Jean-Loup Bonnamy, géopolitologue et professeur agrégé de philosophie, dresse un résumé de nos erreurs au Mali où notre ambassadeur vient d’être renvoyé, et des faillites politiques de ce pays qui ont conduit à la situation actuelle.
Rien ne va plus entre le Mali et la France. Pourtant, souvenez-vous, tout avait bien commencé : début 2013, les troupes françaises étaient acclamées par la foule. Aujourd’hui, le Mali renvoie notre ambassadeur. Comment en est-on arrivé là ?
Retour en 2020, quand le président malien Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), proche de la France, est renversé par un putsch. Les putschistes se divisent alors en factions rivales. Le président de transition, et son Premier ministre sont arrêtés par le vice-président de transition, l’officier Assimi Goïta, qui devient le nouveau président de transition, à la tête d’une junte militaire. Les relations entre la France et cette junte sont exécrables, Emmanuel Macron ayant fustigé l’attitude de « ce qui n’est même pas un gouvernement ».
Bien sûr, les nouvelles autorités maliennes sont loin d’être irréprochables. Elles s’enferment dans la provocation et l’ingratitude, alors que 58 soldats français sont déjà morts au Mali. Elles se leurrent en pensant que les mercenaires de la société privée russe Wagner seront efficaces sur le terrain. Wagner sera grassement payée mais ne pourra pas faire le quart de ce que l’armée française fait gratuitement dans le cadre de Barkhane.
Il faut voir dans cet appel à Wagner le signe d’un lien ancien entre la Russie et le Mali. En effet, Modibo Keïta (1960-1968), qui fut le premier président du Mali indépendant, tenait un discours socialiste et tiers-mondiste, qui l’amena à nouer des partenariats avec l’URSS : des cadres soviétiques vinrent au Mali et de nombreux Maliens, civils et militaires, furent formés en URSS. Mais recourir à Wagner, c’est aussi, pour les membres de la junte, avoir une garde prétorienne étrangère pour assurer leur sécurité plus fiable que des militaires maliens tentés de devenir putschistes à leur tour.
Cependant, la position française à l’égard de la junte n’est pas non plus exempte de tout reproche. Tout d’abord, par son incurie et son inefficacité, l’ancien Président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) avait lui-même créé la situation explosive à l’origine du putsch qui l’a renversé.
Ensuite, comme le rappelle le politologue Guillaume Bigot, la doctrine de la diplomatie française, depuis la présidence du général de Gaulle, consiste à « reconnaître les États, indépendamment des régimes » et à ne pas s’ingérer dans les affaires intérieures des pays étrangers. C’est en vertu de ce principe que de Gaulle a reconnu la Chine communiste. La seule chose qui doit nous guider est la recherche de notre intérêt et de la stabilité, sans donner des leçons de morale ou de démocratie. Il convient donc de ne pas s’engager à l’égard de la junte dans une logique de surenchère et d’escalade, essentiellement basée sur l’ego et l’affect.
Enfin, les autorités maliennes ont le sentiment d’un deux poids, deux mesures, appliqué hypocritement par la France à leur détriment. En effet, la France reconnaît sans difficulté les gouvernements autoritaires de très nombreuses autres dictatures africaines ou moyen-orientales, entretenant même d’excellentes relations avec certains d’entre elles.
Mais la raison principale de la brouille entre la France et le Mali est le souhait de la junte de négocier avec certains groupes rebelles. Ici, la France est prisonnière de son propre récit officiel : depuis 2013, les autorités françaises affirment combattre le djihadisme international au Mali. Et on ne saurait négocier avec les terroristes. Or, ce narratif est en grande partie inexact. On peut diviser les rebelles islamistes au Mali en deux catégories : d’une part, les rebelles poursuivant bien un authentique projet califal et djihadiste, comme la branche locale de Daech (EIGS). Mais ce n’est pas avec eux que la junte négocie. D’autre part, les rebelles dont la révolte est avant tout locale et ethnique.
En effet, les membres de cette principale catégorie de rebelles sont surtout des nomades Touaregs et des Peuls, c’est-à-dire des ethnies d’éleveurs en conflit séculaire avec les ethnies d’agriculteurs sédentaires qui dominent politiquement le Mali. Ces conflits se jouent autour de choses très concrètes, comme les points de passage pour la transhumance du bétail ou l’accès aux puits, et sont envenimés par l’explosion démographique (50 % de la population malienne a moins de 15 ans), le réchauffement climatique, la désertification qui fait avancer le Sahel vers le sud…
Pour ces rebelles-là, l’islamisme est avant tout un vernis et ils n’ont nullement le projet d’instaurer un califat ou de commettre des attentats en Europe. Le Mali, qui est un État souverain, a donc raison de dialoguer avec cette catégorie de rebelles si cela peut ramener la paix. Négocier est un acte tout à fait ordinaire dans les affaires politiques et militaires. C’est même bien souvent pour être en position de force lors des négociations que l’on fait la guerre.
À ces enjeux ethniques viennent s’ajouter d’autres questions, comme l’ingérence de l’Algérie (qui soutient certains groupes rebelles et en combat d’autres) ou les nombreux trafics qui pullulent dans la région : migrants, cigarettes, armes, drogue (un tiers de la cocaïne expédiée d’Amérique vers l’Europe transite par le Sahel). Toute cette complexité ethnique, diplomatique, mafieuse… a été masquée par notre obsession pour le seul djihadisme.
Par conséquent, au Mali, nous n’avons pas eu de véritable stratégie de contre-insurrection. Nous nous sommes limités à faire du body count (c’est-à-dire tuer le plus d’ennemis possible), mais nous n’avons rien fait pour « gagner les esprits et les cœurs » des populations, notamment celles les plus tentées par la rébellion. Nous aurions dû multiplier les petites actions civilo-militaires et économiques locales, négocier pour détacher certaines tribus de la rébellion et les mercenariser (c’est-à-dire qu’elles prennent les armes à nos côtés contre les autres rebelles), chercher des solutions politiques… Et comme le souligne le colonel Michel Goya, nous n’avons pas su fixer d’objectifs clairs et réalistes à l’opération Barkhane. Cet échec n’incombe pas à notre armée, qui a fait un travail remarquable, mais aux autorités politiques françaises, aveuglées par le seul prisme djihadiste.
Autre signe d’aveuglement : la France a enjoint aux autorités maliennes d’organiser rapidement des élections. Cette obsession récurrente pour l’organisation d’élections en Afrique trahit une profonde méconnaissance du terrain. Seuls 30 % des Maliens sont alphabétisés. Dans une société totalement dominée par la question de l’appartenance ethnique, les électeurs votent non pas pour un programme mais pour un parti qui représente et défend leur ethnie. Le mécanisme est bien connu et on le voit à l’œuvre dans de nombreux pays africains depuis la décolonisation. Dans un tel contexte, l’élection est vide de sens et aboutit à une pure arithmétique ethnique où les ethnies majoritaires confisquent légalement le pouvoir et privent les ethnies minoritaires de tout espace politique, avec la bénédiction naïve des pays occidentaux. Les minorités ainsi exclues sont souvent poussées à prendre les armes pour défendre leurs droits.
Au Mali, la marginalisation des Touaregs et des Peuls par les ethnies majoritaires a nourri la rébellion. Les élections ne sont pas une solution, mais une partie et une cause du problème. Cela veut-il dire que l’Afrique (et le Mali en particulier) serait inapte à la démocratie et condamnée à la dictature ? Certainement pas. Mais nous devons arrêter de vouloir plaquer de force sur la réalité africaine une conception rigide, procédurière et ethnocentrique de la démocratie occidentale, essentiellement fondée sur le processus électoral. Il faut encourager un modèle démocratique africain adapté aux réalités locales en institutionnalisant les modes de négociations traditionnels entre ethnies et en garantissant constitutionnellement les droits politiques des ethnies minoritaires.
« L’erreur est humaine, mais persévérer est diabolique », dit le proverbe. Alors espérons au moins que nous saurons changer complétement de paradigme.