LE PLUS. Dans un entretien accordé à France Info, Serge Lazarevic, ex-otage de 52 ans, revient sur les mois qui ont suivi sa libération le 9 décembre 2014. Détenu pendant trois ans en captivité par le groupe islamique Al-Qaïda au Maghreb, il se sent aujourd’hui tel un “SDF de la République”. Pour Hélène Romano, psychothérapeute et auteure de “Je suis victime”, cette réaction est fréquente.
Les propos tenus par Serge Lazarevic sont justes et à la mesure de ce que d’autres ex-otages ont pu ressentir.
Ce dont témoigne le suivi des personnes prises en otage, c’est que plus les conditions de détention sont effroyables (simulacre d’exécutions, violences physiques, privation de nourriture, de sommeil, de lumière et soin, détention humiliante), plus la durée de captivité est longue et plus le retour à la réalité est difficile.
Serge Lazarevic a vécu pendant trois ans sous le joug d’un groupe islamique. Son histoire est exceptionnelle, mais la souffrance dont il témoigne aujourd’hui se retrouve chez d’autres victimes de violences traumatiques intentionnelles.
Parmi les otages que j’ai pu rencontrer, tous m’ont décrit trois phases bien distinctes qui ont suivi leur libération.
1. La phase de déréalisation
Durant les 48 heures suivant leur libération, un otage vit dans une sorte d’euphorie totale, c’est d’ailleurs le mot choisi par Serge Lazarevic. Il a l’impression d’être le spectateur du film de son histoire. Tout ce qui se passe autour de lui semble irréel. C’est ce que j’appelle le “moment de déréalisation”.
Dès la première journée, l’otage passe brutalement d’un monde à l’autre : de son lieu de détention à l’ambassade ou au consulat où il est pris en charge par les autorités, avant de revenir en France et d’être exposé comme le serait un trophée par les politiques. Caméras, conférences de presse… Les premiers jours ont un côté surréaliste, étourdissant et profondément troublant.
Tous les otages se disent s’être sentis dépossédés de leur histoire car ils se rendent compte qu’en leur absence, des gens ont parlé d’eux, connaissent leur histoire. Les autres savent tout de vous, mais vous, vous ne connaissez rien d’eux.
Pendant cette période de bouleversement émotionnel, tout est très confus. On vous dit d’être fier d’avoir survécu, alors que vous n’avez été libéré que grâce à l’intervention d’autres personnes. Vous êtes libéré et en même temps, vous pensez à ceux qui ne le sont pas ou qui ont été assassinés.
Ce décalage violent entre le soulagement des proches, des politiques et le ressenti de celui qui vient d’être libéré a nécessairement des répercussions sur la suite.
2. “Merci, mais je ne veux pas parler”
Puis vient la phase des remerciements, qui durent souvent plusieurs semaines. L’otage ressent un devoir d’être reconnaissant à l’encontre de tous ceux qui l’ont aidé, ceux qui se sont mobilisés et qui ont participé à sa libération. Cela peut être vite épuisant physiquement (il faut être disponible pour toutes les cérémonies où vous êtes sollicité) et psychiquement.
Les proches, eux, pensent que maintenant que l’otage est libéré, tout ira pour le mieux. Mais il ne faut pas oublier que certains otages vivent avec un sentiment de culpabilité en repensant à ceux qu’ils ont laissés derrière ou qui sont morts.
L’otage retrouve donc ses proches et doit continuellement revenir sur ce qu’il a vécu. On lui demande de raconter sans cesse la même histoire sans trop rentrer dans les détails non plus car il y a des choses, comme le viol, qu’on préfère ne jamais entendre. Il m’est arrivé de conseiller à des ex-otages de répondre simplement :
“Merci pour tout ce que vous avez fait, mais je n’ai pas envie pour le moment de parler de mon histoire.”
3. Serge Lazarevic reprend pied dans la réalité
La troisième phase, celle dans laquelle se trouve plongé Serge Lazarevic, consiste à reprendre un rythme de vie normal. Elle survient généralement au bout d’un trimestre après la libération quand les médias, les politiques, l’entourage passent à autre chose, mais que l’otage, lui, ressent un vide soudain.
Par exemple, je me souviens d’un ingénieur qui avait été pris en otage. Au bout de trois mois d’arrêt maladie, la question de la reprise de travail se faisait de plus en plus pressante. Souffrant de troubles post-traumatiques comme Serge Lazarevic, cela lui était impossible. C’est ce genre de situation qui peut pousser l’ex-otage à se sentir peu soutenu, voire abandonné. Les dépressions sont très fréquentes.
Très massivement, l’entourage se retrouve dans l’incompréhension la plus totale. Une femme d’un ex-otage avait le sentiment que son mari était là sans vraiment sentir sa présence. “Il est comme une ombre”, me disait-elle.
En effet, après une prise d’otage, la victime est nécessairement changée. Ils ont changé ; leurs proches aussi. Les proches doivent réapprendre à vivre avec ce nouveau lui. Il va leur falloir à tous se redécouvrir et accepter ces changements. Ce n’est pas facile et cela prend du temps. On retrouve un comportement similaire chez les soldats qui reviennent de missions difficiles.
Une victime doit se sentir soutenue par l’État
À ce retour difficile à la réalité s’ajoute un sentiment d’abandon de la part de l’État qui peut être vécu très violemment. Les ex-otages ont l’impression qu’on leur a fait croire qu’ils étaient importants (ils ont vu le Président, des ministres, des autorités) avant de les lâcher complètement.
Ils ont souvent l’impression d ‘avoir été utilisé à des fins électorales, comme le montre cette remarque d’un ex-otage :
“C’est bon pour leur sondage de poser avec nous en photo.”
Ils le vivent comme une double peine car ce retour à la réalité, c’est aussi réaliser que pendant la prise d’otage il y a souvent eu des loyers impayés, des problèmes financiers et au retour des dettes qui s’accumulent ; on se retrouve sans aucune feuille d’imposition, avec des administrations épuisantes d’incompréhension et de technocratisme… Ceci est aussi vécu par des personnes hospitalisés très longuement suite à de graves accidents.
Une réelle reconnaissance des blessés psychiques
J’estime que, pour ce genre de situations, l’État devrait garantir à ces blessés psychiques des droits spécifiques. Pourtant, rien n’existe. Ces ex-otages sont des victimes de guerre ; les enlèvements de civils par des terroristes sont des violences de guerre.
Bien sûr que l’État répondra qu’il existe des associations pour soutenir les victimes, mais la réalité est toute autre. Ces dispositifs fonctionnent de façon très aléatoire, la majorité avec des stagiaires psychologues ou des bénévoles et non des professionnels. Or la bonne volonté ne suffit pas pour soutenir de façon adaptée des blessés psychiques qui reviennent de l’horreur.
Ces associations ne sont pas des lieux dédiés aux prises en charge thérapeutiques, n’ont pas d’assistantes sociales qui pourraient aider dans les démarches, ne peuvent pas payer tous les frais du retour à la vie civile de ces victimes. Il y a un véritable gouffre entre ce qui est dit aux victimes et la réalité de ce qu’elles vivent.
Je milite avec Xavier Emmanuelli, Boris Cyrulnik et bien d’autres pour une réelle reconnaissance des blessés psychiques et pour la création d’un document officiel qui prendrait en considération leur situation et qui permettrait par exemple aux ex-otages de faire valoir ce “trou” de vie et de ne pas avoir à continuer de subir les conséquences de leur prise d’otages des années après leur libération. Cela pourrait simplifier les très nombreuses démarches administratives qui s’imposent à un ex-otage.
À partir du moment où une personne a été otage, elle devrait également avoir le droit à une couverture de ses soins, à une prise en charge psychothérapeutique le temps nécessaire, à un soutien financier d’un ou deux ans qui lui permettrait de se reconstruire et d’une aide pour une éventuelle reconversion professionnelle.
Pour se reconstruire, il ne faut compter que sur soi
En France, le suivi accordé aux milliers de victimes ayant vécu un événement traumatique est un désastre. Voyez comment les propriétaires de l’Hypercacher ou de l’imprimerie de Dammartin-en-Goële manquent aujourd’hui de soutien.
Il est difficile de tourner la page quand on a été otage et cela est d‘autant plus compliqué quand vous aviez été assuré d’être aidé. Pour cela, il faut faire un véritable travail de deuil sur des illusions d’aides extérieures.
Pour s’en sortir, il ne faut pas attendre trop des autres. Mieux vaut se reconcentrer sur soi, s’appuyer sur ses ressources antérieures (ce qu’on appelle les ressources individuelles résilientes) et sur les aides possibles (résilience communautaire) : par exemple réfléchir à quelles étaient mes qualités avant ma captivité ? Mes centres d’intérêts ? Mes amis ? Faire un état des lieux est indispensable pour s’autoriser à continuer de vivre.
L’urgence pour Serge Lazarevic, c’est lui. C’est vrai qu’il doit être fier d’avoir survécu à plus de trois ans de captivité, mais il doit aussi réaliser qu’aujourd’hui, il a le droit de démarrer une seconde vie, sans être envahi par les comparaisons avec “avant”.
Ce travail d’acceptation du changement et de toutes les pertes subies suite à un drame est nécessaire pour envisager une reconstruction ; il permet de dégager une nouvelle force et souvent de se découvrir des qualités insoupçonnées. C’est difficile, mais possible et au-delà des ex-otages, c’est un parcours de vie que prennent des milliers de personnes blessées par la vie.
Propos recueillis par Louise Auvitu.
Source: leplus