La tenue d’une «Conférence d’Entente Nationale», sur fond de boycott national, dans laquelle le gouvernement ne parle qu’à lui-même ; le limogeage généralisé puis le renouvellement des DFM des départements ministériels ; les affectations généralisées des magistrats, le kaléidoscope de l’action gouvernementale en cette fin de trimestre 2017 dégage une odeur fétide de déstabilisation l’administration et de la démocratie.
Et pourtant, en octobre 2005, Ibrahim Boubacar Keita alors président de l’Assemblée nationale disait que la gestion patrimoniale du pays, «…met en péril le fragile équilibre sur lequel reposent la paix sociale et le consensus politique qui, seuls, permettent la mise en œuvre d’un minimum souhaitable pour le développement au profit des couches les plus déshéritées »*. Il faut croire qu’il a oublié sa propre leçon une fois installé à la magistrature suprême du pays.
En effet, le président de l’Assemblée nationale, Ibrahim Boubacar Keita, adressant à ses collègues parlementaires, le 04 octobre 2005, lors de l’ouverture de la session budgétaire, critiquait le pouvoir en place en ces termes : «se voulant et se souhaitant ardemment d’égal partage, au service de toute une nation, il (ATT) se retrouve dans un rôle de chef de clan, d’otage en réalité». Et IBK de dénoncer les agissements de certains individus qui veulent «légitimer des impostures et autres trafics d’influence autour de la personne d’ATT».
Selon le président de l’Assemblée nationale de l’époque, le «patrimonialisme, dénoncé et stigmatisé par l’analyse politique, notamment celle conduite par l’école de Bordeaux, sous la direction de J.F Bayard*, constitue l’un des plus grands dangers pour la République et la Démocratie.» Et d’ajouter «le plus souvent, ce phénomène, aussi appelé «néo-patrimonialisme», est entrepris pour complaire.» Avant de déclarer qu’une «lutte patriotique prolongée par l’avènement de la démocratie aurait dû constituer un puissant et efficace antidote contre ce genre de dérives. Hélas !
Hélas ! Nous constatons que les meilleures volontés n’en sont pas à l’abri. Tant qu’existeront des démocraties en construction, les situationnistes pousseront comme des champignons. Non pas ceux comestibles qui permettent de rehausser la vapeur des mets, mais ceux qui tuent, tel l’amanite phalloïde. Gardons-nous de nous en croire à l’abri. Que non ! Que non ! Que non ! Nous autres parlementaires constituons un terrain très fertile pour ces plantes vénéneuses. Gardons-nous de succomber à leur séduction. Nous risquerions de le regretter amèrement», déclamait-il.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Que devient le Mali ?
Le régime qui dirige le Mali depuis le coup d’Etat fomenté contre la démocratie, faisant fi des lois et des règlements régissant l’Administration, a installé notre pays dans les vertus d’une République bananière. Cela se traduit par la promotion d’une «logique de l’autorité prédatrice» avec une banalisation jamais égalée de l’extorsion, de la surfacturation. Des hommes désignés pour ce faire ont le profil de l’emploi, mais au détriment des intérêts nationaux. En vérité, le premier échec est dans la nomination des hommes. C’est là une anomie de plus dans le quotidien des Maliens ballotés dans tous les sens et avec la crainte du lendemain du fait de l’opacité actuelle.
C’est dans ce climat qu’il est cultivé la primauté de l’allégeance à la place de la légalité dans les administrations. C’est ainsi que notre pays quitte allègrement la République pour un régime clanique sans légitimité et dont personne ne cerne les contours. Face au laisser-aller dans la gestion des affaires sensibles du pays, ainsi qu’on a pu le constater dans l’affaire du communiqué commun avec l’UE et dans tant d’autres cas, l’impunité qui caractérise la scène nationale face à la corruption qui ne cesse de prendre de l’ampleur, les détournements quotidiens de l’argent public, le silence coupable et complice des plus hautes autorités dont le président de la République, on aurait cru à un plan de déstabilisation de plus du Mali.
L’allégeance ayant remplacé la légalité, c’est l’ambiance que la gestion patrimoniale fait régner dans l’Administration qui explique son dysfonctionnement radical. Les cadres organiques ne sont plus respectés dans l’administration. Sinistrée de ses cadres professionnels, celle-ci évolue à l’ère des journaliers pour ainsi dire. En tout état de cause, il se dégage du système actuel, une odeur de privatisation sectorielle du fait de la politique d’épuration administrative entreprise depuis 2013.
Celle-ci fournit l’occasion de reclientéliser le personnel administratif, en insécurisant les fonctionnaires, et en les obligeant à quêter des protections auprès des leaders patrimoniaux liés au système «famille d’abord». Toutes les analyses montrent que la clientélisation du personnel administratif a atteint un point tel qu’aucune nomination ne peut avoir lieu, à aucun endroit de l’administration, sans avoir été voulue ou agréée par les leaders patrimoniaux ci-dessus mentionnés.
En fait, la démarche de privatisation conduit à l’autonomisation de l’Administration et à la formation des réseaux plus ou moins mafieux. En effet, l’effet délétère de la logique particulariste sur l’action administrative est plus en plus accentué par l’absence d’un univers national commun à cette action. Cette absence traduit le défaut d’un projet national commun, dans lequel les Maliens sont invités à se reconnaître, et auquel ils peuvent s’identifier. Tous les observateurs de notre vie politique dénoncent ou regrettent cet état de fait.
La Conférence d’Entente nationale voudrait l’authentifier. Les différentes sectes de l’Administration ne reconnaissent plus des impératifs nationaux auxquels leur action doit être soumise. La logique particulariste, voir communautaire, opère dorénavant dans le cadre d’une administration qui ne répond que virtuellement de ses actes devant une autorité centrale. Elle paraît être faite de fiefs autonomes qui maintiennent avec l’autorité centrale des rapports distendus, et dans lesquels les logiques particularistes et patrimoniales sont et/ou font la norme.
À cela il faut ajouter le fait que le fonctionnement de l’Administration dans son ensemble paraît aussi obéir à une logique de réseaux. Des individus se sentant suffisamment forts se donnent les moyens de former un réseau et soumettre l’Administration, ou un secteur de l’Administration à leurs volontés. Ils peuvent au mieux réorienter son activité pour la rendre conforme à leurs intérêts du moment. De toute évidence de cette façon, ils constituent un réseau de malfaiteurs. C’est ce qui explique la montée vertigineuse de la corruption, de l’augmentation sans commune mesure précédente des coûts des marchés publics.
Le début d’application de l’Accord pour la paix et la réconciliation, issu du processus d’Alger, vient déjà amplifier les effets de ce phénomène. L’article 5 de l’accord d’Alger 2015 dispose que dans le cadre des mesures destinées à instaurer la paix et la réconciliation nationale, le règlement définitif du conflit nécessite une gouvernance qui tienne compte d’une «plus grande représentation des populations du Nord au sein des institutions nationales». Pour ce faire, l’article 6 prévoit «d’assurer une meilleure représentation des populations du Nord du Mali dans les institutions et grands services publics, corps et administration de la République».
C’est le temps des marionnettes. Le pouvoir déroule le tapis rouge devant les représentants des assassins, comme dans un film d’horreur, ruinant ainsi l’avenir du pays et jetant le discrédit sur des institutions complètement fragilisées. Pour arriver à ses fins, il mobilise dans son entourage des larbins prêts à dire publiquement une chose pour peu qu’on leur jette des os à ronger, et son contraire en privé. Peu importe l’obstacle qu’une telle démarche constitue au recrutement des meilleurs talents aux plus hauts postes de responsabilité.
Le soutien communautaire dont peuvent s’assurer les candidats à une telle promotion dans la fonction publique fausse la norme de choix des plus qualifiés d’entre les Maliens, et nuit à l’objectif d’efficience qui est la vocation de toute administration. La finalité de cette cooptation communautaire est le service de ses propres groupes armés et non pas le développement des régions du nord encore moins le Mali dans son ensemble. Elle sera incapable de promouvoir un projet de construction nationale, sa pratique va à l’encontre de toute construction d’un projet national.
Pour réaliser le sursaut national, et sortir de la guerre civile psychologique contenue dans l’Accord d’Alger, il faut un climat nouveau, un nouveau souffle politique dont il est du seul ressort de la classe politique de créer. Ce sursaut suppose l’existence d’un projet chez cette élite, et l’ambition de transformer le pays. Or, manifestement, cela n’est pas à la portée de cette équipe, vu que son essence même le lui interdit, et parce qu’elle n’a pas d’autre horizon que le partage de ce qu’il y a. En fait, cette équipe est plus habituée à gérer les acquis, voire la situation de rente qu’à imaginer l’avenir. Il faut donc casser ce consensus confortable dans lequel elle s’est installée.
Souleymane KONE