Depuis l’invasion de l’Ukraine en février dernier, de nombreux pays africains se sont refusés à prendre parti pour l’un des deux camps. Cette prudence, parfois interprétée comme un soutien à la Russie, s’explique notamment par le passé colonial et une grande désillusion vis-à-vis de l’Occident.
Face à la guerre en Europe, certains pays ont choisi une forme de neutralité en attendant de voir l’évolution de la situation. C’est le cas notamment de beaucoup d’Etats africains.
Il y a eu d’abord l’abstention de nombre d’entre eux lors de votes à l’Assemblée générale de l’ONU, se refusant à adopter la résolution qui déplorait l’agression russe et exigeait que Moscou retire immédiatement ses troupes d’Ukraine.
Il y a eu ensuite les images de jeunes Maliens ou Burkinabés qui – à Bamako ou à Ouagadougou – défilaient en agitant des drapeaux russes.
Les Européens sont étrangement silencieux devant les conflits en Afrique.
“La position des Etats africains traduit une sourde colère, une grande désillusion, à l’encontre de l’Occident”, explique Jean-François Bayart lundi dans l’émission Tout un monde de la RTS. “Le sentiment général, tant chez les gouvernements que dans les opinions publiques africaines, est que les Européens pratiquent un ‘deux poids, deux mesures’ et qu’ils sont étrangement silencieux devant des conflits et éventuellement des guerres d’occupation en Afrique”, poursuit ce professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève (IHEID).
Le passé postcolonial en toile de fond
L’historien béninois Amzat Boukari-Yabara partage cette analyse. Mais au-delà de la colère, le passé postcolonial explique aussi ces liens entre l’Afrique et la Russie. “Les pays africains ont aussi des relations historiques avec la Russie, qui datent de la période des indépendances”, rappelle celui qui est l’auteur notamment de “Africa Unite! Une histoire du panafricanisme”.
“Un certain nombre de pays étaient à l’époque du côté du bloc soviétique, donc il y a de vieilles amitiés politiques, historiques, idéologiques, qui se sont maintenues”, ajoute ce spécialiste. “Il y a aussi une volonté de tenir compte des initiatives européennes en Afrique, notamment la guerre de Libye ou d’autres types d’interventions dont l’Afrique a pâti et qui amènent aussi à voir en la Russie un contre-poids à cette hégémonie occidentale”.
Il faut lire surtout un farouche sentiment anti-impérialiste dirigé essentiellement contre la France.
Ce poids de l’Histoire est aussi très présent chez les jeunes Africains que l’on voit défiler dans les rues des pays d’Afrique de l’Ouest notamment. Esclavagisme, impérialisme et colonialisme ne sont jamais très loin.
“Derrière le soutien d’une partie de la jeunesse de certains pays africains à la Russie (…), il faut lire surtout un farouche sentiment anti-impérialiste dirigé essentiellement contre la France et les pays perçus comme étant ses alliés”, souligne aussi Ornella Modéran, chercheuse associée à l’Institut néerlandais des relations internationales (Clingendael Institute).
“Cela peut sembler paradoxal vu d’Occident de prendre la Russie de Vladimir Poutine comme étendard de l’anti-impérialisme (…), mais vu d’Afrique de l’Ouest, les choses prennent un air assez différent”, analyse-t-elle.
Le poids de la personnalité de Poutine
Et pour cette spécialiste de l’Afrique de l’Ouest, la rue et les élites africaines sont également séduites par la personnalité de Vladimir Poutine.
“Il y a aussi un élément lié au type de leadership qu’incarne un personnage comme Poutine”, dit-elle. “La figure de l’homme fort, du leader autoritaire aux valeurs ultra-conservatrices et chef de guerre intransigeant, est une figure qui plaît beaucoup dans les pays africains où l’expérience démocratique n’a pas tenu ses promesses et où beaucoup se surprennent à regretter les dictatures militaires du passé.”
Il y a le sentiment que la présence occidentale n’a jamais été en mesure de régler les problèmes.
Il faut souligner encore que la neutralité du continent tient aussi à des considérations liées à la sécurité. En la matière, les Africains disent avoir déjà donné avec la France, sans succès. Ils sont donc prêts aujourd’hui à tenter l’expérience russe.
“On a des populations qui, dans certains pays comme le Mali ou la Centrafrique, sont dans des situations de conflit interne, de lutte contre le terrorisme, d’insécurité”, relève l’historien Amzat Boukari-Yabara. “Et là, effectivement, il y a le sentiment que la présence occidentale et notamment française n’a jamais été en mesure de régler les problèmes. La Russie, du fait de cette image de puissance militaire qui règle ce type de problèmes, peut apparaître comme un partenaire plus intéressant.”
Rebattre les cartes du multilatéralisme
Au niveau géopolitique, les leaders africains pensent que l’heure est enfin venue pour le continent de peser sur les affaires du monde. Alors qu’une guerre bouleverse l’Europe, on ne peut plus les traiter comme quantité négligeable.
“Le soutien africain est devenu un enjeu stratégique dans la bataille diplomatique qui oppose la Russie et ses alliés à l’Ukraine et ses alliés”, souligne Ornella Modéran. “C’est un moment historique qui pourrait amener à rebattre les cartes d’un multilatéralisme désuet, dont les règles, notamment au niveau des instances onusiennes, remontent à l’après-Seconde Guerre mondiale”.
A l’époque, la plupart des Etats africains actuels n’existaient pas encore du fait de la colonisation et n’ont donc pas eu leur mot à dire dans le partage des rôles, des responsabilités et des influences. “Cette neutralité affichée est aussi un moyen de renforcer la posture africaine dans un contexte de profonde crise du multilatéralisme”, ajoute la chercheuse du Clingendael Institute.
Une voie qui reste encore à trouver
Entre la Russie et l’Ukraine, nombre de pays africains ne veulent pas choisir leur camp. A court terme, la défense de leurs intérêts les incite à regarder du côté de Moscou, mais à plus long terme ils devront trouver leur voie.
Mais une chose est sûre: le ressentiment envers l’Occident est bien vivant en Afrique et n’est pas près de disparaître.
Nicolas Vultier/oang