratie. Une démocratie à laquelle il confère, certes, « des principes universels », mais dont il défend aussi la possibilité pour chaque État d’en établir les règles. « Il faut qu’on cesse de prendre l’Afrique comme un seul État, il y a beaucoup d’États avec des réalités différentes », a-t-il expliqué. Sur RFI et dans les colonnes du quotidien Libération, le président guinéen a par ailleurs balayé la question d’un éventuel troisième mandat de la façon suivante : « Arrêtons avec cette vision dogmatique de savoir si la bonne chose est un, deux ou trois mandats. Ça dépend de chaque pays et de la volonté de son peuple. Nous ne voulons plus que l’Occident nous dicte ce que nous devons faire. Les pays développés, on ne leur pose pas la question ! Est-ce qu’on pose la question à Singapour par exemple [le Premier ministre est dans son troisième mandat] ? (…)Pour le moment, j’ai un programme de développement et je me bats pour l’appliquer. Ma préoccupation n’est pas le nombre de mandats. »
La question est préoccupante vue de Conakry. En mai 2016, moins d’un an après la réélection d’Alpha Condé, le débat a commencé à enfler à la suite d’une conférence de presse au cours de laquelle il avait déclaré que c’était « au peuple de décider » s’il devait se représenter en 2020 – ce que lui interdit en principe la Constitution. « Alpha Condé maintient le flou », titre ainsi Guinée 360. Il « esquive la question » selon Guineenews. « Il répète à qui veut l’entendre, c’est au seul peuple qu’il a des comptes à rendre. Ce qui n’est pas pour taire ni les spéculations ni les inquiétudes. Loin s’en faut », déplore Boubacar Sanso Barry du site guinéen Le Djely.
« Tropicalisation de la démocratie » : les manœuvres du président guinéen
Le journal burkinabè Le Pays, lui, se désole d’une « sortie malheureuse ». « Cette africanisation souhaitée de la démocratie cache mal la sourde guerre que mènent de nombreux chefs d’État contre le principe de l’alternance. (…) Et lorsque l’on sait qu’Alpha Condé est le président en exercice de l’Union africaine (UA), l’on imagine aisément que c’est une revendication qu’il porte au nom du syndicat des chefs d’État africains. C’est dire que le ciel de la démocratie en Afrique n’est pas des plus sereins. La déclaration de Condé est d’autant plus malheureuse qu’elle fait définitivement tomber le masque d’un opposant historique dont le long combat pour la démocratie en Guinée, avait fait école. » « Le pouvoir, dit-on, ne change pas l’homme, mais le révèle », peut-on lire sur le site du quotidien Le Pays. L’article s’intitule « Tropicalisation de la démocratie, on le voit venir », et met en garde le peuple guinéen, « qui a du souci à se faire ». Sous couvert de vouloir larguer les amarres avec l’ancienne puissance coloniale, le chef de l’État préparerait donc plutôt le terrain en vue de briguer un troisième mandat, selon le titre burkinabè.
« Le choix de Paris comme lieu pour exprimer ce penchant, de surcroît à moins de deux semaines du premier tour de l’élection présidentielle française, n’est pas anodin. Non seulement il laisse croire aux Guinéens qu’il a soit l’aval de la France ou qu’il ambitionne de se défaire de la tutelle française dans sa volonté de déroger aux principes universels de la démocratie, mais aussi il prépare par la même occasion, le futur chef de l’État français à compter avec ces démocratures africaines », conclut-il.
Source: lepoint