Dans les lignes qui suivent, le président de la Commission, vérité, justice et réconciliation (CVJR) s’exprime sur la mise en œuvre de l’Accord pour la paix et la réconciliation.
Ousmane Oumarou Sidibé aborde également les perspectives de la structure, notamment la Politique nationale de réparation en faveur des victimes des crises au Mali depuis 1960, évaluée à 65,4 milliards Fcfa
L’Essor : L’Accord pour la paix et la réconciliation a été signé il y a un peu plus de six ans. Quelle lecture faites-vous de la mise en œuvre de ce texte ?
Ousmane Oumarou Sidibé : Je pense qu’effectivement tout le monde s’attendait à ce que l’Accord soit mis en place au bout de la période qui était prévue. Il a pris beaucoup du retard, c’est vrai, mais beaucoup de choses aussi ont été faites. Je pense que le retard dans la mise en œuvre de l’Accord s’explique par deux choses. Il s’agit d’abord des différences d’appréciation et d’interprétation sur certaines dispositions du texte. Il y a également le contexte difficile dans lequel le Mali se trouve.
Un pays qui est fragilisé comme le Mali ne peut pas mettre en œuvre un accord difficile comme le nôtre, aussi rapidement qu’on souhaiterait. On ne prend pas suffisamment en compte le fait que le Mali est un État très fragile aujourd’hui avec un pouvoir central très faible. Donc, je pense qu’il faudrait que les mouvements signataires tiennent compte de cela et que chaque acteur y mette du sien avec beaucoup de bonne volonté et de compréhension.
L’Essor : Des années après la mise en place de la CVJR, quels sont les acquis et les contraintes majeures rencontrées par la structure que vous dirigez ?
Ousmane Oumarou Sidibé : Il faut dire que la CVJR aussi a été mise en place dans un contexte très difficile. Avec la Commission colombienne, nous sommes les seules commissions au monde qui ont été mises en place pendant que le conflit est encore actif. En général, les Commissions vérité sont mises en place après un conflit. C’est ce qu’on pensait dans le cas du Mali. Après la signature de l’Accord pour la paix et la réconciliation, on a mis en place la Commission, malheureusement le conflit est reparti de plus belle avec d’autres acteurs.
Ceci étant, je pense que nous avons, quand même, fait de grandes avancées. On a réalisé l’essentiel des activités relatives à notre mandat dont le cœur se résume à deux choses : enquêter sur les graves violations des droits de l’Homme et proposer des réparations. Sur ces deux aspects de notre mandat, nous avons recensé et réalisé vraiment l’essentiel.
À la date d’aujourd’hui, nous avons plus de 21.000 victimes qui ont fait confiance à la CVJR pour venir faire des dépositions dans nos antennes. Que ce soit à l’intérieur du pays mais aussi au niveau des réfugiés notamment au camp de M’Bera en Mauritanie, où nous avons pris 500 dépositions de victimes.
Nous avons réalisé une cartographie très détaillée des violations des droits de l’Homme de 1960 à aujourd’hui. Notre unité d’enquête a réalisé des enquêtes approfondies sur 14 cas emblématiques de violation des droits de l’Homme et nous avons réalisé trois audiences publiques qui ont permis aux Maliens de découvrir l’ampleur des violences dans notre pays. Ces audiences publiques ont permis aux victimes de partager leurs douleurs avec notre communauté nationale et d’aller vers la guérison et le pardon. Nous avons préparé une politique de réparation très inclusive en faveur des victimes de toutes les crises maliennes.
Je peux donc dire que globalement la CVJR est en train de faire ce qui était attendu d’elle. Les contraintes, c’est surtout l’insécurité qui nous oblige à utiliser des techniques innovantes pour prendre les dépositions, notamment la mise en place d’équipes mobiles et d’un système de dépositions collectives. Par exemple à Kidal, nous avons dû ouvrir notre antenne avant même que les services de l’État y soient vraiment installés. L’autre difficulté, malgré la communication de la CVJR, découle du fait que notre mandat n’est pas encore bien compris par bon nombre de nos concitoyens et certaines victimes qui ne croient toujours pas à la réparation qui tarde à venir.En réalité, même dans les pays développés comme le Canada et l’Allemagne, la réparation des victimes prend énormément de temps. Nous faisons tout pour raccourcir les délais.
L’Essor : Quelles sont vos impressions après les deux premières audiences publiques organisées par la CVJR ?
Ousmane Oumarou Sidibé : Les audiences publiques ont été une grande avancée dans le travail de la Commission. C’est à travers les audiences publiques que les populations ont réellement compris notre mandat. Je crois que c’est aussi à travers elles que les populations maliennes ont compris l’ampleur de la crise et des violations que les Maliens ont pu subir de l’indépendance à aujourd’hui. Et ce, pas seulement à l’occasion des différentes rébellions, mais également lors des différentes crises politiques que le Mali a connues depuis cette date.
C’est un moment qui est très émouvant, quand on voit des victimes s’effondrer en larmes au niveau de nos panels. Ce qui m’a beaucoup touché, c’est l’attitude des victimes après les audiences. Il y a un jeune Arabe de Tombouctou qui est venu me voir le lendemain pour dire : «Président, vous savez que depuis que mon père a été tué, c’est seulement hier soir, après avoir parlé au niveau de ces audiences publiques, que j’ai pu réellement dormir».
Je crois que les audiences publiques ont permis aux victimes de partager leur douleur, et aussi d’être prêtes pour le pardon. Toutes les victimes qui sont venues témoigner, ont indiqué à la fin de leurs témoignages qu’elles sont prêtes à pardonner et disponibles pour la réconciliation. Donc, c’est un outil extrêmement puissant pour aller vers la réconciliation. Il ne s’agit pas de remuer le couteau dans la plaie comme certains l’ont pensé, mais plutôt de permettre aux victimes de partager leur douleur avec la population malienne pour aller vers le pardon.
L’Essor : Pouvons-nous connaître votre plus grande satisfaction depuis le lancement de vos missions ?
Ousmane Oumarou Sidibé : Une de nos grandes satisfactions, c’est vraiment quand je vois les victimes venir vers nous, au niveau des antennes et surtout au camp de M’Bera quand j’ai vu 500 réfugiés qui jetaient les pierres aux représentants de l’État qui venaient les aider et même les recenser, qui nous ont ouvert les bras. Ces victimes sont venues nous raconter tout ce qu’elles ont subi et témoigner leur « malienité », qu’elles sont prêtes à revenir au pays. Pour peu qu’on organise leur retour, et qu’il y ait quelques conditions par rapport à leur sécurité et que la CVJR, à travers son travail, reconnaisse les torts qui leur ont été portés et qu’on leur propose des mesures de réparation, quelque fois mêmes symboliques. Cela nous a beaucoup touchés.
L’autre élément de satisfaction, c’est le fait qu’au sein de la CVJR, nous sommes 25 commissaires parmi lesquels des représentants de la société civile, mais aussi des groupes armés signataires. Tout le monde nous avait dit que cela n’était pas possible, que ça ne va pas marcher comme ce fut le cas dans d’autres pays. Mais, on a travaillé en symbiose, on ne sent même pas que telle personne représente tel groupe ou telle religion.
Donc, toutes les religions sont représentées (les catholiques, les protestants, les musulmans), les femmes, les jeunes et d’autres acteurs de la société civile. Nous travaillons ensemble et nous nous considérons comme des commissaires de la nation. Personne ne vient défendre la structure ou la communauté qui l’a mandaté. C’est vraiment une source de satisfaction et c’est même un exemple de bonne pratique qui est cité déjà à travers le monde.
L’Essor : Quelles sont les perspectives à court et moyen termes de votre structure pour la réparation?
Ousmane Oumarou Sidibé : Nous avons préparé une Politique de réparation très inclusive. Nous avons rencontré les victimes, les associations, les autres éléments de la société civile, les femmes et les jeunes dans tout le pays, dans toutes les régions, de Kayes à Kidal. Donc, cette politique de réparation évaluée à 65,4 milliards Fcfa est le fruit d’un dialogue avec l’ensemble des composantes maliennes. Il sera financé par l’état et les Partenaires techniques et financiers. C’est un travail très participatif qui a été adopté à Bamako lors d’une grande rencontre nationale d’approbation et qui a fait tout son cheminement au niveau du gouvernement (les réunions interministérielles, celle des secrétaires généraux), et qui vient d’être adopté en Conseil des ministres. Après cela, il y a un projet de loi sur la réparation qui sera soumis au Conseil national de Transition (CNT) et c’est après l’adoption de cette loi que le gouvernement va mettre en place une structure de réparation.
Donc, ce n’est pas la CVJR qui va réparer, c’est une structure qui sera mise en place par le gouvernement, certainement une agence, pour faire les réparations. Le gouvernement va ensuite mettre en place un fonds de réparation qui sera abondé par le budget d’État et aussi, nous l’espérons, par les Partenaires techniques et financiers du Mali.
Donc, c’est un processus qui est en marche. à ce niveau, je crois que nous avons innové par rapport à toutes lesCommissions vérité que nous connaissons. Partout, c’est jusqu’au moment du dépôt de leur rapport final, qu’ils ont fait des recommandations sur les réparations. C’est après cela qu’un autre processus a été engagé. Nous, nous avons brûlé les étapes, en extrayant de notre rapport final la politique de réparation et qui sera peut être mise en œuvre avant même qu’on remette notre rapport final.
L’Essor : Quel message avez-vous à l’endroit de la population ?
Ousmane Oumarou Sidibé : Je demande à la population de faire confiance au travail de la CVJR. Nous travaillons pour la paix et la réconciliation, et cela passe par la vérité. Les gens ne doivent pas avoir peur du fait que nous disons la vérité, parce que sans la vérité, les victimes seraient difficilement prêtes au pardon et à la réconciliation.
La vérité, c’est comme un médicament, c’est comme un baume sur les cœurs et qui permet aux gens, une fois que la vérité est dite, de les préparer, ouvrir leur cœur pour le pardon et la réconciliation. Donc, nous demandons à la population de croire en notre travail, de nous soutenir, et venir vers nous pour se renseigner et s’informer. La CVJR est un instrument puissant pour aller vers la paix et la réconciliation au Mali. Elle permet à toutes les victimes des différents évènements violents (coup d’État, rébellions crises politiques etc), que le pays a connus depuis l’indépendance jusqu’à aujourd’hui, d’aller vers le pardon.
Propos recueillis par
Aboubacar TRAORÉ
Source : L’ESSOR