La question de l’émigration est décidément devenue un poil à gratter pour les gouvernants en Afrique, notamment les pays de départ. Ils font face à la pression des pays riches (Accords de réadmission et Sommet de Malte obligent) qui, reclus derrière leurs forteresses, lient progressivement leurs soutiens aux efforts fournis pour contenir les migrants. Ils sont également sous la pression de leurs opinions dont les positions sont ambivalentes mais qui ont tendance à accuser leurs autorités de toutes les dérives liées aux migrations, en particulier illégales. Récemment, c’est l’image de la vente aux enchères en Libye de migrants transitant par ce pays qui déchaine les passions au point de bouleverser l’ordre du jour du Sommet Union Africaine – Union Européenne d’Abidjan.
Les responsables publics font mine de découvrir cette horreur, alors que de nombreuses alertes sont lancées depuis des années sur les tragédies qui se déroulent en Libye, où les migrants font l’objet de brimades, viols, assassinats, extorsions de fonds…La vente aux enchères n’est que l’un des avatars de ce que les migrants subissent au quotidien. Les dirigeants africains peuvent difficilement prétendre qu’ils ne savaient pas. Les indignations et autres réactions plus ou moins passionnées sont donc plutôt emphatiques, politiciennes et destinées à calmer les opinions. Il serait dommage de s’en arrêter là !
L’émigration, pour de nombreux pays, est un sujet crucial et les autorités publiques devraient le traiter comme tel. Ce n’est pas un sujet à aborder de manière conjoncturelle en réaction aux drames qu’il charrie. Il doit être traité comme une des thématiques majeures des années à venir. Son traitement sous toutes les coutures et sans fard permettra d’éviter des réactions épidermiques sans lendemain, et d’engager parallèlement des initiatives de fonds convainquant les partenaires que les responsables publics sont conscients des enjeux, que c’est d’abord leur problème avant d’être celui des autres. Oui, le départ de jeunes ivoiriens par dizaines de milliers chaque année est d’abord un problème ivoirien et non européen ou maghrébin. A ce titre, c’est d’abord les pays de départ qu’il faut entendre sur ces questions avant les autres.
Ces questions doivent être abordées à la lumière de certains principes qu’il convient de partager clairement avec les populations qui sont, à la fois, actrices et victimes des projets migratoires. Il convient ensuite d’évaluer les dispositifs mis en place pour prendre en charge les sujets des migrations et de la diaspora. Enfin, le traitement de ces questions doit s’inscrire dans l’actualité, faire l’objet de débats réels et dans la durée afin que tout le corps social se sente concerné.
Le premier des principes qui doit soutenir l’action des autorités en matière migratoire est de montrer que le projet d’émigration est stratégiquement négatif pour nous. Cela n’apparaît point nulle part dans les politiques publiques y dédiées. Cyniquement, les départs sont davantage perçus comme des opportunités voire une soupape qui atténue la pression des jeunes sur les dirigeants. Il y a une exigence citoyenne de rompre avec cette posture et changer de discours sur l’émigration. Si les envois de fonds reçus de l’extérieur sont bien utiles, au même moment nos pays se privent d’hommes, d’intelligences, d’énergies et de créativités indispensables à leur essor. L’émigration illégale est une catastrophe. Elle se traduit par des pertes en vie humaine et des drames quotidiens. Faciliter cette aventure est criminel et assimilable à une incitation au suicide.
Le dernier principe, à la lumière duquel des actions doivent être engagées, est l’indispensable partenariat avec la diaspora. Ce partenariat porte sur la responsabilité dans le choix des départs. Un choix mûrement réfléchi peut contribuer à réduire le désir de partir, a contrario, s’intéresser à la vie quotidienne du pays. Or, plus les populations s’intéressent et sont associées à la vie nationale, particulièrement, la couche juvénile, la conséquence prévisible sera l’amélioration de la gouvernance globale et de la situation socioéconomique du pays. En faisant confiance à la « diaspora » et en engageant avec elle un vrai partenariat stratégique, une contribution équitable à l’essor du continent sera esquissée sous les meilleurs auspices.
Après la fixation des principes, il y a lieu de revoir les outils de veille et d’action. Les politiques publiques, si elles existent, ne sont généralement pas assez financées. Elles ne peuvent donc être totalement opérationnelles. En outre, elles ne mettent pas suffisamment l’accent sur la lutte contre les migrations illégales. Elles n’abordent pas de manière exhaustive la question de la facilitation du retour des immigrés. Elles ne priorisent pas la collaboration avec la diaspora dans la mise en œuvre des projets et des programmes qu’elles intègrent. Les départements en charge des questions de migration et des diasporas, quand ils sont mis en place, sont souvent dépourvus de moyens institutionnels, humains et financiers pour conduire une action efficace. Dans les pays africains, Il existe peu de services publics permanents en charge de la diaspora et chargés de les suivre, les recenser, recueillir et répondre à leurs préoccupations… Devant l’absence de statistiques fiables et mises à jour sur ces questions, les pouvoirs publics sont donc démunis pour mettre en œuvre des actions pertinentes en la matière. Il faut revoir les dispositifs actuels, les outils institutionnels et opérationnels existants à l’aune de l’importance stratégique des questions de migration et de diaspora pour l’Afrique.
Les pouvoirs publics doivent tendre, dans les pays de départs, vers des actions permanentes en matière de communication autour de ces questions. Tous les chiffres doivent être publiés. Les flux doivent être suivis et les drames documentés et analysés exhaustivement. Il est impératif d’engager, au niveau national, des actions déterminées de lutte contre les mafias y compris dans les administrations et au sein des forces de sécurité. Les textes doivent être rendus robustes en criminalisant l’aide au départ illégal se traduisant par des pertes en vie humaine et viser explicitement tous ceux qui exploitent la misère et le désir de départ des jeunes.
De manière stratégique, les autorités doivent inscrire leurs actions dans le partenariat avec la jeunesse. Cela nécessite une meilleure exemplarité du leadership et l’amélioration des gouvernances nationale et locale. Pour ce faire, il y a nécessité d’instaurer, dans cette optique, un baromètre du désir de départ des jeunes de chaque pays qui ferait l’objet de publication régulière permettant de suivre l’état d’âmes de la jeunesse et son évolution en ce qui concerne l’envie de quitter le pays concerné. Car finalement, c’est la seule mesure crédible de l’efficacité de nos dirigeants ! Plus que le taux de croissance économique ou le progrès supposé vers l’émergence si chère aux pouvoirs publics, mieux que la construction de routes ou d’écoles, la volonté des jeunes à quitter leur pays illustre plus que tout, la capacité des décideurs à répondre à leurs attentes et à leur donner espoir. Un dirigeant, pendant le mandat duquel, l’envie de partir des jeunes aura diminué, aura réussi son mandat. Quant aux autres…
Par Moussa Mara, ancien Premier Ministre du Mali
Source: afrique.latribune