Rien du nabab chez lui, sinon peut-être la rutilante villa qu’il s’est fait construire sur les rives du fleuve Niger et dont la rumeur à Bamako dit qu’elle allie colonnes romaines et arts africains. « Mon seul luxe », dit-il. À 61 ans, Mamadou Sinsy Coulibaly est un tycoon discret. Voix basse qui oblige à tendre l’oreille et à faire silence. Son rythme lent et précis donne un tempo aussi paisible que le fleuve qu’il aime à traverser à la nage tous les dimanches. Régularité têtue de métronome, comme son emploi du temps, réglé au cordeau, avec ses cinq heures de sport quotidien et son effervescence créatrice. Patron très libéral du groupe Kledu, il préside aux destinées d’une myriade de sociétés, de la plus modeste jusqu’au mastodonte du BTP ou de la communication.
Casquette éternellement visée sur la tête, polo entièrement boutonné, regard droit, Mamadou Sinsy Coulibaly ne paie pas de mine. Pourtant, il ne s’en laisse pas compter. Homme parmi les plus riches et influents du Mali, il est du genre à pouvoir se faire entendre au sommet de l’État ; et si cela ne suffit pas, à se faire écouter par les instances internationales, tels le FMI et la Banque mondiale, ces ombres tutélaires de l’économie malienne. Il réussit ainsi le tour de force d’être à la fois craint et respecté. Acteur discret donc, mais bien réel à prendre en compte dans la perspective de l’élection présidentielle malienne prévue le 29 juillet prochain, scrutin pour lequel le président sortant, Ibrahim Boubacar Keïta, a d’ores et déjà présenté sa candidature. Mamadou Sinsy Coulibaly nous reçoit dans la vaste salle de réunion du Conseil national du patronat malien (CNPM). Entretien.
Le Point Afrique : Comment jugez-vous le climat des affaires au Mali ? Vous semble-t-il avoir été assaini par le mandat du président Ibrahim Boubacar Keïta ?
Mamadou Sinsy Coulibaly : La compétition, la compétitivité, tout cela le secteur privé au Mali les pratique et les connaît. Mais pas le secteur public. Il devrait y avoir de bonnes lois qui attireraient les investisseurs étrangers ou encourageraient les investisseurs maliens. Or les lourdeurs administratives les découragent. On dit que désormais toute création d’entreprises ou obtention d’autorisation et agrément passe par un guichet unique censé simplifier les procédures administratives. Sur le papier, c’est une bonne idée, mais concrètement l’idée n’est pas encore fonctionnelle. Les conditions ne sont pas réunies actuellement pour que l’entrepreunariat se développe dans ce pays comme dans les autres pays. Les pouvoirs publics qui gèrent ce pays ne sont pas à la hauteur, ils n’ont pas de vision. Selon moi, le signe que l’économie du Mali va mieux serait simple : l’élargissement et la consolidation de la classe moyenne.
Qu’est-ce qui vous semble ne pas fonctionner, de façon concrète ?
Par exemple, il est faux de dire que le guichet unique fonctionne bien. Tous les jours, des entrepreneurs se plaignent à nous. Moi-même, je viens d’obtenir un agrément que j’attendais depuis 6 mois. C’est trop long pour les entreprises, cela coûte de l’argent et ralentit toute l’activité. Autre exemple du dysfonctionnement public, la Loi Partenariat public-privé. On nous dit qu’elle doit permettre aux entreprises étrangères de travailler avec l’État à des projets d’envergure. Mais l’exécution de cette loi a été suspendue, car inapplicable en l’état. L’État malien assure encore 80 % de l’offre dans certains domaines. Les gens n’osent pas se plaindre et dire qu’il y a des dysfonctionnements, car l’État reste le client principal. Puis, tout se passe comme si on n’avait pas pris le temps de lire le document de la loi. Comme si cette loi avait été prise pour que le secteur privé s’endette et non plus le secteur public.
La corruption est souvent dénoncée par les entrepreneurs…
Il faut toujours donner des dessous de table. La corruption tue les investisseurs et les investissements. Surtout, la corruption empêche les grandes entreprises de venir s’installer dans le pays. Pourtant, le Mali pourrait alors apprendre du savoir-faire de ces entreprises. Le développement économique est le seul moyen de sortir le pays du terrorisme et de la misère. Je refuse de payer des dessous de table, je me dois de donner l’exemple et refuser la corruption. Puis j’observe une vraie réticence à la numérisation dans les administrations, ce qui accélérerait tellement les procédures administratives. Seulement voilà, la numérisation est un frein, voire empêche la corruption. Le plus grand frein de l’investissement au Mali n’est pas l’insécurité, mais la corruption. Mais il est vrai qu’il est difficile de chiffrer cette corruption et de mesurer son impact exact sur l’économie du Mali.
Mais le gouvernement malien fait état d’une politique économique qui laisserait de plus en plus la place au secteur privé…
Il existe une caste de fonctionnaires véreux qui bloquent parfois les ministres. Les politiques ne peuvent pas avancer, pris en otages qu’ils sont par l’administration publique. Et puis le gouvernement comprend trop de ministres et il n’y a pas de solidarité gouvernementale. Chacun tape sur l’autre, sans tenir compte du bien public. Les ministres sont des figurants. Mais le Premier ministre, Soumeylou Boubèye Maïga, fait rêver et semble donner de l’espoir aux gens. Il a lancé de nombreux projet tels le corridor de Mauritanie, des zones économiques spéciales avec d’autres pays de la sous-région. Il a aussi lancé des réformes économiques en faveur du secteur privé. Surtout, il s’est rendu à Kidal. C’est un geste fort symboliquement.
Comment analysez-vous la situation du Nord-Mali ?
Le Nord au début de la crise a soulevé un problème économique, celui du développement et de la redistribution des richesses. Mais les politiciens ont traduit ces revendications en problème politique, celui d’un désir de séparatisme. Les Maliens du Nord veulent simplement vivre et veulent travailler. Le vrai problème est qu’il n’y a pas de stratégie de développement de cette région.
Comment voyez-vous vos fonctions de « patron des patrons » maliens ?
L’organisme que je préside pour un mandat de 5 ans comprend 35 organisations professionnelles qui recouvrent l’ensemble du secteur privé. J’essaie de faire entendre la voix des entrepreneurs maliens. J’ai ainsi demandé qu’un décret soit adopté qui réduirait la taxation sur l’emploi. Je constate qu’avec les autorités, le dialogue a pu être instauré depuis un an. Je me suis battu à tous les niveaux pour faire entendre l’instance que je préside. J’ai même saisi la Banque mondiale pour l’avertir que le secteur privé n’était pas assez écouté. J’ai aussi fait du lobbying auprès des bailleurs internationaux et j’ai même fait don d’un million de dollars aux Nations unies pour être entendu. La Banque mondiale a entendu mon alerte et a fait une requête auprès des autorités maliennes pour que le secteur privé soit toujours informé et auditionné avant toute loi le concernant et qu’il donne son accord aussi.
Vous-même êtes un entrepreneur prolifique…
J’ai créé plus de 300 entreprises, la majorité au Mali. J’ai créé plus de 10 000 emplois déjà. La plus importante société est MaliVision, concurrente directe de Canal+ dans le pays. Je possède aussi des assurances vie, des entreprises de BTP. Je vais lancer bientôt des motos-taxis. C’est encore en période de test, mais je pense que cela va marcher. 2 000 jeunes seront embauchés dans les 6 mois à venir. Je lance aussi ce mois de juin des boutiques destinées spécialement aux diplomates et officiers de l’opération Barkane. Ces gens ont des habitudes de consommation qu’ils ne retrouvent pas toujours au Mali. Ce seront des produits hors TVA qu’ils ont l’habitude de consommer dans leurs pays. Je vise aussi les futurs officiers et militaires qui se déploieront dans le cadre du G5 Sahel. Je profite de la présence militaire étrangère pour créer des richesses. J’aime créer des entreprises et puis, si cela est possible, je les revends à mes employés. Ainsi, j’avais créé une petite société de récupération des sacs d’emballage en plastique de lait. Ces sacs sont cousus ensemble pour en faire des sacs de course. J’avais 3 employés, et ils ont pu racheter cette petite société. Ils gagnent désormais 150 000 francs CFA chacun, ce qui les rapproche de la classe moyenne, dont le revenu se situe à 250 000 francs CFA. Le salaire minimum est de 40 000 francs CFA.
Qu’est-ce qui vous motive ?
J’aime créer, je suis un créateur d’entreprise, pas un gestionnaire. Chaque fois que quelque chose paraît impossible, je me dis que je dois le faire et je le fais. Je n’ai jamais été tenté par la politique. Sinon je perdrais mes nerfs ou je serais assassiné. Je suis un agitateur. Je veux toujours faire bouger les lignes. Je ne peux pas m’arrêter. Je commence mes journées à 6 heures du matin. Je fais une pause à 16 heures, et jusqu’à 21 heures, je fais du sport. Je change d’activité, sinon je m’ennuie, moto, natation, escalade. Le week-end, je traverse le fleuve à la nage. J’ai bien sûr la satisfaction de créer des richesses, mais je réinvestis toujours tout. Je n’ai pas plus de 20 millions de francs CFA sur mon compte. Je vis comme la classe moyenne supérieure européenne. Je possède ainsi deux maisons. Le week-end, je travaille à la ferme que j’ai créée. Elle est située à 45 km de Bamako. On peut dire que c’est la seule chose que je gère directement, car j’adore cela. C’est même ma passion. Je veux y finir mes jours. La ville ne m’intéresse pas. J’ai décidé de faire un élevage d’autruches, car petit, j’adorais ces animaux. Puis, je voulais les réintroduire au Mali. Elles avaient disparu, car trop braconnées. La ferme est entourée d’une forêt classée de 85 000 hectares. Je souhaite y développer l’écotourisme, car je suis certain que le tourisme va revenir au Mali.
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