L’État mobilise des milliards par an pour permettre aux populations d’accéder à des produits à moindre coût. Malgré tout, certains produits subventionnés semblent hors de portée des Maliens moyens. Les éclairages des économistes Modibo Mao Macalou et Cheickna Bounajim Cissé sur ce mécanisme à but purement social
«Je ne connais pas grand-chose aux droits de douane, mais je sais une chose, c’est que lorsque nous achetons des biens manufacturés à l’extérieur, nous avons les biens et les étrangers ont l’argent. Mais lorsque nous achetons des biens chez nous, nous avons à la fois les biens et l’argent». Cette vérité primaire avait été dite par l’ancien président américain Abraham Lincoln. Plus que d’actualité, elle interroge aujourd’hui sur la pertinence, dans la durée, des politiques de subventions à l’importation de certains produits de grande consommation.
Quelle analyse fait-on de cette situation au Mali ? Certaines subventions sont-elles plus utiles que d’autres comme celles du gaz, du carburant, de l’électricité… ? Faut-il continuer à subventionner le riz, le lait, l’huile alimentaire, le sucre,la viande et autres denrées de base, vu les énormes potentialités dont regorge le pays ? La solution peut-elle passer par un soutien massif aux producteurs locaux pour booster la production ou pour un appui aux initiatives locales de transformation de ces produits ?
Voici des questions qui taraudent l’esprit de nos concitoyens. Pour y répondre, nous avons approché deux éminents économistes, Cheickna Bounajim Cissé, auteur du livre «Le Sursaut» et Modibo Mao Macalou, ancien conseiller économique à la Présidence de la République.Parlant de la pertinence de ces exonérations, l’économiste Macalou explique que suite à la baisse du pouvoir d’achat et à l’augmentation générale des prix des biens de consommation (inflation), l’État, en tant que puissance publique, mène des politiques de subventions (soutiens) de certains produits de base en vue de soulager les couches sociales les plus fragiles et les plus démunies.
Le mécanisme, selon lui, consiste à un transfert de ressources au niveau de la politique fiscale, ou à un renoncement à des taxes douanières ou à des impôts. L’objectif recherché par les autorités, ajoute l’ancien conseiller économique à la Présidence de la République, consiste à rendre certains produits de grande consommation accessibles pour les populations les plus vulnérables afin d’apaiser le climat social et empêcher l’augmentation de l’extrême pauvreté.
485 MILLIARDS DE FCFA DE SUBVENTIONS- Pauvreté croissante qui contraste avec l’immense potentiel dont dispose notre pays au niveau des secteurs primaires (agriculture, élevage, pêche, sylviculture….). En la matière, le Mali fait face à des difficultés structurelles liées au manque de productivité et de compétitivité de son économie. Les facteurs de production étant insuffisants au niveau des ressources humaines, des infrastructures de base et des financements à moindre coût et à terme pour financer l’agro-industrie. En témoigne la forte dépendance du pays des importations.
Cette situation est consécutive au fait que notre économie transforme moins de 2% de ses produits agricoles et pastoraux. «Dans un tel contexte, il est nécessaire de subventionner pour le moment les produits de grande consommation afin d’éviter les pénuries sur les marchés et en même temps limiter les hausses de prix des denrées de première nécessité», analyse Modibo Mao Macalou.
Notre interlocuteur rappelle que dans la loi rectificative de finances pour 2020, les transferts (filets sociaux ou soutiens financiers directs aux couches défavorisées) et les subventions s’élevaient à 485 milliards de Fcfa, dont 43 milliards de Fcfa de subventions pour les intrants agricoles et 30 milliards de Fcfa pour la société Énergie du Mali (EDM). Leur part est de 385 milliards de Fcfa dans la Loi de finances de cette année, dont 21 milliards de Fcfa pour les intrants agricoles et 30 milliards de Fcfa pour l’EDM-SA, précise l’expert.
Il estime à des dizaines de milliards de Fcfa par an le manque à gagner (exonérations accordées aux importateurs de produits de base) pour l’État au niveau des cordons douaniers. À cet effet, insiste l’économiste, un soutien aux producteurs est certes nécessaire mais doit faire partie de la mise en œuvre d’une politique industrielle pour améliorer la diversification et la transformation des produits agro-pastoraux. Ce qui permettrait, selon lui, d’augmenter les emplois et les revenus pour les populations rurales qui constituent la majorité de la population.
UNE DOUBLE PEINE- Ce changement de paradigme s’impose, car rien ne pourrait justifier, à en croire Cheickna Bounajim Cissé, le maintien d’un système d’exonération et de subvention très coûteux pour les finances publiques pour, semble-t-il, soulager le panier de la ménagère alors que leur efficacité économique et sociale reste très discutable.
Si l’on sait surtout que la consommation est la conclusion d’un cycle économique et non son début, argumente l’économiste. «La bien-pensance, sincère ou fourbe, a conscience que dans l’absolu, toute importation qui n’a pas un sous-jacent de création interne de richesse ne peut qu’appauvrir le pays importateur», tranche l’auteur du livre «Le Sursaut».
En la matière, explique le banquier, notre économie est victime de la «colonialité économique», pour reprendre, selon lui, l’expression de l’économiste camerounais Martial Ze Belinga. Pour la raison simple qu’elle est pensée et taillée, non pour le marché intérieur, mais pour les besoins de l’extérieur, déplore l’essayiste. Il cite l’économiste togolais Kako Nubukpo pour qui un tel modèle est «une subvention pour les importations et une taxe sur les exportations». Dans ces conditions, le développement n’est pas seulement un rêve, c’est une véritable utopie, prévient Cheickna Bounajim Cissé, qui demande de traquer les causes et non les symptômes. Prenons un exemple simple pour aérer la compréhension. Il est vrai que si on allège le panier de la ménagère (subvention du prix des produits de première nécessité, riz, sucre, farine, eau et électricité, essence, etc.), on améliore a priori le pouvoir d’achat des populations adressées et donc on diminue la pauvreté.
En théorie seulement, cela est vrai, concède-t-il. «Mais dans le contexte malien, où l’essentiel des produits manufacturés consommés sont achetés à l’étranger, c’est encourager l’importation, et donc la sortie de devises, avec tous les effets en cascade sur la balance commerciale et la balance des paiements. Or, si les fonds étaient investis dans la création d’industries locales pour fabriquer ces produits, et pour accroître la capacité du parc industriel existant, ce serait de la création d’emplois et de richesse pour les entreprises et les ménages», analyse notre interlocuteur.
En réalité, tranche Cheickna Bounajim Cissé, asseoir la politique économique d’un pays sur la lutte contre la pauvreté est une magistrale erreur qui ne peut conduire qu’à l’impasse. Pour la simple raison que tout soutien à la consommation (subventions, exonérations) ne peut avoir d’impacts positifs sur l’économie nationale que si la structure des échanges avec le reste du monde est favorable aux exportations d’une part, ou si les produits subventionnés ou exonérés sont fabriqués par l’industrie locale d’autre part, tranche l’expert. Selon lui, aucune des hypothèses avancées n’est avérée dans le cas malien. C’est donc une double erreur et forcément, une double peine pour les populations maliennes, conclut Cheickna Bounajim Cissé.
Cheick M. TRAORÉ
Source : L’ESSOR