Le corps de Youssouf Tata Cissé repose désormais au « paradis », dans sa ville natale et (si) vénérée de San, dont il ne cessait de vanter les mérites agricoles et son faste d’antan à travers ses savantes causeries dans son domicile parisien, transformé par la force de son extraordinaire érudition en une riche et incomparable bibliothèque. Chaque séance de récréation dans ce temple inédit du savoir local et universel était toujours comparable pour moi, à cette « volupté de songerie », dont parlait Jules Barbey d’Aurevilly, dans ses fameuses commères normandes.
Youssouf Tata Cissé a eu le tort de mourir au même moment que le grand « Madiba »d’Afrique du Sud, ce qui n’enleva rien cependant au mérite tout aussi exceptionnel de ce grand homme de culture (au propre comme au figuré), dont les nombreuses œuvres monumentales sur les civilisations africaines, en particulier celles du Mandingue resteront longtemps frappées du sceau de l’immortalité. En effet l’éminent ethnologue (prononcez Anthropologue) s’était toujours fixé comme but de comprendre du dedans, la société mandingue et cela à travers son système de pensée, ses structures sociales, religieuses et économiques, ses chants et ses danses, ses prêtes et ses sorciers, ses guérisseurs et ses charlatans. L’essentiel à ses yeux étant toujours de sauver ce que » la parole du Mandé a de vrai et d’universel « .
Mais au départ de toute cette magnifique randonnée sur les pistes rurales du Mandé ,il eut fallu d’abord suivre à la lettre, les trois précieux conseils délivrés à chaque « étranger », par les patriarches du Mandé : « Sache dès à présent Cissé Mandé mori, que si tu veux t’entendre avec le Malinké et de surcroit te faire respecter de lui, épargne ses femmes, épargne aussi la terre de ses ancêtres et épargne enfin l’héritage légué par ses ancêtres ». Ce qu’il fit naturellement de bon cœur. Devant la perte immense de ce baobab géant ,nous n’aurons plus que nos cœurs pour pleurer de rage , de chagrin ou de dépit ,face au détestable statut de « paria » que fut le sien, ici au Mali, sous le régime erratique d’ATT, et cela malgré ses nombreuses sollicitations demeurées toujours vaines.
Dans un autre pays « sérieux » ( excusez- moi du ton) et surtout conscient de l’apport o combien inestimable de la culture, dans la fabrique des consciences nationales et patriotiques, Youssouf Tata Cissé aurait pu inventer, créer ,diriger un centre international de recherche sur les cultures et civilisations mandingues, un pole d’excellence doté de moyens financiers assez conséquents et respectables, histoire de polariser les regards de tous les meilleurs chercheurs du monde entier dans le domaine des sciences sociales. Mais que reste-t-il à un peuple lorsqu’il aura tout perdu.
La dénonciation permanente d’une hypocrisie d’Etat
Deux mémoires inséparables ! En effet lorsque le professeur Youssouf Tata Cissé apprit en 1976, la terrible nouvelle de la mort de son ami et griot, le célèbre traditionniste Wa Kamissoko dit Wa djan mort prématurément à l’âge de cinquante sept ans, il n’a pas pu s’empêcher, (selon son propre témoignage) de contenir sa colère, ni de hurler d’une voix intérieure ce beau proverbe Bambara « c’est-à-dire qu’au lieu de vanter un homme mort à l’aide d’un poisson séché, il eut mieux valu en faire un bon petit bouillon pour lui servir, lorsqu’il était grabataire « .
Vous avez compris. Cette allusion était ainsi faite à ceux -là même qui avaient refusé toute assistance à leur « culture en danger de mort » débloquèrent des fonds importants, pour l’enterrement du plus brillant représentant de cette culture et son plus ardent défenseur. De même, les chercheurs qui auraient boudé le griot et sa parole accoururent en délégation verser des larmes chaudes sur la dépouille et le savoir, de celui qu’ils appellent désormais » Maitre Wa « .Ce compliment n’était point usurpé, tant Wa excellait dans maints domaines du savoir traditionnel y compris celui de la mythologie, de la cosmogonie et des signes graphiques sacrés .Il fut un traditionniste au verbe pur et puissant, un vrai génie dans son domaine.
Savez-vous que Krina est un village pas comme les autres au Mandé ?eh oui , les femmes observent des « coutumes « que n’observent pas les autres femmes malinkés, ses hommes sont à la fois griots et soma « prêtres », ce qui leur donne des droits et des pouvoirs exorbitants et sur les nobles et sur les autres hommes de caste, de plus ils possèdent « l’oiseau sacré » appelé Krina Kono, dont nul ne connait la nature véritable .Le chef du village vit dans le célibat et observe une abstinence sexuelle totale contrairement aux autres patriarches malinkés , pour qui la muso nin tjinin « la toute petite dernière femme », la plus jeune des épouses est un bien suprême réservé à l’âge .On dit aussi que les griots Kamissoko de Krina sont sinon les plus grands , du moins les plus craints des griots du Mandé.
Une histoire totale
Le professeur youssouf Tata Cissé partageait donc avec Wa Kamissoko, la passion du Mandé, de son histoire, de sa culture, de ses institutions et de ses héros .Ils furent tous les deux convaincus « que l’oubli de soi, de ses origines, de ses qualités et de sa dignité conduit aux pires reniements et c’est cela qui est mortel pour un peuple ».
Lorsque j’exprimais souvent mon étonnement à l’illustre chercheur (comme le furent avant moi de nombreux autres étudiants) ,de ne pas entendre mentionner dans les traditions les noms des successeurs de Soundiata en dehors de Kankou Moussa, il ripostait invariablement avec la même réponse livrée semble -t-il par Wa Kamissoko, et qu’il déclamait délicieusement pendant ses grands moments de joie. » Quand il ne se passe rien ,ni guerre, ni conquête, ni famine, ni victoire, ni défaite, quand les chasseurs dépistent le gibier de brousse , quand les pécheurs barrent le fleuve Djoliba de leurs grands filets, quand les petits paysans chassent à hauts cris les oiseaux des merveilleuses futaies du mil nouveau , c’était alors le rôle des griots de raconter les histoires d’autres temps terribles , ou les guerres ravageaient les pays, ou les villages brulaient , ou les hommes libres devenaient des esclaves « . Et c’est justement cette histoire des moments sans histoire, qui reste la plus secrète de « l’histoire totale », selon la belle formule de l’historien Jean Devisse.
Dors en paix professeur !
Bacary CAMARA
Chercheur en Anthropologie politique
source : L’Indépendant