« Je voudrais que les Touaregs évoluent dans un monde moderne, comme les autres, par l’instruction ; qu’ils évoluent tout en conservant leur identité, et en évitant ce qui est nuisible à leur société et à leur honneur. » En 2015, Tombouctou se réveille en deuil : le dernier amenokal touareg de la puissante confédération tribale des Kel Ansar, issu d’une lignée qui remonte au XVIème siècle, s’est éteint le 28 décembre 2014, à l’âge de 91 ans, après un parcours politique particulièrement illustre.
L’héritage de Mohamed El Mehdi
On dit que l’Afrique ne peut se développer sans éducation. C’est cette incontestable réalité que Mohamed El Mehdi Ag Attaher El Ansari a compris très tôt. Son héritage est le résultat d’un travail entamé par ses prédécesseurs, qui étaient à la tête des Kel Ansar [ndlr : confédération touarègue principalement établie dans la région de Tombouctou].
D’abord son père, Attaher (Chef de Kel Ansar de 1914 à 1927), qui fit ouvrir, par l’administration coloniale, la première école dans cette région saharienne, en 1917, dans son propre campement, puis dans les campements environnants.
Plus tard, à partir de 1927, Mohamed Ali (le frère aîné de Mohamed El Mehdi, chef des Kel Ansar de 1928 à 1946), se promis de poursuivre cette œuvre ; mais il se heurta cette fois à l’opposition de l’administration coloniale -et d’une grande majorité des Touaregs-, car ce chef voulut faire de la scolarisation, sa principal objectif, à long terme, une stratégie de résistance pour les Touaregs, qui devaient acquérir ainsi un haut niveau d’instruction, ce qui n’était pas acceptable, à l’époque, de la part des colons. Mais Mohamed Ali persista et obtint gain de cause en 1940 : de nombreuses écoles nomades furent ré-ouvertes, et son action devint un modèle pour toute la région de Tombouctou ; mais aussi dans le cercle de Gao et au Niger, dès 1947. Mohamed Ali envoya une cinquantaine d’étudiants Touaregs dans les universités maghrébines et moyen-orientales. Certains sont à présent professeurs, chercheurs et hauts fonctionnaires, dans différents pays.
En prenant la tête de la confédération Kel Ansar, à partir de 1946, Mohamed El Mehdi continuera ce combat, qui constitua progressivement une véritable révolution. Le nouvel amenokal [ndlr : chef touareg généralement élu par les anciens ; chef politique et militaire] s’investit, systématiquement dans l’éducation. Les chefs des fractions et tribus qui dépendaient de son autorité furent tous invités à inscrire leurs propres enfants, pour donner l’exemple, et ceux des familles de leurs campements. Mohamed El Mehdi intervint tout autour de lui à cette fin, popularisant la scolarisation ; c’est ainsi que beaucoup d’écoles furent créées dans toute la boucle du Niger, dans le nord du Mali et au Niger voisin.
C’est sous l’égide de Mohamed El Mehdi que les plus importants résultats de cette révolution se firent sentir, avec l’apparition, au Mali, de la toute première élite intellectuelle Touarègue, issue de la tribu Kel Ansar de Tombouctou.
Cette élite occupa les plus importants postes –haut fonctionnaires de l’État, administrateurs, instituteurs…–, d’abord dans le cadre du Soudan français et ensuite dans la nouvelle république malienne. Elle participa elle-même à perpétuer cette révolution de l’éducation, en accueillant des élèves et étudiants touaregs, en ville, après leurs premières classes, alors que leurs familles demeuraient au désert ou dans l’arrière pays…
Je m’interroge parfois sur ce que deviendraient les Touaregs dans cette complexité mondiale que nous vivons à l’heure de l’Internet ? Une chose est au moins sûre : sans l’œuvre entamée par Attaher, poursuivie par Mohamed Ali, et parachevée par Mohamed El Mehdi, ces nomades seraient davantage perdus dans ce monde qui n’attend personne. Grace au travail des pionniers de la scolarisation en milieu nomade, au moins quatre générations de Touaregs, ont été formées et ainsi préparées, détenant désormais les clés de compréhension de l’univers qui les entoure, à « intégrer » un monde globalisé devenu complexe.
Porteur de ce grand élan, Mohamed El Mehdi, est devenu le premier Touareg de l’époque contemporaine à exercer sur la scène politique, nationale et internationale.
C’est ainsi qu’il fera échouer le projet colonialiste de l’OCRS (Organisation commune des Régions sahariennes), en optant pour l’indépendance du Mali et en refusant la séparation du Soudan d’avec ses régions sahariennes (actuel Nord-Mali).
La question qui était posée à l’époque était : « Allons-nous rester sous le joug colonial (avec l’adoption du projet de l’OCRS) ou opter pour l’indépendance ? »
« J’avais fait ce deuxième choix, car la colonisation avait bien trop duré, et je voulais nous en débarrasser. », avait déclaré l’amenokal de Tombouctou.
Évoquer l’héritage de Mohamed El Mehdi revient ainsi à parler aussi de son engagement politique pour le Mali. Il a toujours opté, dans une vision particulièrement éclairée en faveur du consensus et tout en posant une réflexion profonde sur les conséquences à long terme, pour la sauvegarde du mode de vie des tribus qu’il dirigeait. L’Histoire lui aura toujours donné raison. C’est pour cela que Mohamed El Mehdi est aussi considéré par les sages du Nord-Mali comme l’un des derniers grands visionnaires, sahariens, de notre époque.
Un sens politique particulièrement aigu
Mohamed El Mehdi est issu d’une longue lignée des chefs traditionnels de la tribu Kel Ansar, à laquelle revient la chefferie de tous les Touaregs de la région de Tombouctou, depuis le XVIème siècle.
La confédération Kel Ansar comprenait jadis –avant la pénétration coloniale– les Touaregs, mais aussi d’autres communautés (sédentaires et nomades) vivant dans un espace compris entre l’est mauritanien actuel et Timtaghène (à l’extrême nord-est malien actuel), et entre Taoudeni (nord de Tombouctou) et les berges du fleuve Niger (au sud de Tombouctou).
Sous son règne, au sein de cette grande confédération, qui regroupe d’importantes tribus, sous « l’ettebel » (grand tambour symbolisant l’entité politique et sociétale autonome et souveraine, en milieu saharien) des Kel Ansar, Mohamed El Mehdi, maintint une cohésion très difficile à assurer, malgré l’apparition d’importants clivages –entre tribus d’origines et d’intérêts divers–, séquelles de la colonisation mais aussi imputables aux indépendances des anciennes colonies concernées et, par la suite, aux premières rébellions (1963 et 1990), jusqu’à la récente crise de 2012.
Mohamed El Mehdi avait cependant réussi à maintenir cette cohésion, de manière très habile, avec un sens politique particulièrement élevé. Un sens des responsabilités qui fait, de nos jours, défaut à nos dirigeants politiques, souvent plus soucieux d’accéder et surtout de conserver le pouvoir. Mohamed El Mehdi exerçait le pouvoir politique, au sens le plus noble, à l’image des souverains des temps anciens, qui savaient intégrer habillement d’innombrables éléments contradictoire. Pourtant, Mohamed El Mehdi était aussi un infatigable défenseur du progrès et de la modernité. Désigné à la tête de la confédération à 23 ans, il se souciait, dans sa façon de gouverner les nomades, et en tant qu’élu au niveau national, des retombées politiques (sur les plans historique et structurel) des décisions qu’il prenait.
La probité morale, l’intégrité, la justesse, la repartie, le consensus et le sang froid, lui étaient particulièrement familiers. Mais c’était aussi un homme simple, d’une noblesse et d’une générosité de cœur exemplaires.
Il n’a jamais, au cours de son histoire, joué de récupérations politiques malsaines, ni tenté d’augmenter son pouvoir en dressant les uns contre les autres, en divisant, en alimentant des haines, en profitant des clivages.
En 2009, il avait, par exemple, catégoriquement refusé de créer une milice ethnique au sein des Touaregs de Tombouctou, lorsque le pouvoir de l’époque poussait à la formation de tels corps dans les différentes tribus du nord du Mali. Mohamed El Mehdi avait clairement déclaré à ce sujet : « Si nous devions lutter, ce serait uniquement dans le cadre républicain, au sein des forces armés maliennes ; il n’est pas question qu’il en soit autrement. »
La succession de Mohamed El Mehdi
La question pratique de savoir qui succèdera à Mohamed El Mehdi n’est certes pas encore à l’ordre du jour, car la période de deuil est toujours observée. Cependant, une fois cette période passée, il faudra voir si l’ancien amenokal a laissé une consigne pour sa succession, comme c’est souvent le cas.
Le futur amenokal peut être un des fils de Mohamed El Mehdi, suivant une première possibilité, d’usage courant, ou un proche parent de l’ancien amenokal, recommandé par ce dernier avant son décès. Mais, pour être adoptée, la recommandation de l’ancien amenokal doit dans tous les cas être validée par l’assemblée des dignitaires et chefs de fractions de la tribu Kel Ansar.
Plus généralement, la procédure coutumière pour désigner l’amenokal, établie depuis plusieurs siècles, relève de l’assemblée des chefs des différentes fractions Kel Ansar, qui propose, selon des règles strictes, codifiées, le successeur pressenti : « celui qui réunit des critères de bonté, de justesse, d’intégrité morale de capacité à rassembler et à mener les hommes ; celui qui est reconnu, unanimement, digne du titre de l’amenokal. » Cette rencontre est suivie d’une plus grande assemblée, qui réunit ces différentes fractions et les chefs des tribus fidèles à l’Ettebel des Kel Ansar, c’est-à-dire tous les Touaregs de Tombouctou impliqués dans cette confédération. Cette grande assemblée déclare élu le nouveau souverain. Elle s’achève, par son intronisation solennelle. À l’issue de l’intronisation, l’Ettebel est porté dans la maison du nouvel amenokal, généralement par le fils de son prédécesseur.
L’amenokal des Kel Ansar est toujours un descendant de Hammada Al Ansari (1690 -1775), amenokal issu de la branche aînée, dont descend la lignée des souverains touaregs de Tombouctou. Hammada Al Ansari avait succédé à son père, qui lui-même a succédé à son géniteur, et ainsi de suite… jusqu’à Mohamed El Moctar (dit Infa – 1529 -1609), aïeul de Hammada (au quatrième degré), et ancêtre des Kel Ansar de Tombouctou. Hammada est quant à lui l’arrière grand-père de Mohamed El Mehdi (au cinquième degré).
Il est important qu’il n’y ait pas d’interférences extérieures au moment de cette succession, car si le pouvoir politique est changeant, comme les régimes (colonisation, indépendance, …), les souverainetés traditionnelles restent fidèles à un mode d’instauration, de constitution et d’existence, car, contrairement à ce qui s’écrit souvent, leur stabilité est un facteur de cohésion et de stabilité du pays.
Rien n’est plus dangereux pour le pays, en effet, surtout dans le contexte actuel, que l’immixtion du pouvoir de l’État dans les affaires tribales, avec l’objectif d’en instrumentaliser des éléments. Et l’exemple de Mohamed El Mehdi nous montre à quel point ce n’est pas le clientélisme ou l’affairisme, vis-à-vis du pouvoir, qui instaure une stabilité ou une relation saine entre le pouvoir traditionnel et l’État.
Car c’est bien le résultat d’une vision et d’une culture politique ancienne, véhiculée et mise en pratique par Mohamed El Mehdi Ag Attaher El Ansari qui instaura une relation équilibrée et saine, entre l’État et la base qui reconnaît l’autorité de l’amenokal.
Cet héritage est déjà très largement répandu au sein des élites Kel Ansar.
En attendant de connaître son successeur, et pour combler « le vide politique » inhérent à l’organisation de la cérémonie de succession, les enfants de Mohamed El Mehdi, sur consultation de leur famille au sens large, ont désigné Abdoul Majid Ag Mohamed Ahmad El Ansari, neveu de l’amenokal défunt, au titre de responsable des relations extérieures de la confédération Kel Ansar. Abdoul Majid assurait précédemment ce rôle, sous l’autorité de feu Mohamed El Mehdi, depuis douze ans déjà.
Hommage
Mohamed El Mehdi a particulièrement marqué ma vie, dès mon jeune âge. Je lui dois personnellement de m’avoir fait inscrire à l’école, à partir de 1987. Je lui suis très infiniment reconnaissant pour cela et pour tout ce qu’il a fait de grand pour le développement et le progrès des siens.
Son travail a abouti à des résultats efficaces. Beaucoup de Touaregs en ont bénéficié et, bien au delà de la région de Tombouctou, dans tout l’espace Touareg et jusqu’au Niger. Et c’est cela la véritable Révolution !
Il n’y a pas vraiment de mots pour dire son chagrin et pour rendre hommage à cet homme qui restera éternellement dans la mémoire touarègue, saharienne et plus encore.
« Je voudrais que les Touaregs évoluent dans un monde moderne, comme les autres, par l’instruction ; qu’ils évoluent tout en conservant leur identité, et en évitant ce qui est nuisible à leur société et à leur honneur. », a-t-il déclaré peu avant de s’éteindre…
Repères chronologiques :
1923 : Date de naissance
1943 – 1978 : Rédacteur d’administration
1946 – 2014 : Amenokal (Chef suprême, Souverain) de la Confédération Kel Ansar (Tribus et fractions Touarègues de la région de Tombouctou)
1952 – 1957 : Conseiller Général du Soudan
1952 : Chevalier de l’Etoile Noire du Bénin
1957 – 1959 : Conseiller territorial du Soudan
1958 : Chevalier de l’Ordre du Nichan el Anouar
1958 : Chevalier du Mérite Saharien
1958 – 1959 : Représentant du Soudan à l’OCRS
1959 – 1960 : Député fédéral du Mali
1959 – 1968 : Député de l’Assemblée législative du Mali
1960 – 1963 : Secrétaire Politique (Section USRDA Goundam – Diré)
1968 – 1969 : Conseiller technique à la présidence du Mali
1973 : Chevalier de l’Ordre National du Mali
1978 – 1964 : Secrétaire Général Adjoint UDPM (Section Goundam)
1985 – 1988 : Membre du Conseil National UDPM
1985 – 1991 : Secrétaire Général UDPM (Section Goundam)
1985 – 1991 : Député National à l’Assemblée Nationale du Mali
1999 : Elu Maire de la Commune de Gargando (Cercle de Goundam)
2004 : Officier de l’Ordre National du Mali
2009 : Commandeur de l’Ordre National du Mali
2014 : Grand Officier de l’Ordre National du Mali, décoré à titre posthume, lors de son enterrement, le 28 décembre 2014, à Bamako
Source : Intagrist El Ansari