Messieurs les chefs d’État,
Avec toutes mes excuses et la déférence due à votre rang, j’ai à cœur de vous parler de la situation de crise multidimensionnelle qui sévit dans mon pays depuis janvier 2012, -près de 10 ans déjà- et de la lecture peu heureuse que vous, au sein de la Conférence des chefs d’État de la CEDEAO, en faites, avec une certaine altération des idéaux de notre organisation régionale d’intégration.
Au risque certain d’entamer le devoir de réserve m’incombant sous les apparats de ministre de la République (interdit de voyage… sur mon propre territoire, soit dit en passant !) et d’empiéter à outrance la ligne diplomatique des hautes autorités de mon pays, je me remémore de l’Hymne du Wassoulou du vaillant Samory Touré déclamant que «Si tu ne peux organiser, diriger et défendre le pays de tes Pères, fais appel aux Hommes valeureux.
Si tu ne peux exprimer courageusement tes pensées… Si tu ne peux protéger le peuple et braver l’ennemi, donne ton sabre de guerre aux femmes qui t’indiqueront le chemin de l’Honneur» (in ″Présumé coupable, Ma part de vérité″, Gén. Yamoussa Camara, p. 35). Pour me convaincre davantage, j’emprunte cette autre citation d’un grand esprit estimant que «les gens biens [s’entend ″les bons sachants″] sont comme des bougies, ils se brûlent eux-mêmes pour donner de la lumière aux autres», pour m’autoriser cette digression de circonstance s’il en est. Je suis d’abord citoyen du Mali et de la CEDEAO, avant d’être politique, militant ou ministre, alors j’ai pris le parti d’assumer ma citoyenneté.
Messieurs les chefs d’État,
La Transition politique en cours au Mali a pris son envol sur la place de la République à Bamako, un certain mois de juin 2020, et vous, chefs d’État de la CEDEAO, étiez vent debout contre son aboutissement pourtant ardemment voulue par le peuple malien tout déterminé à débarrasser notre pays d’un régime ploutocratique, illégitime et incompétent à trouver des réponses à une crise fort bien «entretenue» qui menait notre pays à sa perte. Vous aviez multiplié des mini-sommets et des visio-sommets de chefs d’État et de gouvernement, des missions de Médiateur de la CEDEAO…, pour étouffer la révolution populaire en marche. Ces occasions étaient d’ailleurs bonnes pour amplement démontrer que l’exigence de démission était fondée sur l’incapacité à redresser le Mali reprochée au régime IBK, coupable de gouvernance scabreuse et irresponsable, de violations graves de la Constitution et des lois, des droits et libertés, et des tueries perpétrées par les forces antiterroristes injustement déployées contre des manifestants aux mains nues.
Les évènements du 18 août 2020 vous ont donné doublement tort, en ce que le régime est tombé par démission vomi qu’il était par le peuple, d’une part et d’autre part, que les exigences et actions populaires trouvaient leur fondement dans le respect des dispositions constitutionnelles maliennes et d’ailleurs en conformité avec les interdictions fixées par la CEDEAO, en l’occurrence le Protocole A/SP1/12/01 de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance additionnel au protocole relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité… texte qui était pourtant votre bréviaire.
D’ailleurs, il convient de vous rappeler que ledit Protocole additionnel de la CEDEAO énonce des principes forts qui n’étaient plus garantis au Mali, sous le régime IBK, ce qui malheureusement ne vous préoccupait pas tant : – Article 1er a), 1er tiret : «La séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire» ; en vous invoquant sur ce point, ce qu’en pense un averti de la trempe du général Yamoussa Camara (voir supra, ibidem, p. 29 : «l’incapacité maladive des institutions de la République à assumer leurs attributions constitutionnelles… »).
– Article 2, 1. : «Aucune réforme substantielle de la loi électorale ne doit intervenir dans les six (6) mois précédant les élections, sans le consentement d’une large majorité des acteurs politiques» ;
– Article 3 : «Les organes chargés des élections doivent être indépendants et neutres et avoir la confiance des acteurs et protagonistes de la vie politique. En cas de nécessité, une concertation nationale appropriée doit déterminer la nature et la forme desdits organes».
En définitive, la lutte du peuple malien vise simplement à engager notre Nation sur la voie de la sécurité, de la paix et de la prospérité socioéconomique, à travers une gouvernance responsable, un leadership patriotique et une citoyenneté vertueuse, tout animé qu’il était d’une ferme volonté commune de renouveau et de refondation.
Messieurs les chefs d’État,
J’ai rappelé ces péripéties tendues de votre gestion de notre organisation régionale en décalage des attentes majeures de notre peuple, en ce qu’elles se prolongent encore allègrement au détriment des intérêts supérieurs du Peuple malien, que votre insistante préoccupation dans l’application du Protocole additionnel est farcie de contradictions, et que d’ailleurs tout cela est bien loin des nobles missions et objectifs fondamentaux de notre CEDEAO.
Oui, la CEDEAO avait -et a encore- vocation à rapprocher les peuples ouest-africains dont l’interpénétration, qui peinait à s’affirmer après 15 ans «d’indépendance politique» de leurs États respectifs, était dorénavant recherchée à travers la promotion d’une intégration économique, tant à travers le Traité initial signé à Lagos en 1975 que le Traité révisé à Cotonou en 1993. C’est d’ailleurs ce qui fondait entre autres, l’évolution de l’OUA (Organisation de l’unité africaine) en UA (Union africaine) basée sur l’érection de plus de sept (7) Communautés économiques régionales (CEDEAO, CEEAC, COMESA, SADC, IGAD, EAC, UMA, etc.).
Souvenez-vous que l’architecture de notre organisation régionale avait été calquée sur celle de l’Union européenne qui est l’illustration d’une belle réussite d’intégration économique et sociale des Peuples, d’abord de six (6) États en 1951, puis aujourd’hui de vingt-sept (27) États européens. En effet, après les deux grandes guerres de 1914-18 et de 1939-45, ces pays se sont engagés à ne plus se faire la guerre, mais plutôt à rendre commun ce qui, ostensiblement, les opposaient à travers ces belligérances meurtrières : l’hégémonie dans l’exploitation du charbon et de l’acier.
Ainsi, fut créée en 1951, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), puis muée en Communauté économique européenne (CEE) en 1957, et progressivement en une union politique dénommée Union européenne en 1992, avec la création d’une union monétaire dotée d’une monnaie unique (l’euro) en 1999.
À tout le moins, ces Européens savaient exactement ce qu’ils voulaient et ont tout mis en mouvement, sur moins de deux générations, pour le réaliser bien au-delà de leurs primes espérances (création d’un véritable Marché commun en 1992, soit 40 ans après la naissance de la CECA en 1951), devenant ainsi l’une des premières puissances socioéconomiques, politiques, diplomatiques et militaires, mais surtout une communauté des Peuples bien réussie, sans frontière interne à tout point de vue.
Messieurs les chefs d’État,
Qu’avez-vous fait de la CEDEAO qui prône l’érection d’un marché commun, dont les principes fondamentaux sont la libre circulation des marchandises, la libre circulation des personnes, la libre circulation des capitaux avec création d’une zone monétaire de l’Afrique de l’Ouest (ZMAO), et le droit de résidence et d’établissement pour les professions libérales ?
Ces objectifs fondamentaux, ces ENGAGEMENTS à tenir au bénéfice des PEUPLES des pays de la CEDEAO sont-ils moins importants et donc secondaires en comparaison au Protocole additionnel A/SP1/12/01 ci-dessus évoqué que vous brandissez à tout va et qui vaut au Mali d’être sur l’échafaud des «chefs d’État» aujourd’hui ?
Pourquoi déjà cette politique du «deux poids, deux mesures» dans l’application des dispositions du Protocole additionnel A/SP1/12/01, tantôt violées sans appel à travers les pratiques électorales et les mandats illimités des chefs d’État, tantôt utilisées comme base de sanctions pour des peuples qui agissent contre l’indicible mauvaise gouvernance et la violation justement des termes dudit Protocole par les princes du jour (pourtant coupables de violations tous azimuts et objets de toutes les protections), comme tel a été le cas de la lutte du peuple malien porté par le M5-RFP ou celui du peuple guinéen qui a hurlé son bonheur de se débarrasser du régime Alpha Condé ? Si déjà l’on devrait s’y cramponner autant (et, d’ailleurs qu’on ne les respecte même pas !), peut-être que le président Alassane Dramane OUATTARA ne serait pas à cette place gaillardement préparée et gardée par les «Forces Nouvelles».
Mais si déjà les Protocoles additionnels au Traité de la CEDEAO seraient, par extraordinaire, devenus plus importants que le Traité lui-même, qu’avez-vous fait du Protocole additionnel de la CEDEAO sur les armes légères et de petit calibre, instrument juridique contraignant, quand c’est le terrorisme et les armes de guerre qui pullulent et tuent partout dans nos États du Mali, au Nigeria, en passant par le Niger, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, etc.
Quid des dispositions des Protocoles additionnels A/P 1/5/79, A/SP2/7/85, A/SPI/7/86, A/SP1/6/88 et A/SP2/5/90 relatifs à la libre circulation des personnes, le droit de résidence et d’établissement, dont les Peuples ouest-africains ne savent rien jusqu’à leur existence a fortiori en bénéficier ? Qui sont responsables de leur application et qui doivent être sanctionnés à ce titre, être interdits de voyage avec gels d’avoirs ? Il faudrait bien des responsables ! Où sont d’ailleurs les autres Institutions dans leurs rôles de contre-pouvoirs : la Commission, le Parlement, la Cour de justice, la Commission des droits de l’Homme et des peuples qui ne peuvent voir comment leurs homologues européens ont défendu et fait réussir l’intégration européenne ?
Messieurs les chefs d’État,
J’en déduis un fort échec, à bien des égards, de votre leadership à la tête de la CEDEAO, chose qui ne semble point préoccuper au sein de la Conférence des chefs d’État, et qui est pourtant la cause du sous-développement socioéconomique de notre sous-région, du délitement rampant de nos États, mais aussi la raison de la faible interpénétration de nos peuples qui ne bénéficient ni de libre circulation de marchandises pour les industriels, producteurs et commerçants, ni de monnaie unique, ni de libre circulation des personnes pour les étudiants, les travailleurs et les bras valides, poussés à aller mourir dans le Sahara et la Méditerranée à la recherche de l’Eldorado… européen de 27 États unis et prospères ?
Cela devrait vous interpeller à vous remettre en cause sur l’essentiel plutôt qu’à étouffer les réactions de survie des peuples ouest-africains ? Les causes de vos échecs doivent être traitées en premier pour en éviter les conséquences. Et de toute évidence, les révolutions de sursaut des peuples ne s’arrêteront point au Mali et à la Guinée. Et, tant qu’au sein de la Conférence des chefs d’État, vous ne vous dites pas la «Vérité», tant que vous vous couvrez les uns les autres dans des pratiques de non-démocratie et de non-gouvernance, tel un groupe d’intérêts corporatistes-, tant que les beaux principes énoncés ne sont pas appliqués dans toute leur plénitude en faveur du développement des États et de l’émancipation socio-économique des peuples,… les mêmes causes produiront les mêmes effets ?
Messieurs les chefs d’État,
Comme toute réponse, vous brandissez des interdictions de voyage et des gels d’avoirs à nous Maliens. Soit ! Mais, déjà que qu’il nous est «interdit», à nous Maliens, de voyager sur notre propre territoire depuis 2012, que les populations, sous le joug du terrorisme, ne s’appartiennent pas à elles-mêmes a fortiori leurs avoirs dont elles sont expropriées (le gel est déjà un luxe !) ; qu’elles sont violées dans leurs droits premiers, qu’elles meurent sans raison ni prétexte, qu’elles sont contraintes à être déplacées et réfugiées depuis une décennie, des régions du Nord, de l’Est, du Centre, du Sud, de partout.
C’est peut-être le chemin du salut que vous offrez ainsi au peuple malien, qui doit apprendre à ne compter que sur lui-même, comme le Rwanda l’a fait avec Paul KAGAME (qui s’est libéré du joug colonial et qui affiche fièrement aujourd’hui l’émergence de son pays), comme la Libye l’a appris à ses dépens que la CEN-SAD et l’Union africaine n’étaient que des mots qui ne peuvent aider concrètement aucun pays membre à bénéficier d’une quelconque solidarité africaine contre une agression extérieure injuste et barbare.
Rappelez-vous aussi, que le Peuple sud-africain, n’a pas qu’été privé de voyage ou de ses avoirs, mais il était embastillé dans une prison qu’était son territoire national et leur leader Nelson MANDELA croupissait 25 ans durant à Robben-Island, interdit de voyage, de biens, de liberté, de tous droits. Voulez-vous aussi faire de notre territoire une prison pour nous, quand nous aspirons à plus de sécurité, de paix, de démocratie, de bonne gouvernance et de développement ?
Eh bien, comme MANDELA et le Peuple sud-africain qui se sont extirpés de l’apartheid dont rares de leurs contemporains africains en connaissaient les affres morbides et affligeants, nous tenons à notre idéal d’un Mali du renouveau, et rien ne nous en détournera.
À Monsieur le président de la Conférence des chefs d’État,
Votre pays, notre pays, le Ghana, compte parmi les plus prometteurs de la CEDEAO, en termes de potentiels de développement économique, social et humain. Cela est, aujourd’hui, parce qu’hier une Transition politique conduite par un patriote visionnaire, John Jerry RAWLINGS a permis de jeter, à partir de 1981, les bases d’un État fort et debout fondées sur des principes de gouvernance qu’il a voulu irréversibles et que «même le Diable en personne ne pourrait changer».
Et d’ailleurs, nous nous souvenons, pendant notre tendre enfance, dans les années 1980 et même 1990, que ce sont des ressortissants ghanéens qui écumaient les rues de chacune des grandes villes maliennes et ouest-africaines à exécuter les plus petits métiers. Mais aujourd’hui, le Ghana exporte fièrement ses ingénieurs miniers et autres cadres dans tous les pays de l’Afrique de l’Ouest, de l’Afrique et du monde entier, parce que la chance a été offerte à ce vaillant peuple de se relever. Oui, le Ghana a eu sa chance de Refondation, nous y aspirons aussi, avec détermination !
Le Mali veut se relever, se refonder. À défaut de l’aider, ne l’empêchez pas d’aspirer à la paix et à la prospérité !
La CEDEAO était là aux aurores du déclenchement de la crise malienne en 2012, elle n’a rien pu. L’Union africaine a essayé la MISMA, sans aucun résultat, et le Conseil de sécurité de l’ONU y a substituée la MINUSMA sans succès. L’opération Serval s’est muée en Barkhane qui finalement nous «lâche en plein vol» (sic !), quand l’opération Takuba cherche à exister, sans parler de l’inefficacité des EUTM et G5-Sahel. Ne parlons pas d’IBK, qui a simplement oublié, aux premières heures de son sacre de septembre 2013, ce pour quoi il était là !
Pendant ce temps, le peuple malien, qui se morfond et meurt par centaines et milliers à Ogossagou, à Kidal, à Niono, à Gao, à Boni, à Sobane-Dah, à Aguel-Hoc, à Nara, à Ouatagouna, comme dans les camps de «concentration» de déplacés et de réfugiés partout, victime d’un véritable pogrom en plein 21ème siècle, a décidé de s’assumer là où les uns et les autres ont déçu et échoué. Ce peuple a besoin d’écoute et de libre détermination et pas d’autre chose. Vous ne semblez pas comprendre notre mal et notre quête d’idéal de changement et de Mali-Kura, vous semblez point écouter ce cri de détresse d’un peuple qui se redresse, vous semblez jouer au «cheval de Troie» de visées impérialistes inavouées, une attitude incompréhensible venant de «presque-frères».
Messieurs les chefs d’État,
Pour n’avoir peut-être pas assez le crier, la Transition politique en cours est la résultante d’une lutte implacable du peuple malien que vous chefs d’États de la CEDEAO ont été inefficaces depuis 2012 à aider à protéger contre la circulation des armes lourdes de guerre, contre le terrorisme, contre le régime prédateur d’IBK, contre la manipulation du système électoral. Et, cette lutte de sursaut et de rédemption continuera pour un Mali Debout et Digne.
Écoutez le cri de détresse d’un peuple en quête de mieux-être… plutôt que de chercher à casser son élan. C’est en des moments aussi cruciaux dans la vie d’une Nation qu’elle a besoin de la compréhension et de l’accompagnement des États frères et des Organisations, dont elle est membre.
Ibrahim Ikassa MAÏGA
Enseignant/Université des Sciences Juridiques et
Politiques-Bamako (Mali)
Source : L’ESSOR