Prélude Je voudrais, dans ce propos, dévoiler les causes profondes et les étapes de la déchéance du grand Mali. Ce pays de référence est devenu minuscule dans l’imagerie, rapetissé par le fait et les méfaits aventureux de petites gens, appelées accidentellement à décider de la vie de la nation, n’étant pas dignes de la fonction magistrale.
Après l’accident colonial, et l’accession emphatique du pays à la souveraineté nationale et internationale, nous avons fait les frais de vandales en treillis, qui ont perturbé pour longtemps l’ordre institutionnel dans le mensonge, suite à un malencontreux coup d’Etat commandité par la France et ses suppôts.
La philosophie de notre peuple, en accord avec l’enseignement spirituel, nous dit que le monde, ici-bas, serait celui du « Mensonge », et l’au-delà celui de la « Vérité » éternelle. Cette lecture dichotomique se comprend.
Sur Terre, dans notre séjour passager où l’on manquera, un jour ou l’autre, à l’appel, nous avons la faculté de la dissimulation ; la tromperie par les apparences ; la parole, la séduction, la peur, la ruse et l’argent pour travestir le réel, transformer les titres et, à dessein, faire valoir le faux ; ainsi, pour quelques intérêts et bon vouloir, permettre, sinon commettre, l’imposture. Justement, c’est en raison du caractère éphémère des actes, gains et autres acquis, que nous laisserons forcément derrière nous, que la sagesse interprète notre existence comme le fruit d’un monde illusoire, trompeur.
Arrivera ce jour, où, inanimé, sans vie, le puissant de la veille demeurera impotent, de la même manière que le faible gisant, tous réduits à leur plus simple expression de mortel. « Poussière, tu redeviendras poussière ». Personne ne contrôle le moment fatidique pouvant survenir à tout moment et balayer nos prétentions, déjouer nos plans ou encore faire échec à notre volonté.
Une nouvelle réalité se fera jour, dans l’ignorance, ou le simple souvenir, du désormais absent. D’où la symbolique de la vie comme mensonge, par rapport à la vérité intraitable de la mort qui a raison de toutes les ténacités. Sachons donc être véridique pour la vie éternelle. Puisse Dieu inspirer mon propos. Le mensonge dont il est question dans la chute de l’Etat du Mali est d’un tout autre ordre. Moins abstrait, il est d’ordre social et politique. Je vous invite à décrypter la théorie du grand Mensonge. Voici pourquoi, et voilà comment
Des réalités avant l’Indépendance
Avant la colonisation, la dernière grande entité politique sur le territoire du Soudan Occidental est le royaume bamanan, érigé en empire, qui a réoccupé presque l’espace de l’empire songhaï décadent, à la fin du 17ème siècle, début 18ème, s’étendant du Sénégal à Tombouctou, jusqu’au nord du Togo actuel. Il sera amputé en partie avec l’avènement de la Diina de Sékou Amadou, victorieuse à Noukouma de l’aristocratie des Dicko Ardos du Macina, alliés des Bamanans, ce qui conduira à la création du royaume peul du Macina, devenu à la suite empire.
L’Etat bamanan décline peu à peu avec les guerres de conquête du Foutanké El Hadj Oumar Tall et du Dioula Almamy Samory Touré, dont les campagnes précèdent juste le début de la pénétration coloniale. Les territoires conquis par ces célèbres figures seront à peine dotés d’une administration du territoire, que se dresseront en face les troupes d’invasion qui progressent et les pourchassent. Tant et si bien, qu’au moment où les Français prennent possession du Soudan, c’est les cendres encore chauds du pouvoir bamanan qu’ils ont trouvées dans les foyers. Pour preuve, la large présence de la langue et des communautés bamanans sur l’ensemble du territoire, et même au-delà, qui n’est nullement le fait du commerce propre aux Dioulas. Les noms et même prénoms offrent aussi des pistes.
Je rappelle ces quelques passages de notre histoire pour faire comprendre la dynamique de l’Etat postcolonial déterminé par des rapports antérieurs. Les Bamanans avaient aboli toute forme d’esclavage, dont le statut de captif, ce, depuis le temps du Sosso. Les enfants de ceux-ci, appelés Woloso, naissent libres ; un droit consacré dans la charte de Kurukanfuka 1236. Mais, l’empire étant administré en mode décentralisé, cet état de chose n’a pas vraiment changé dans les sociétés fortement conservatrices des Soninkés, des Peuls et des Tamasheq. Voilà une donnée majeure de l’histoire de notre nation.
Ajoutons que ce sont bien des légions africaines (sénégalaises, soudanaises et autres), faisant figures de traîtres de l’intérieur, qui ont formé le gros des troupes de conquête coloniale et permis de vaincre nos vaillants résistants. Leurs descendances, bien intégrées, sont garantes de l’omerta sur cette collaboration pas reluisante : le début du mensonge.
Dans les situations ainsi rappelées, on trouve des effets explicatifs de la pagaille durable de l’Etat contemporain au Mali, incapable de produire et consigner l’Histoire Générale du pays, simplement parce que certaines notabilités du moment appréhendent l’interprétation défavorable pour leurs lignées ou leurs communautés.
Le pouvoir colonial a trouvé aux chefferies féodales, sous sa protection, installées par lui, ou lui ayant fait allégeance, un puissant allié pour asseoir son autorité et atteindre ses objectifs. Pour éviter de se perdre, les chefs locaux ont préféré le plus souvent inscrire à « l’école des Blancs », « école des fils de chefs », des enfants de captifs, ou d’esclaves, en lieux et places de leurs propres progénitures, jalousement soustraits à l’aliénation d’une subordination programmée. Ces produits de l’école coloniale, bien entendu, seront des premiers commis et supplétifs de l’Administration coloniale, formés pour.
Lorsque débute l’intégration des colonies au processus politique de la métropole, le Parti Progressiste Soudanais (PSP), premier parti d’envergure du Soudan, est l’appareil en phase avec l’aristocratie collaboratrice. Le parti RDA (Rassemblement Démocratique Africain), qui viendra, bien après, y verra un ennemi de classe, du moment que lesdites chefferies étaient censées acquises à la volonté du régime colonial, contre les intérêts des «indigènes» soumis, et non favorables en plus à l’idée d’Indépendance. Donc, une fois victorieuse, l’Union Soudanaise, section du RDA (Us-RDA), à l’instar du Parti Démocratique de Guinée (PDG), décide de supprimer ces chefferies traditionnelles, statuts évidemment incompatibles avec la nouvelle organisation sociale et la république en projet, et aussi pour ne pas risquer de subir à la longue le revers de leur pouvoir d’influence au profit des forces rivales.
Le principe d’égalité de la République
En optant pour le socialisme, il s’agissait pour le jeune pouvoir malien de poser les bases de l’égalité en droit de tous les citoyens, contre les privilèges d’un système suranné d’asservissement et « d’exploitation de l’homme par l’homme ». L’Us-RDA s’affirme comme une force progressiste, animée par les idéaux de liberté, engagée à combattre les forces réactionnaires et toutes formes d’injustice et de discrimination.
Ainsi, sont promus dans l’Administration publique malienne, de nombreux cadres issus de communautés anciennement déconsidérées, en mauvaise senteur dans la collectivité, ou de groupes relégués au bas de l’échelle sociale.
Ces catégories plus ou moins discriminées, identifiables par leurs noms et leurs origines, sont, à Bamako, des Maliens naturellement libres, jouissant de tous leurs droits, importants par leurs nouvelles fonctions, honorés par la République et intégrés sans préjugés par la société d’accueil, majoritairement malinké-bamanan. L’on consent même le mariage avec eux, à titre de citoyens comme les autres, fi du mépris que manifeste à leur égard ceux du même terroir, de la même région, qui les voient d’en haut comme des parias.
En tant que fonctionnaires, respectables à la capitale, ils n’en sont pas moins repoussés, malmenés par des concitoyens, lorsqu’ils regagnent la famille, le village ou la localité de départ, car tout de suite rappelés à leur statut dans la communauté, à la merci de toutes sortes de brimades et d’humiliation de la part des « maîtres » ou « chefs » présumés. Toute tentative d’opposition ou de résistance à cet ordre des choses de la part de ces cadres au statut inférieur est vue comme une rebuffade, passible de châtiments, pour les rappeler à l’ordre. Cela demeure encore une réalité de notre « république sans conscience », surtout gravissime dans les communautés esclavagistes sus désignées.
Si le régime socialiste avait perduré, nul doute qu’on en aurait terminé avec ces pratiques contraires à son projet égalitaire de vouloir modeler « un Malien de type nouveau ».
La débauche putschiste
Mais, l’avènement des militaires au pouvoir va perpétuer ce système féodal, archaïque, car leur conduite des affaires en mode mouvement de troupes, sans moule de valeurs, ravive, en lieux et places, les alliances avec les chefferies locales- coutumières, communautaires, maraboutiques, religieuses, en désaveu du socialisme, et comme moyen d’influence et d’adhésion des populations au nouvel ordre, à défaut d’une vision politique crédible.
Les autorités traditionnelles, marginalisées depuis l’Indépendance, regagnent en confiance et investissent la vie publique à leur façon, régulièrement consultés par le nouveau Chef de l’Etat, homme sans grande culture, se cherchant une marque de sagesse et assurer des racines à son pouvoir. Ici, débute l’histoire de l’Etat Woloso, sécrétion «mensongène» partant des fonctionnaires aux factionnaires de la cité, qui va pervertir le mental des populations de base : paysans, commerçants, étudiants, artisans, même mendiants, et mettre le pays à genou.
Le Mensonge premier réfère à l’intrusion des militaires dans la vie et le rôle politiques. Dans les démocraties occidentales, les militaires forment une caste qui ne saurait prétendre prendre le pouvoir pour gouverner. Bien que, chez nous, les Tondjons aussi, à Ségou, s’assimilaient à une caste de métier, dans notre imaginaire, le guerrier, synonyme de bravoure, est encore ce qu’il y a de plus honorable. Les chefs de guerre étaient, dans le contexte de l’époque, les détenteurs du trône et du commandement (empereurs, rois, princes, seigneurs, généraux). Même les captifs les plus vaillants étaient honorés, réhabilités et, assez souvent, consacrés comme chef, magistrat, ou même souverain (cas emblématiques de N’Golo Diarra de Ségou et de l’Almamy Samory Touré).
Dans notre mental donc, les éléments des forces de défense, qui versent leur sang sur le champ de bataille, participent de la crème sociale de dignité. Nous avons en Afrique une image anoblie du soldat, qui ne correspond pas à son statut dans l’Etat moderne dans les démocraties occidentales, où le profil est tout différent. Mais, il reste constant, dans une république organisée sur le modèle européen, comme nous l’avons eue, que les métiers d’arme ne sont pas qualifiés pour l’exercice du jeu politique, bien que l’armée soit de la société politique. Cela paraît une évidence, car la tentation serait grande pour certains de vouloir s’imposer plutôt par les armes à la volonté populaire, en déni de liberté et de souveraineté. C’est bien pourtant ce qui se passe en Afrique, depuis les Indépendances, avec les coups d’Etat en série, perpétrés le plus souvent par une action militaire, le plus souvent opération subversive de la puissance coloniale, dont la France, surtout elle, qui en a fait une spécialité.
En dégageant des leaders légitimes et permettant aux militaires, pour lesquels elle n’a aucun égard, de s’installer aux commandes de nos Etats, le pouvoir français s’assure de contenir la colère de nos peuples par leurs propres armées, craintes pour leur brutalité, et qui répriment, tuent, massacrent jusqu’à la disgrâce. En fait, elle les contrôle, manipule et instrumentalise, à travers leurs chefs, qu’elle encadre, pour ses visées. S’il arrive qu’un militaire au pouvoir ne se plie pas à sa volonté, elle trouve moyen de le faire renverser, parfois même éliminer, en prétextant agir contre la dictature et pour la démocratie.
Nos soldats de l’Indépendance, formatés encore dans l’esprit de l’armée coloniale, n’ont plus grand-chose à voir avec la représentation que nous avions « des fiers guerriers de l’Afrique ancestrale », enracinés dans nos valeurs. Ils se retrouvent dans la qualité de courage et de sacrifice, sans doute, mais diffèrent dans la mentalité prédatrice induite de l’armée coloniale en terrain conquis, où la vertu, la dignité, n’est pas le maître mot. Le butin de la rapine (richesses, femmes, provisions) est le traître lot pour motiver ou consoler les troupes dressées à cet effet pour écraser, piller.
Lorsque la machine guerrière est détachée de ses amarres que sont les valeurs sociétales, elle peut devenir un métier criminel aux mains des chefs, qui les utilisent, en abusant de la logique hiérarchique de la discipline, pour servir leurs propres desseins, qui divergent du service du souverain, c’est-à-dire le peuple. C’est ce trait des armées africaines en construction qui a été utilisé par la cellule africaine de l’Elysée du fameux Jacques Foccart, en contact avec tous les officiers et sous-officiers, anciens légionnaires de l’armée coloniale, pour déstabiliser et abattre les régimes nationalistes récalcitrants. Seul Ahmed Sékou Touré de Guinée, qui l’a compris et dénoncé à l’époque sur les antennes de Radio Conakry, a échappé à cette conspiration, qui a entraîné beaucoup de victimes dans ses sillages, dont des innocents (Paix à leurs âmes).
Aujourd’hui encore, les mêmes services de métropole continuent de nous lier, en utilisant à leur service des cadres dans les rouages de l’Administration et des forces armées, et en propulsant leurs favoris fantoches à la tête de nos Etats. C’est là un des fils rouges du gros Mensonge fondé sur la béate servitude des « Nègres de maison ».
Dans le cas d’espèce du Mali, les jeunes putschistes de 1968, avec comme chef un jeune lieutenant de 32 ans, vont tout faire pour se donner, après coup, une certaine légitimité. Il va sans dire, que de la période coloniale aux 8 premières années d’Indépendance, les meilleurs des écoles, sans exception, n’ont jamais été orientés vers l’Armée, destination d’élèves en difficulté. Les jeunes des années 60, dont je suis, se glorifiaient des titres de professeurs et docteurs : philosophes, mathématiciens, historiens, magistrats, ingénieurs, médecins, architectes, sociologues, linguistes, avocats, notaires, pharmaciens, parmi les plus prestigieux. Venaient après : les économistes, les administrateurs, les rédacteurs d’information ; puis les maîtres des arts (musique, dessin, théâtre, animation). Les corps en uniforme (armée, gendarmerie, police, douane, garde, eaux et forêts) se faisaient un choix par défaut, réservé dans sa majorité aux moins doués dans les lettres et les sciences. En général, c’était les plus âgés et les champions de l’éducation physique qui étaient orientés vers ces métiers, qui ne demandaient pas de gros diplôme, en ce temps.
A partir du coup d’Etat s’opère un renversement des valeurs. Le nouveau régime sonne le glas de l’élite intellectuelle jalousée avec rancœur. Après l’emprisonnement des responsables, il choisit des collaborateurs parmi les seconds couteaux et s’attaque au prestige des professions enseignantes, dénigrées. A partir de ce moment, on s’évertue à descendre les intellectuels du haut de leurs savoirs enviés, les ravalant à l’occasion au niveau du dérisoire : « Karamoko djalan ni », « diplôme fu », x et y. De là, commence la vilénie corrosive du grand Mensonge : le déni du mérite, qui sera à terme fatal à la république. Et, cette sourde campagne de philistins est insidieusement entretenue par tous ceux qui, ambitieux, volaient bas, avec des résultats mitigés ou médiocres, prêts à défendre que : « premier en classe ne veut rien dire » ; et partant, doués dans les études aussi n’a aucune importance.
Ceux qui avaient de bons cursus devaient faire allégeance pour être épargnés, tolérés et promus à l’occasion. Ceux qui ont refusé la compromission étaient traités de tous les noms, écartés, mis au garage ou en prison, selon. On sort à la suite les batteries des demi lettrés contre les «gros mots», les «beaux discours», les «pensées refuges» (Karl Marx, Engels, Lénine), les auteurs de lettres sublimes (Lamartine, Victor Hugo, Chateaubriand), en se donnant l’image populiste d’hommes du peuple, de pragmatiques consommateurs d’africanité, de bien-pensants armés de sagesses populaires et de quelques citations rudimentaires, ronflantes, choisies pour torpiller les théoriciens et rhétoriciens de l’école, qu’ils vont laminer totalement en moins de dix ans.
Les égarements émanant de la junte
A la pratique des détournements, qui feront des émules parmi les civils (ardoises au cou des menus fretins), la junte apprivoise les cadres qui acceptent de collaborer, leur ouvrant les voies de la jouissance, du plaisir, avec les femmes au centre. La nouvelle théorie de la réussite qui vise les dames est celle des 4 V : villa, voiture, virement et verger.
Pendant ce temps, la mauvaise gestion amène le pays au bord de la cessation de paiement, et les fonctionnaires accusent de plus en plus des mois sans salaires (2, 3, jusqu’à 6 mois et plus de retard dans certaines circonscriptions). Les enseignants, la grande majorité du personnel de l’Etat à l’époque, sont les plus fragilisés par ce sevrage, n’ayant pour toute ressource en emploi que leurs savoirs et la poudre de craie au tableau noir de la classe. L’enseignant «dé-salarié» devient la mascotte risible du dénuement, objet de la raillerie du petit peuple, admiratif des frasques et de la gabegie de cette clique de « bidasses en folie ». Pire, des galonnés et subalternes viennent investir l’espace scolaire pour administrer des «corrections» à des maîtres ayant sévi contre leurs rejetons, sans doute vauriens ou indisciplinés, misant sur la cancrerie du «garde-à-vous» paternel.
Le maître battu, désormais non respecté en classe, qu’est-ce qui reste de l’autorité scolaire ? L’école en a pris un grand coup. Par ailleurs, des dignitaires se permettent la drague des filles : élèves et étudiantes ; des épouses : secrétaires, cadres et autres collaboratrices, certaines- promues du droit de cuissage à des postes de haut niveau (directrices, chefs de service ou de projet, ministres). Côté enseignants, se révèle aussi des abus d’élèves ; et on voit de plus en plus des cas des filles engrossées par des maîtres, ou des camarades.
Le déni des postes aux travailleurs les plus méritants se solde parallèlement par la promotion aux responsabilités par népotisme, favoritisme et clientélisme. Il suffit de pouvoir s’exprimer un peu en français, d’avoir du toupet et se permettre d’attaquer bassement (même en langue nationale par des niaiseries) ceux qui sont censés avoir du bagage, pour éblouir les incultes (encore plus bêtas), et se voir éligible par cette coalition de l’engeance.
On se fout des résultats attendus, ce n’est pas le but. La finalité pour ces zouaves étant une affaire de profit, de jouissance, de plaisir ; aucun sens du service public. Alors, les cadres sont désormais parachutés selon la filiation, les affinités, les relations ; et les femmes, qui tiennent les ceintures et le bout des ceinturons, seront pour beaucoup dans les recommandations des leurs (maris, frères, fistons, cousins, amis, beaux). C’est le principe du bras long qui fonctionne et s’impose, fi des capacités professionnelles. Il ne suffit plus d’être le mieux qualifié, il faut un parrainage pour venir, ou pour rester en place. Il n’y a plus d’Etat.
Le retournement moral
L’inversion est acquise, depuis. Désormais, si tu es premier, major de promotion, cela te regarde ; on s’en fout éperdument. Les puissants du jour n’en ont cure et ont d’autres chats à fouetter. Le dernier de la classe, vagabond, mal poli, peut se retrouver à la tête du service qui t’emploie, ou être le responsable qui reçoit ta demande d’emploi. Il te narguera, bien sûr, sinon salira ton dossier ou te bloquera en guise de revanche.
Vous faites un concours, puisque le régime laisse faire et, en vérité, l’encourage, les passants sont pour la plupart ceux présélectionnés par les « organisateurs », même s’ils n’ont pas daigné se présenter en salle le jour de l’examen. On passe le concours sans concourir.
Il faut dire que toutes ces aberrations au Mali, c’est bien avant 1991 ; pour les inconditionnels des prédateurs du CMLN et de l’UDPM qui veulent trouver des vertus au sinistre règne de 23 ans de ce régime malfaisant, qui a plongé le pays dans les marais du marasme sous toutes les facettes : alimentaires, scolaires et universitaires, sanitaires, judiciaires, monétaires, militaires, sécuritaires, avec les problèmes de salaire, la misère des fonctionnaires et l’échec des affaires. Il se trouve que les successeurs du Président Traoré n’ont pas pu sortir le pays du marécage des sauriens et bon-à-riens démultipliés. Bien au contraire, ils vont à leur tour, l’enfoncer davantage et, des fois, faire pire dans l’irresponsabilité, l’abus de deniers publics, la gabegie, le degré de corruption et le niveau de délinquance financière.
Les élèves et étudiants finissent de se convaincre de l’inutilité de l’apprentissage et de la performance scolaire et académique, puisque ça ne sert à rien (?!). Vous vous tuez à apprendre, à avoir de bons résultats, au finish c’est ceux qui bénéficient de coups de piston qui sont retenus, choisis, consacrés, engagés.
Devant l’amertume des professeurs et des maîtres indignés, les puissants feront preuve de largesse, en désintéressant les poissons par des enveloppes et cadeaux qui tombent, des promesses de promotion et autres faveurs en guise de récompense, et surtout pour les avoir à leur faux-jeu. Tout le monde ne mord pas à l’hameçon. Certains ont su garder leur dignité et se mettre à l’écart du marché aux putois et des marchandages dévergondés de leur sacerdoce. Le Mali le leur revaudra quand le mérite propre sera reconnu.
Un autre réflexe va naître dans le corps professoral, qui assiste à ce ballet nauséabond entre l’administration et les bonzes avec leurs proches (ministres, conseillers, directeurs, chefs, nababs, professionnels), demandeurs de faveurs. Certains formateurs, par finir, ont cédé à la tentation de monnayer leurs évaluations pour diverses raisons. A partir de ce moment, les notes commencent à se vendre, jusqu’aux notes sexuellement transmissibles des années 2000. Après les notes, ce fut les passages aux sessions. Après les sessions, ce fut les examens, avec les sujets qui fuitent (pratique plus ancienne). Après les admissions aux examens, ce fut les thèses écrites par tiers et les diplômes arrangés. Après les diplômes achetés, ce fut les concours d’intégration automatique. Et, enfin les emplois et postes, qui se négocient. On a vu de tout, mais le meilleur était à venir. Le temps des faux-diplômes et des CV contrefaits même de personnalités dans les cabinets et les hautes fonctions de l’Etat. A présent, les diplômes gadgets, distribués à la pelle et au rabais par des écoles privées inaptes, qui encaissent et délivrent le carton, affaire de fric.
C’est tous ces millions, voire milliards, de microbes de mensonge injectés, qui ont causé une infection généralisée, le cancer de l’organisme étatique évoluant jusqu’à la métastase : la crise dite multidimensionnelle, ou la phase terminale. Tous les organes du pays sont atteints, malgré tout on n’a pas fini de se mentir en jouant au malin, avec la reprise, ou plutôt, la continuation des pratiques propres à reproduire les mêmes effets et le même syndrome.
Au Mali, on n’a plus peur de voler et d’aller en prison ; on n’a plus honte du tout de commettre un quelconque forfait et de se retrouver au violon ; on n’a plus peur de détourner « la masse à partager », de prendre sa commission ; on ne cesse plus de forger des mensonges pour se justifier, sans scrupule, même dans les Palais. En définitive, la vérité à retenir, c’est qu’ils ne craignent plus Dieu- U té Allah don !
Mon but n’est pas de faire la part des régimes successifs dans cette catastrophe de la gouvernance, déjà décrite ; le Président Moussa Traoré paraissant presque comme un saint à côté des énormités de ses tombeurs et successeurs. L’exercice cherche à faire comprendre aux plus jeunes le processus de pourrissement de la vie publique, commencé sous le régime militaire, poursuivi sous l’Udpm, la transition de 1991-92 et la démagogie de la «démocratie de façade», à partir de 1992, finissant par la crise totale de 2012, 20 ans après la chute de Moussa Traoré, 44 ans après le renversement de Modibo Kéita et 52 ans après notre accession à l’Indépendance.
On n’a pas vu encore la fin, car celui sur qui la nation en détresse a misé son dernier espoir n’a pu apporter le moindre changement, bien au contraire. On chemine dans les superlatifs de la mauvaise gouvernance pointée. Cette déliquescence de l’Etat continue jusqu’à présent, indépendamment de ce que les prédateurs et voyous, tous ces promus de la spéculation sans mérite, savent faire au mieux : abuser du denier public. On continue le bricolage, faisant des rafistolages, incapables de trouver le bon remède, de résoudre l’équation « sans inconnu », car hors du métabolisme du système, désormais à l’index.
La désinvolture des voleurs
Le système a généré ses propres monstres pour détruire les valeurs de référence. Il est le socle de la corruption sous toutes ses formes qui gangrène tous les compartiments de la société. Dans l’école, il a eu à engendrer une mafieuse AEEM d’affaires, qui réglait plutôt d’autres business que le régime des études. Il a donné des parlementaires qui se gratifient de rémunérations exceptionnelles à leur guise, et dorénavant prolongent eux-mêmes leurs mandats. Il laisse trôner des Chefs de l’Etat qui s’adjugent des fonds spéciaux à volonté, en sursalaire, sans daigner rendre le moindre compte à la nation grugée. Il fait distribuer des galons à des officiers de salon et de parade, au détriment des meilleurs attestés, les durs, craints, fi de la valeur militaire et des exploits de campagne ; tandis que d’autres se tapent les PGA, frais de carburant et autres subsides des troupes. Les traîtres et vendus empochent tranquilles les grosses parts des budgets de défense, dont des marchés fictifs et des combines de surfacturation.
Le même système permet à des fonctionnaires d’amasser des fortunes par malversations au dépend du contribuable et des populations, dans la misère ; autorise des marchés publics non transparents qui arrosent les décideurs et redistribuent des dividendes à la chaîne. Il fait que les services de sécurité et de contrôle collectent quotidiennement de l’argent sur les citoyens et les opérateurs économiques, s’enrichissant de façon illicite, au vu et su de tous. Il aboutit à distribuer aux paysans des articles de qualité non conforme ; importer et vendre des engrais et huiles frelatés, des viandes avariées, des produits périmés et toxiques. Il donne droit aux maires de spéculer sur le foncier pour s’enrichir.
On aura compris que la caractéristique principale du système est ce « festival de brigands » dénoncé par la révolution active du père Modibo. Qui est à la base de cette « descente aux affaires » ? Tiè tè, Muso tè, c’est le régime militaire et ses avatars. Mais, il faut reconnaître au passage que les prétendus démocrates à l’épreuve n’ont pas su faire mieux que Moussa Traoré et ses gouvernements. A dire vrai, leur expérience de l’Etat semble se limiter à ce qu’ils ont vu se faire avec les militaires, auxquels nous contestions pourtant la compétence du métier politique. Ils ont même fait pire. Lamentable.
Le système mensonger
A présent que tout le monde parle et accuse «le système», dans un flou conceptuel, vaporeux, il convient de se demander, c’est quoi le système ? Nous voilà au cœur du grand Mensonge.
Le système, c’est un esprit corrosif qui émane d’une sédimentation de mensonges collectifs, auto-productifs, cumulés dans le temps par différents groupes et corporations en réseaux d’intérêt privés inapparents, qui se soutiennent dans leurs actes de prévarication, développant une logique de service mutuel profitable, érigeant leur connivence, complicité et micmacs en règles de gestion de la cité et de fonctionnement de l’Etat. L’amas organique de facétieux engendre un gaz soluble. Il adapte ses mécanismes et tentacules aux régimes qu’il irradie et macule de souillures, imprimant ses principes et sa logique à la décision. Le fatras instrumentalise et contrôle les institutions corrompues qu’il actionne ou paralyse, qui finissent dissolues, et a raison des bonnes volontés militantes mal préparées, non aguerries, parfois soudoyées, intégrées, qui deviennent par finir méconnaissables. Voilà le système qui a la double caution de l’esprit colonial et des cercles auxquels le mensonge profite.
Le système qui nous a légué le grand Mensonge se révèle ici par ses multiples inducteurs.
• Il y a Mensonge, lorsqu’un Etat, dit souverain, se trouve dépourvu d’instruments basiques de souveraineté : autorités légitimes, école, défense, édition, monnaie, ingénierie propre. Que peut une république promue en langue étrangère par des plus ou moins bons élèves de leurs maîtres étrangers, exerçant un droit étranger sur le dos d’une majorité analphabète ; usant d’une monnaie étrangère avec des institutions calquées, étrangères ; des discours sans oreille, des politiques copiées, cultivant et maintenant la dépendance de l’étranger ?
• Il y a Mensonge, lorsque les parvenus au sommet de l’Etat, que ce soit par putsch, fraude quelconque et tous autres moyens irréguliers d’ascension, confortent leur assise par les jeux de combine et de système : révision des lois, achat de conscience, corruption active et passive, entorse à la régularité et déni de justice, passe-droits, pressions, réseaux mafieux, chantages, presse aux enchères, mercenaires de la plume, crimes de sang… Comment exempter les servitudes de la double nationalité, forme irrécusable pour les dirigeants d’intelligence avec l’ennemi ? Que dire de l’impéritie des gouvernants venus pour jouir au lieu de servir, profiteurs sans vision ni outil conceptuel, se contentant de la gestion bornée à la petite semaine, sans une politique solvable ni réel projet de maîtrise à terme en quelques domaines que ce soit ?
• Il y a Mensonge, lorsque la république qui les blanchit, permet à des gens d’origine douteuse, mauvaises graines, miséreux sans dignité aucune, d’accéder à des fonctions dont ils ne sont pas du tout dignes. Nous ne sommes pas égaux, c’est un mensonge. Les mêmes roturiers se servent de l’Etat pour leurs sordides desseins de personnes peu honorables, dépourvues de vertu familiale, capables de tout faire contre la décence, de toutes compromissions, pour assouvir leurs instincts animaliers. Ces misérables s’adonnent à toutes sortes d’artifices pour parvenir à leurs fins au goût de revanche sur la société : rêve de position sociale, désir d’inversion des rapports, avidité de richesses, ambition de carrière vorace, culte effréné de l’argent cherché à tout prix pour influer, paraître et dominer.
Aux sources de l’indignité
Ces individus, petits, assurément de mauvaise souche, jouant sur tous les tableaux de malhonnêteté pour se hisser, s’élever au-dessus du lot, une fois parvenus à des niveaux d’influence des décisions de l’Etat, sont ceux qui travaillent contre la nation, son unité et son intégration, avec des relents claniques, ethniques, régionalistes, irrédentistes, agissant à la solde des puissances qui les utilisent, distrayant la marche du pays vers le progrès. Comment ?
Soyez d’accord qu’il y a des choses qui ne s’inventent pas. Le sang est une réalité tangible, et la culture l’est également. Vous ne pouvez pas avoir au service, au travail, dans la vie de tous les jours, des valeurs que vous n’avez pas eues en famille, à travers l’éducation, par le bon exemple des parents qui y veillent. C’est à la maison, puisque corrigé copieusement pour les bêtises commises et rapportées, que vous apprenez religieusement à ne pas mentir, médire, tricher, se dérober, trahir, gourmander, voler, s’exhiber, envier ou dévier. Qui dit mieux ?
En règle générale, le père, ou tuteur, joue le rôle du «bourreau» ; le méchant qui gronde et intimide (sévérité). La mère, elle, est la surveillante au dos large, câline, qui suit, observe, remarque, interpelle, conseille, réprimande et traduit, au besoin, devant la loi (paternelle). Chez d’autres, c’est le contraire. Toujours est-il que l’autorité familiale sévit et administre le châtiment pour la correction de toutes indécences. Le tableau réel est bien plus complexe dans notre société avec les pères, mères et aînés multiples, mais la logique coercitive reste la même. Si vous n’avez pas appris en famille les bonnes manières, à rester soi-même et digne quoi qu’il arrive, où seriez-vous, un tant soit peu, capable de retenue dans votre existence, ou de dépassement de soi ? Cette question est pour chacun des prétendants à un rôle public dans la cité, qui devraient aussi se la poser, eux-mêmes.
La qualité morale et éthique est pétrie dans l’âme de la progéniture des familles respectables. Cependant, l’adolescent peut dévier au regard d’un contrexemple dans son entourage, suite à de mauvaises fréquentations, le fléchissement de l’autorité, ou encore l’effet de rencontres fortuites, d’une source d’influence quelconque, peu ou mal appréhendée par le censeur. Il est récupérable.
La diffusion croissante chez nous des comportements indignes, des actes de bassesses des individus, notamment jeunes, ne signifie nullement que leurs familles soient toutes roturières. Il faut remonter à la nature du pouvoir, comme dépeint plus haut, pour comprendre certains comportements des citoyens, non éduqués par un Etat de médiocrité. La dépravation des mœurs traduit néanmoins la décrépitude de l’autorité familiale où siégeait la civilité, en termes de moralité, de respect et de courtoisie, d’intégrité et d’émulation, d’ardeur à la tâche et de désintéressement.
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Masakuru
13 septembre 2019
Source: Info Matin