Winnie Madikizela-Mandela, égérie de la lutte contre l’apartheid, s’est éteinte à 81 ans. Surnommée « Mama Wethu », la « mère de la nation », cette figure controversée est restée populaire jusqu’au bout, malgré ses frasques et ses déboires avec la justice. Ses compatriotes noirs se reconnaissent en elle, en raison de l’imbrication de son histoire personnelle avec celle du pays, de longues années de souffrances et des blessures qu’elle en a gardées.
Née en septembre 1936 dans un village du Transkei, en pays xhosa, Winnie Madikizela, qui a perdu très tôt sa mère, est « montée » comme nombre des jeunes de sa génération à Johannesburg pour terminer ses études. Poussée par son père, un fonctionnaire du homeland (« bantoustan ») du Transkei, elle fut la première assistante sociale noire de l’Afrique du Sud, dans ce qui était déjà l’apartheid, instauré en 1948.
Repérée pour sa beauté par le magazine Drum, qui a publié des photos d’elle, mais aussi à un arrêt de bus à Soweto par Nelson Mandela, jeune loup du Congrès national africain (ANC), elle le voit divorcer puis l’épouse en juin 1958. Le couple vit dans une modeste maison de briques à Soweto, avec le luxe inouï d’avoir eau courante et toilettes à l’intérieur. Les rues résonnent alors de leurs querelles en voiture, lorsque Nelson tente de lui apprendre à conduire…
Le massacre de Sharpeville, en 1960, la privera un an plus tard de la présence de son mari, sans discussion préalable entre les époux sur leur avenir. Nelson Mandela part du jour au lendemain en clandestinité, alors qu’elle a deux bébés, ses filles Zeni et Zindziswa. La raison ? Il est recherché, puisqu’il dirige l’aile militaire de l’ANC, qu’il vient de fonder pour passer à la lutte armée. Elle ne le reverra plus que pour de courts moments d’amour en cachette, avant son arrestation en 1963 puis sa condamnation à la prison à vie, au bagne de Robben Island, où elle lui rend visite.
Un leader à part entière
En 1980, quand le mouvement anti-apartheid lance la campagne « Free Mandela ! », les projecteurs se braquent sur Winnie, sa femme et mère de ses deux filles cadettes, Zeni et Zindziswa. Nelson Mandela, lui, se trouve déjà en prison depuis plus de 16 ans, et la publication de toute photo de lui est interdite. Winnie se trouve de son côté en exil intérieur, « bannie » (assignée à résidence) par les autorités dans le township rural de Brandfort, à 365 km de Johannesburg.
A 44 ans, sa réputation n’est plus à faire : elle a démis l’épaule d’un policier lors d’une arrestation mouvementée, passé des années en prison, connu l’isolement et la torture, puis été accusée d’avoir fomenté les émeutes écolières de Soweto en 1976.
A Brandfort, elle commence à prendre sa revanche. Visiteurs, chèques et cadeaux affluent du monde entier. Elle accueille les journalistes étrangers et devient le prolongement physique de son mari, même si elle ne parvient pas encore à s’imposer dans les structures internes de l’ANC, interdit en exil, ni dans celles du vaste Front démocratique unifié (UDF), vaste regroupement autorisé d’associations, de syndicats et d’églises formé en 1983 pour résister.
Souvenirs divergents de retrouvailles physiques
En 1984, elle a le droit pour la première fois d’embrasser Nelson, qu’elle n’a pas touché depuis 21 ans. Il a 66 ans et elle, 48. Les échos de ses aventures, réelles ou supposées, sont rapportés par les gardiens de prison à Nelson Mandela pour le démoraliser. En vain. « Je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit une sainte, mais à ce qu’elle reste discrète », écrira-t-il dans ses mémoires. « C’était un instant dont j’avais rêvé des milliers de fois », écrit-il aussi, transporté de bonheur lors de leurs retrouvailles. Pour elle, c’est l’amertume. « Je ne peux m’empêcher de penser à toutes ces années de notre vie fondues comme neige au soleil », confie-t-elle à l’époque à sa biographe, Mary Benson.
En 1985, Nelson fait lire par leur fille, Zindzi, devant un stade comble de Soweto, sa réponse à une proposition de libération conditionnelle. Alors que Pretoria lui demande de se retirer de la politique, Nelson lance : « Seuls les hommes libres peuvent négocier. Je reviendrai ». L’importance de ce message, le premier depuis 1964, la propulse au premier plan. Elle retourne à Soweto, son quartier général, malgré la mesure de « bannissement » à son encontre.
S’estimant être un centre de pouvoir, elle s’entoure de jeunes qui forment une milice, le Mandela United Football Club (MUFC). Elle devra répondre pour eux de crimes sordides – 12 meurtres et plusieurs cas de tortures –, commis jusque dans son arrière-cour. Le jeune Stompie Seipei, en 1989, finit roué de coups parce qu’il est soupçonné d’être un informateur à la solde de la police.
A la libération de son mari, en 1990, Winnie Mandela sort glorieuse, tenant la main de son mari. Elle est alors un leader à part entière, et ne peut se résoudre à vivre dans l’ombre du grand homme. Elle reste elle-même un esprit indépendant, toujours prêt à se rebeller contre l’ordre établi, fût-ce celui de son propre parti.
Frasques et divorce
Nommée ministre déléguée en 1994, elle est limogée en 1995 pour indiscipline, après s’être rendue à l’étranger sans en avoir l’autorisation du président, qu’elle critique par ailleurs pour avoir reçu en grande pompe la reine d’Angleterre. Elle entretient à cette époque une liaison orageuse avec un jeune avocat, Dali Mpofu. Leurs lettres, dans lesquelles elle parle de Mandela comme du « vieil homme », fuitent dans la presse… Pressé par son parti et ses amis de procéder au divorce, Nelson Mandela s’y résout à contrecœur, en 1996, pour « infidélité » de son épouse. Un an plus tard, convoquée par la Commission vérité et réconciliation (TRC) en 1997, elle est sommée de s’expliquer sur plus de douze affaires de meurtres.
Elle n’a admis que du bout des lèvres que « les choses s’étaient horriblement mal passées », pressée par Desmond Tutu de demander pardon – ce qu’elle n’a pas fait. « Je ne me serais jamais pardonnée d’avoir demandé pardon », disait-elle dans une vidéo récente, devenue virale sur les réseaux sociaux en Afrique du Sud.
Le rapport final de la TRC l’a reconnue responsable de violations des droits de l’homme. En principe, puisqu’elle n’a pas demandé l’amnistie ni demandé pardon devant la TRC, elle était exposée à un procès. Mais celui-ci n’a jamais eu lieu, pas plus que celui qu’aurait dû subir Mangosuthu Buthelezi, chef des nationalistes zoulous, pour les mêmes raisons de statu quo politique.
L’une des voix les plus critiques de l’ANC
En avril 2003, Winnie Madikizela-Mandela a été poursuivie et condamnée à quelques mois de prison avec sursis pour fraude – des prêts octroyés à des employés fictifs de la Ligue des femmes de l’ANC, qu’elle présidait. Elle avait dû démissionner de toutes ses fonctions politiques, ce qui ne l’avait pas empêchée de faire son retour en 2009, sous la présidence de Jacob Zuma. De nouveau élue députée et membre des instances exécutives de l’ANC, elle s’était vite désolidarisée de l’équipe gouvernementale et était vite redevenue l’une des voix les plus critiques de l’ANC.
« Faiseuse de rois », elle était courtisée par tous les poids lourds du parti en raison de son énorme popularité, restée intacte malgré ses démêlés avec la justice. Winnie Madikizela-Mandela incarne en effet aux yeux de ses compatriotes noirs les très longues années de souffrances endurées sous l’apartheid. L’ancien président Thabo Mbeki avait sollicité son soutien pour s’imposer à la succession de Nelson Mandela, puis s’était brouillé avec elle.
Forte tête et rompue au jeu politique, cette figure controversée a fait l’objet de nombreuses biographies et d’un film « non autorisé » (Winnie, du Sud-Africain Darrell Roodt, sorti en 2011 au Canada). Celle qui fut le visage et la voix de la lutte contre l’apartheid, puis l’une des pièces de l’équilibre politique de la « nouvelle » Afrique du Sud, s’en est allée. Reste à savoir si le président Cyril Ramaphosa, avec qui elle ne s’entendait pas depuis le temps des dérives de sa milice à Soweto, voudra bien organiser pour elle des funérailles nationales.