Après la crise financière mondiale de 2008, un consensus s’est dégagé : le secteur public avait la responsabilité d’intervenir afin de renflouer les banques d’importance systémique et de stimuler la croissance économique. Mais ce consensus a été de courte durée et bientôt les interventions économiques du secteur public ont été considérées comme la cause principale de la crise. Il a donc fallu inverser ces dernières interventions. Ceci s’est avéré être une grave erreur.
En Europe, en particulier, les pouvoirs publics ont été fustigés pour leurs dettes élevées, quoique la dette privée – et non pas les emprunts publics – aient causé l’effondrement. De nombreuses personnes ont reçu l’ordre de mettre en place l’austérité, plutôt que pour stimuler la croissance par des mesures anticycliques. Entre temps, on s’attendait à ce que l’État poursuive les réformes du secteur financier qui, accompagnées d’une renaissance des investissements et de l’industrie, étaient censées rétablir la compétitivité.
Mais trop peu de réformes financières ont réellement eu lieu et dans de nombreux pays l’industrie ne s’est toujours pas rétablie. Tandis que les bénéfices ont rebondi dans de nombreux secteurs, les investissements restent faibles, à cause d’une thésaurisation d’argent liquide et d’une financiarisation accrue, avec des rachats d’actions – pour relancer les cours des actions et par conséquent des options sur actions – qui connaissent également des taux records.
La raison est simple : l’État, dont on a dit beaucoup de mal, n’a été autorisé à poursuivre que des réponses politiques timides. Cet échec reflète dans quelle mesure la politique continue d’être informée par l’idéologie – spécifiquement, par le néolibéralisme, qui préconise un rôle minimal de l’État dans l’économie et son cousin universitaire, la « théorie des choix publics », qui insiste sur les défauts des gouvernements – plutôt que par l’expérience historique.
La croissance nécessite un secteur financier fiable, dans lequel des investissements à long terme sont récompensés à court terme. Cependant, en Europe, une taxe sur les transactions financières n’a été introduite qu’en 2016 et les prétendues « finances patientes » restent insatisfaisantes presque partout. En conséquence, l’argent qui est injecté dans l’économie, par soulager, par exemple, la détente monétaire, retourne dans les banques.
La prédominance de la pensée à court terme reflète des malentendus fondamentaux au sujet du rôle économique approprié de l’État. Contrairement au consensus post-crise, les investissements actifs stratégiques du secteur public sont essentiels à la croissance. C’est pourquoi toutes les grandes révolutions technologiques – dans la médecine, les ordinateurs, ou l’énergie – ont été rendues possibles par un État qui jouait le rôle d’un investisseur de premier recours.
Pourtant nous continuons à nous faire des idées sur les acteurs privés dans des industries innovatrices, en ignorant leur dépendance à l’égard des produits des investissement publics. Elon Musk, par exemple, a non seulement reçu plus de 5 milliards de dollars en subventions du gouvernement des États-Unis ; mais ses entreprises SpaceX et Tesla ont été construites sur le travail de la NASA et du Ministère de l’énergie, respectivement.
La seule manière de rétablir nos économies exige que le secteur public reprenne son rôle central d’investisseur stratégique à long terme orienté vers sa mission. À cet effet, il est indispensable de démystifier les récits biaisés au sujet de la façon dont la valeur et les richesses sont créées.
L’hypothèse communément admise est que l’État facilite la création de richesses (et redistribue celles qui sont créées), mais ne crée pas réellement de richesses. Les dirigeants d’entreprises, en revanche, sont considérés comme des acteurs économiques productifs – une notion utilisée par certains pour justifier la montée des inégalités. Puisque les activités (souvent risquées) des entreprises créent des richesses – et donc des emplois – leurs dirigeants méritent de gagner des revenus plus élevés. De telles hypothèses ont également pour conséquence l’utilisation biaisée des brevets, qui ces dernières décennies ont bloqué plutôt qu’ils n’ont motivé l’innovation, puisque des tribunaux bien disposés à l’égard des brevets leur ont permis de plus en plus souvent d’être appliqués trop largement, en privatisant les outils de recherches plutôt que seulement les résultats en aval.
Si ces hypothèses étaient vraies, des incitations fiscales stimuleraient une augmentation des investissements des entreprises. Au lieu de cela, les incitations de ce genre, telles que les réductions d’impôt sur les sociétés américaines, promulguées en décembre 2017 – réduisent les recettes du gouvernement, au final – et contribuent à générer des bénéfices records pour les entreprises, tout en produisant peu d’investissements privés.
Ceci ne devrait pas nous choquer. En 2011, l’homme d’affaires Warren Buffett a précisé que les impôts sur les plus-values n’empêchaient pas les investisseurs de faire des investissements, ni ne minaient la création d’emplois. « Un total net de presque 40 millions d’emplois a été ajouté entre 1980 et 2000, » dit-il. « Vous savez ce qui s’est produit depuis lors : des taux d’imposition plus bas et des créations d’emplois encore plus basses. »
Ces expériences s’opposent aux croyances forgées par la « Révolution Marginale » au sein de la pensée économique, quand la théorie de valeur de travail classique a été remplacée par la théorie moderne et subjective de la valeur des prix du marché. Bref, nous supposons que tant qu’une organisation ou une activité vaut un certain prix, elle produit de la valeur.
Ceci renforce la notion, qui tend à la normalisation des inégalités, selon laquelle que ceux qui gagnent beaucoup d’argent doivent créer beaucoup de valeur. C’est pourquoi le PDG de Goldman Sachs, Lloyd Blankfein, a eu la témérité de déclarer en 2009, seulement un an après la crise à laquelle sa propre banque a contribué, que ses employés étaient parmi « les plus productifs au monde. » C’est également pour cela que les entreprises pharmaceutiques s’en tirent à bon compte quand elles utilisent la « tarification fondée sur la valeur » pour justifier des hausses astronomiques du prix des médicaments, même si le gouvernement américain dépense plus de 32 milliards de dollars par an sur les liens à haut risque de la chaîne d’innovation, dont ces médicaments sont le résultat.
Quand la valeur est déterminée non pas par des paramètres spécifiques, mais plutôt par le mécanisme de l’offre et de la demande du marché, la valeur devient simplement « une question de point de vue » et les loyers (revenu du capital) sont alors confus avec les bénéfices (revenu salarial) ; les inégalités augmentent et les investissements dans l’économie réelle chutent. Et quand les positions idéologiques défectueuses sur la façon dont la valeur est créée dans une économie contribuent à façonner l’élaboration des politiques, il en résulte des mesures qui récompensent malencontreusement la vision à court terme et qui minent l’innovation.
Une décennie après la crise, la nécessité de trouver une solution aux faiblesses économiques demeure. Cela signifie, en premier lieu, d’admettre que la valeur est déterminée collectivement, par les entreprises, les travailleurs, les institutions publiques stratégiques et les organismes de la société civile. La manière dont ces divers acteurs interagissent ne détermine pas simplement le taux de croissance économique, mais également le fait que la croissance est stimulée par l’innovation, inclusive et durable. Ce n’est qu’en reconnaissant que la politique doit être autant une affaire de mise en forme et de création active des marchés, que de les réparer quand les choses tournent mal, que nous pourrons mettre un terme à cette crise.
Marianne Mazzucato, un professeur à UCL, fondatrice et directrice de l’Institute for Innovation and Public Purpose. Elle a publié The Value of Everything: Making and Taking in the Global Economy .
Lejecom