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Tribune libre: « Au Sahel, les États n’assurent même plus la sécurité ou la justice »

Malgré les dispositions prises par les États sahéliens et leurs partenaires, la sécurité au Sahel se dégrade rapidement, au point que les scènes de violences risquent de déborder vers certains pays du Golfe de Guinée. L’aggravation de la situation peut être qualifiée de plusieurs manières.



En premier lieu, les zones touchées par les violences s’étendent dans presque toutes les Régions du Nord et du Centre du pays. Les deux foyers des tensions de 2012 (Bassin du Lac Tchad et Nord du Mali) sont venus s’adjoindre au Centre du Mali, une partie de l’Ouest du Niger et le Nord puis l’Est du Burkina Faso. Rien n’indique aujourd’hui qu’à court terme cette expansion soit contenue. Les récentes attaques à une centaine de kilomètres de Ouagadougou et l’assaut donné contre une garnison malienne de la Force conjointe du G5 Sahel en témoignent cruellement.
Ensuite, cette extension géographique des zones touchées par les violences s’accompagne très logiquement d’une nette augmentation, ces deux dernières années, du nombre de victimes et de Déplacés. Les bases de données disponibles, comme celles de l’ONG The Armed Conflict Location & Event Data Project (Acled), le confirment.
Enfin, c’est la variété des formes et des acteurs de la violence qui s’étend. Le terrorisme est évidemment toujours une menace centrale, mais il côtoie et parfois s’hybride avec d’autres phénomènes.
Ainsi, dans le Nord du Mali, des Groupes armés s’affrontent pour le contrôle de points de passage des trafics. Au Centre du pays, des milices communautaires sont, elles, entrées dans un cycle de représailles réciproques sur les communautés voisines, comme en témoigne le terrible massacre d’Ogossagou, en mars dernier. Et les Forces armées, victimes d’attaques des Groupes djihadistes, se vengent parfois sur des civils issus des villages dont viennent les présumés assaillants, ajoutant une couche de violence supplémentaire.

Coupeurs de route et groupes d’autodéfense

Cette situation critique a permis la création et l’ancrage local des
Groupes de « coupeurs de route » et de « vigilance » (Groupes d’autodéfense villageois) comme les Koglwéogo au Burkina Faso, qui pallient l’absence de l’Etat en s’érigeant en sorte de police rurale, mais parfois aussi en système judiciaire et pénal parallèle. Les catégories sont bien sûr poreuses (tel groupe « djihadiste » peut aussi être protecteur d’une communauté) et les acteurs armés sont très fluctuants quant à la définition de leur « ennemi ».
Ainsi, le Groupe Ansarul Islam, au Burkina Faso, s’attaque-t-il d’abord aux Notables peulhs de la Province du Soum (Nord), à quelques Imams et aux Fonctionnaires de l’État (dont certains étaient membres du Groupe avant qu’il devienne violent), puis aux forces armées et de sécurité, puis à certaines populations comme les Mossis, puis, plus récemment encore, à des minorités chrétiennes.
Plus inquiétantes encore sont les tendances socio-économiques et démographiques, même si les pays présentent des trajectoires différentes. La zone est en forte expansion démographique, avec des populations dont l’âge médian tourne autour de 17 ans. Ce facteur n’est pas un problème en soi, mais vient accentuer certaines fragilités.
Pour entrer dans des trajectoires d’émergence, ces pays ont besoin d’investir massivement dans certains secteurs comme l’éducation. Or, des efforts budgétaires déjà insuffisants rencontrent une population scolaire de plus en plus importante. Autrement dit, dans des pays aux économies fragiles, les États devraient augmenter très substantiellement leurs taux d’investissements (rapporté à chaque élève) dans le secteur éducatif pour enclencher une dynamique. Les pays sahéliens ne sont, donc, pas sur une trajectoire de rattrapage, mais semblent même décrocher vis-à-vis des pays émergents, voire de certains pays du Golfe de Guinée.

Des économies fragiles face aux chocs externes

Cette expansion démographique crée des bataillons de plus en plus importants d’entrants sur les marchés nationaux du travail. Or, ceux-ci ne peuvent proposer à cette jeunesse que très peu de « bons emplois », d’ailleurs souvent préemptés par les fils et filles des bourgeoisies nationales qui ont pu échapper aux systèmes scolaires publics et qui, de surcroît, disposent d’un capital social bien plus important. Une partie des Diplômés et les autres entrants rejoignent l’énorme secteur informel urbain. Ce goulot d’étranglement est une véritable machine à frustration de la jeunesse qui peut constater, par ailleurs, quotidiennement les manifestations les plus visibles de la corruption des classes Dirigeantes.
La faible capacité du marché du travail à créer de bons emplois est la conséquence des modèles économiques adoptés par ces États dont les Budgets sont souvent étroitement dépendants de l’exportation d’un bouquet limité de produits miniers ou énergétiques. Ces modèles rendent les économies fragiles face aux chocs externes. À mesure qu’on s’éloigne des grandes villes et des poches d’économie modernes que représentent les entreprises du secteur extractif, la présence de l’Etat s’affaiblit. Loin de pouvoir délivrer les services de base ou même les infrastructures les plus rudimentaires, les Etats n’assurent même plus leurs fonctions régaliennes : la sécurité, la justice… D’autres acteurs ont pris la relève et exercent une sorte de gouvernance partagée.
Loin de signer une disparition des États, ces tendances dessinent des réagencements dans lesquels les acteurs périphériques et internationaux peuvent être instrumentalisés par les États centraux pour exercer des gouvernances indirectes. Tout cela n’est pas nouveau; certes, mais les rapports de forces militaires dans des pays comme le Niger, mais surtout le Mali et le Burkina Faso, sont de moins en moins favorables aux États centraux. Et les acteurs périphériques des scènes de violences (ou d’insécurité) ont également des capacités d’instrumentalisation des politiques des États centraux.
Alain Antil (Chercheur en Géographie politique, Responsable du Centre Afrique subsaharienne de l’Institut français des Relations Internationales-IFRI) ; il est auteur d’une étude intitulée «Sahel : soubassements d’un désastre»

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