Dans ses deux derniers numéros, le mensuel “Le Filon d’or” a consacré un dossier sur “L’esclavage au Mali, d’hier à aujourd’hui” qui s’attaque à un tabou et plonge carrément dans l’Inconscient collectif malien. Ce peuple de riche histoire, se réfère encore à son passé pour se situer dans le présent. Au plan interne, ce réflexe passéiste se traduit souvent par un malaise social, certains cherchant à se rehausser au détriment d’autres, revendiquant à cet effet un statut de « maîtres » s’adressant à leurs « esclaves ». Qu’en est-il dans la réalité historique?
Une partie de ce brûlant dossier traite de ce fléau sous l’Empire manding:
L’histoire du Mali est parsemée de traces de l’esclavage. Ce fait historique est exploité par la tradition orale, tantôt pour expliquer les expéditions punitives de Soumahoro qui serait « entré au Manden » pour mettre fin à ces pratiques barbares ; tantôt pour bâtir la légende du mythique Sondjata qui l’aurait aboli. Le livre Odyssées noires/Amours et mémoire d’Outre-monde va plus loin en démontrant que l’esclavage n’a jamais été aboli au Manden où il était devenu une véritable institution.
Dans sa bouleversante enquête, s’appuyant sur une multitude de sources, l’attention de l’auteur est d’abord attirée par un extrait du livre Le fils du lion, signé par la Française Marie-France Briselance, affirmant s’inspirer du grand griot traditionniste de Krina Wa Kamissoko, et brossant le portrait suivant:
“ Les brigands musulmans qui pillent les villages bénéficient de la complicitédes roitelets locaux. Aux alentours del’an 1200, le pays mandingue était morcelé en plus de quarante petits royaumes dont les souverains se donnaient le titre de mansa. Mais plus que des rois, ces mansas étaient en fait des chefs de bandits de grands chemins, qui détroussaient les voyageurs. Derrière chaque village passait ce qu’on appelait alors “ le petit chemin de la trahison ”, le chemin où l’on dresse desembuscades. Les malchanceux, ceux qui ne couraient pas assez vite pour échapper aux pillards, sont emmenés dans les villes marchandes du Sahel pour être vendus comme esclaves aux commerçants maures ou arabes. De là, ils sont conduits à travers le désert jusqu’aux villes d’Afrique du Nord ou d’Égypte. Si quelqu’un s’indignait de cette façon d’agir, il s’entendait répondre: “ Les poissons se mangent entre eux, et pas seulement par gourmandise, car les gros poissons mangent naturellement les petits. ”
Et la française d’ajouter : “Soumaoro, le roi du Sosso, se décide donc à mettre fin à cet état d’anarchie. ” Ainsi, motivé par ce noble dessein, Soumahoro serait venu au Manden, aurait rassemblé les quarante roitelets et leur aurait tenu ces propos: « Nous devons empêcher les brigands de capturer les Malinkés pour les vendre aux Maures. Sinon bientôt ce pays cessera d’exister, car il n’y aura plus un seul habitant au Mandé. Il faut nous battre, déclarons la guerre aux ennemis de notre peuple! »
La Française s’inspire du récit de Wâ Kamissoko, livré lors d’un colloque organisé à Bamako en 1975 et regroupant de nombreuses autorités intellectuelles d’Europe et d’Afrique dont Amadou Hampâté Bâ, Djibril Tamsir Niane. Il a été retranscrit dans un ouvrage, intitulé La grande geste du Mali, cosigné par l’ethnologue malien Youssouf Tata Cissé. Outre le récit du griot, il y a aussi une partie consacrée aux questions-réponses qui viennent éclairer le sujet.
Wâ Kamissoko affirme effectivement que: « Si Soumaworo est entré dans le Manden à la tête de ses troupes, il ne l’a fait que pour les deux raisons suivantes: mettre fin à l’asservissement des Malinkés par les Maures dans le Sahel; combattre l’esclavage des Malinkés par les Markas (Sarakolés ou Soninkés) qui se les procuraient non par voie de guerre, mais parce qu’ils étaient, un à un, capturés au Manden pour leur être vendus.» (La grande geste du Mali, p 201)
Il s’étendra ensuite sur la description des pratiques esclavagistes sévissant au Manden : « Auparavant, devenait mansa (au Manden) celui qui, dans un petit coin donné, et pendant un laps de temps donné, venait à bout des autres ou prenait de l’ascendant sur eux. Voilà la cause de la diminution de la population du Manden… Ce sont les Malinkés eux-mêmes qui tombaient les uns sur les autres: ceux qui venai
Le même récit accuse Toura Makanou Tiramakan d’avoir capturé et vendu un nombre impressionnant de personnes. (Ibid., p 203) Il en est de même pour Fakoliqui possédait dans la province du Solon, sur la rive droite du Niger, tout un pays peuplé d’esclaves appelé Doundougou(terres privées), comprenant les villages de N’Golobala, Karassonna, Sokondjala. Tous des villages du Manden ! Le griot rappelle qu’à l’époque, le sel étant une denrée très rare, la plupart des esclaves étaient échangés aux Sarakholés (Marka) contre du sel. « Oui, le sel noir que l’on extrait du sol et qui sert de nos jours de nourriture aux ânes, mais qui, en ces temps-là, constituait au Manden un aliment de choix pour les hommes », précise-t-il. Et, continue-t-il, tout parent de Fakoli qui avait quelques soucis de condiment se rendait dans le Doundougou, mettait le mors dans la bouche de la première personne qu’il rencontrait sur son chemin, la conduisait dans le pays marka ou dans le Sahel, pour l’échanger contre du sel qu’il rapportait au Manden pour assaisonner sa sauce.
Le réservoir d’esclaves de Fakoli porteraitde nos jours encore son nom de Doundougou, et ses habitants celui de Doundougoukay, « gens du Doundougou ». Et le griot avertit : « Toute personne qui dévoilerait l’origine véritable de ce canton serait immédiatement chassée du pays. Oui, le Doundougou constituait le réservoir d’esclaves à vendre de Manden-Fakoli en personne. »
Et selon Wâ Kamissoko l’un des villages de Doundougou s’appelait Sokondjala, situé près du mythiqueDakadjalan (Djakadjala) où, selon le même récit, Sondjata avait son trône. Un village fondé par Fakoli Doumbiya qui fit venir des différents villages du Doundougou des hommes et des femmes qu’il installa tout près de Dakadjalan, afin qu’il n’ait plus à faire le va-et-vient pour de simples prix de sel ou de bière, car « il commencerait par eux », « n’bi sôkô ay ma yen », dès que le besoin se ferait sentir. D’où le nom deSokondjala. Et le griot de résumer : « Bref, dès qu’il n’avait plus de bière ou de sel Fakoli envoyait un de ses hommes de main se saisir d’un habitant de Sokondjala pour satisfaire ses besoins. Tels étaient les agissements de Manden Fakoli lui-même. » (Ibid., p 205).
L’institutionnalisation de l’esclavage sous le règne de Sondjata
Ce que ne dit pas Wâ Kamissoko est que ces pratiques esclavagistes ont continué sous le règne du mythique Sondjata. Sinon comment comprendre que Sondjata ait aboli l’esclavage et qu’en même temps Fakoli, esclavagiste déclaré, avait son réservoir d’esclaves à côté de Dakadjala? Et comment comprendre aussi que Sondjata, entouré de deux impitoyables esclavagistes – Fakoli et Tiramakan – qui « lui servaient d’hommes de main pour ses assassinats politiques », avait en même temps mis fin à ce fléau?
Sans même savoir que les titres Fakoli et Tiramakan sont des dédoublements du titre Sondjata (dont la légende se sert pour égarer les profanes), on peut déjà comprendre que cette pratique esclavagiste, avouée par le griot de Krina, se faisait avec l’assentiment de Sondjata.
Et cette réalité se déduit des échanges ayant lieu entre Wâ Kamissoko et certains intervenants du colloque qui allaient le piéger par d’insidieuses questions.
Un certain Kalilou Téra allait d’abord l’interpeller en ces termes: « Les griots du Manden ne parlent jamais des guerres saintes que les Arabes et les Berbères menèrent contre le pays des Noirs. Pour quelles raisons? Les griots ignoraient-ils jusqu’à l’existence de ces guerres ou bien s’interdisent-ils d’en parler? D’autre part, chacun sait aujourd’hui que les Malinkés conservent aujourd’hui leurs us et coutumes et leurs cultes. Peut-on dire que c’est pour sauvegarder ces institutions que Soumaworo combattit? J’aimerais, pour terminer, savoir si Soumaworo n’a pas fait de la prise d’esclaves sa seconde occupation après que les Malinkés eurent repoussé sa proposition de lutte commune contre les esclavagistes, dans la mesure où nous savons que son neveu Fakoli possédait de nombreux esclaves. » (Ibid., p 235)
Très incommodé par ces questions, Wâ Kamissoko commença à s’impatienter:
« À présent que l’on me pose des questions sur les guerres que les Arabes eurent à mener contre ce pays, je peux en dire quelques mots. Mais si je n’en ai pas parlé jusque-là, c’est que l’on ne m’a pas posé de questions là-dessus, et en parler équivaudrait à parler de tout et de rien. D’ailleurs « quand on se rend à un festin auquel on n’a pas été convié et qu’on y casse un vase, on exigera de vous de le coudre. » Le jour où vous aurez besoin de ce récit, appelez-moi pour m’interroger: je vous dirais alors ce que j’en sais. En attendant, je ne veux pas parler de tout et de n’importe quoi; j’ai du reste, énormément de choses à dire à propos de ce qui a déjà été écrit. C’est la réponse que je donne à cette première question… »
Cependant, il ne se fit pas prier pour disculper Soumahoro : « Quant à la troisième question, Soumaworo ne possédait pas d’esclaves, et aucun esclave ne l’aida dans ses guerres. Fakoli ne possédait pas non plus d’esclaves quand il quittait le Sosso pour venir s’installer au Manden.»
Ainsi, c’est en « rejoignant » le Manden et Sondjata que Fakoli devint un esclavagiste !
C’est avec l’intervention Amadou Hampâté Bâ que les choses allaient se corser pour le griot de Krina, contraint à faire des révélations établissant la responsabilité du mythique Sondjata dans l’esclavage au Manden.
Un certain André Salifou donna le coup d’envoi à ce duel de titans, en posant, entre deux interrogations, cette brûlante question: « D’où provenaient les chevaux du Manden ? »
Wâ Kamissoko répondit: « En ce qui concerne l’histoire du cheval, on peut dire qu’elle commença au Manden, avec l’ère de Sundyata qui envoya Wourê-Wourê Souleymani acheter de nombreux chevaux au Djolof (Sénégal)… Et c’est entre les mains des Markas (Sarakholé) que nos ancêtres virent pour la première fois le cheval. Pour se procurer des chevaux, et ceci depuis hier jusqu’à ce jour d’aujourd’hui, les Maninkas (Mandenka) se rendent auprès des Markas. » (Ibid., p 269)
Cette réponse claire et précise était le prélude aux révélations fatales. Et c’est à cet instant précis que Amadou Hampâté Bâ, décida de se mêler à la danse, avec sa malice de Peul, demandant au griot: « Quelle est, dans la tradition du Manden, l’origine première du cheval ? »
Désireux de conserver l’omerta, Wâ Kamissoko éluda la question d’emblée: « Le jour où Dieu voudra, dit-il, nous vous dirons ce que nous savons au sujet de l’origine du cheval. »
Et Hampâté Bâ, empruntant un détour, revint à la charge avec cette autre brûlante question: « Et quelle est l’origine première de l’esclavage ? »
Le griot esquiva encore habilement: « L’esclavage n’a qu’une seule origine: celui qui se refuse à résister et qui se laisse capturer par autrui, devient l’esclave de celui-ci. »
Hampâté Bâ, encore plus subtil, déjoua avec une habileté de maître l’attention du méfiant griot assermenté: « Autrefois au Manden, quels étaient les objets qui servaient aux échanges commerciaux ? Était-ce le métal-argent, l’or, les cauris, ou autres objets ? »
Wâ Kamissoko, un peu plus détendu, s’avança : « D’après nos traditions, l’usage des monnaies commença avec l’emploi des cauris; cela remonte aux temps de nos premiers ancêtres. Les pièces en argent, wari djè, «monnaie blanche », remplacèrent les cauris, et ces pièces furent à leur tour remplacées par les pièces en laiton, wari blen, «monnaie rouge ». Enfin, les billets de banque se répandirent en cette ère des Blancs. »
Poursuivant la même logique, Hampâté Bâ revient nonchalamment à son obsession:
« J’aimerais quand même que tu nous dises, ne serait-ce qu’une bouchée de mots, un conte, un adage ou une boutade, à propos de l’origine première du cheval. J’aimerais également que tu nous dises sous le règne de quel roi débuta chez nous, au pays des Noirs, l’histoire du cheval. »
Et, pour exprimer au griot ses bonnes intentions, il ajouta: « Les Bambaras disent: « Tu sais des choses que je ne connais pas; tu ne connais pas des choses que je sais. »
Sensible à ces propos, le maître de la parole piqua la tête la première dans le piège tendu par le malicieux Peul: « Selon nos traditions, nous Malinkés, avons pour la première fois vu le cheval entre les mains de Mama Dinka, ancêtre des Soninkés: tel est le début de l’histoire du cheval. En ce qui concerne l’achat des chevaux, les gens du Manden avaient recours aux services des marchands d’esclaves. À l’époque, un cheval valait dix à vingt esclaves. S’il fallait tant de personnes pour acquérir un cheval, c’est parce que cet animal n’est pas un produit de chez nous. D’ailleurs, ceux qui disposaient de beaucoup d’esclaves ignoraient jusqu’au nombre de personnes qu’il fallait pour se procurer un cheval: ils donnaient au marchand le nombre d’esclaves qu’il leur demandait, en échange d’une monture exceptionnelle. » (Ibid., p 273)
Voilà le secret définitivement éventé! Le griot du Manden est tombé dans le piège tendu par le Peul! Voilà que cet habile griot, sans même s’en douter, vient de trahir Sondjata, le roi-esclavagiste.
Récapitulons-donc! Le griot reconnaît que pour ce qui de l’histoire du cheval, « on peut dire qu’elle commença au Manden, avec l’ère de Sundyata qui envoya Wourê-Wourê Souleymani acheter de nombreux chevaux au Djolof (Sénégal). » On savait déjà avec les récits de l’ Ensemble instrumental du Mali et de Gawlo Madani cette histoire d’émissaires envoyés à Dyara ou au Jolof pour acheter des chevaux, des émissaires interceptés à leur retour par Djolofin Mansa qui leur aurait réservé de mémorables sévices, ayant donné lieu à de croustillantes anecdotes épiques.
Mais dans ces récits, on ne rapporte pas explicitement que « l’histoire du cheval au Manden a commencé avec l’ère de Sonjata ». C’est un détail qui vaut son pesant d’or si l’on se reporte au deuxième élément de la révélation du griot: la monnaie d’échange pour se procurer le cheval – les esclaves!
Parce que si l’histoire du cheval au Manden a commencé avec Sonjata, et que c’est l’esclave qui servait de monnaie d’échange, la logique voudrait que Sonjataait eu recours à des esclaves pour les échanger contre des chevaux. Et puisqu’il fallait beaucoup d’esclaves – 10 voire 20 esclaves pour un cheval –, Sonjata a dû sacrifier beaucoup de monde pour pouvoir se procurer beaucoup de chevaux. Donc, non seulement Sonjata n’a pas mis fin à l’esclavage, mais, mieux encore, c’est sous son règne que ce fléau a amorcé sa vitesse de croisière, atteignant une proportion jamais encore connue dans le Manden. Et c’est malheureusement cela la vérité. La triste vérité! Sinon, comment expliquer toutes ces conquêtes dont on crédite Sonjata? Peut-on faire tant de conquêtes sans chevaux? Surtout si l’on sait que la furia de Sonjata s’est étalée d’un bout à l’autre de l’Afrique occidentale. Sans chevaux de race, et en grande quantité, ces conquêtes de Sonjata seraient choses impossibles à réaliser.
Nous trouvons la confirmation de cette réalité dans le volumineux ouvrage deJoseph Ki-Zerbo: « Soundjata avait arrêté les droits et devoirs de chacune des ethnies associées. Trente clans furent constitués dont 5 d’artisans, 4 de guerriers, 5 de marabouts et 16 d’hommes libres dits cependant « les esclaves de la collectivité »: ton dyon. C’étaient des paysans soldatsqui fournissaient la dîme humaine de fantassins en cas de guerre. Les conquêtesfirent proliférer rapidement la catégorie des esclaves dont la plupart, en tant queserfs, artisans ou paysans, travaillaient pour le souverain et étaient astreint à l’endogamie. Seul le souverain leur donnait l’autorisation de se marier en dehors de la caste. Mais alors, il versait une dot aux parents de la partie non castée afin que lesenfants, issus du mariage, demeurent desserfs de son domaine. » (Ki-Zerbo, L’histoire de l’Afrique Noire, p 134)
II- Sonjata, l’esclavagiste protégé par l’omerta
Plus que la démonstration des pratiques esclavagistes de l’empereur manding, cet extrait du livre Odyssées noiresbrise carrément le mythe en dévoilant les réalités qui se cachent derrière ce titre « Sonjata ».
C’est un point crucial donnant lieu à la plus grande et la plus basse imposture historique du Mali, poussant l’ethnologue Youssouf Tata Cissé au geste le plus téméraire qui puisse se faire: aller jusqu’à sortir un ouvrage avec un acte d’abolition de l’esclavage comme étant l’œuvre de Sonjata : un petit livret publié chez Albin Michel, courant 2003, intitulé La Charte du Mandé et autres traditions du Mali.
C’est en fait un petit livret de 32 feuilles signé du nom d’Aboubakar Fofana, un calligraphe-plasticien malien vivant à Paris. Le livre est signé de son nom et orné de ses œuvres picturales, mais le texte qui l’accompagne est de Youssouf Tata Cissé.
Qu’en est-il de cette mythique Charte du Mandé ?
La Charte du Mandé ! Examinons un peu maintenant de quoi il en retourne. Écoutons-donc l’entrée en matière de l’ethnologue Youssouf Tata Cissé:
« Le document qui suit et auquel je donne le titre de Charte du Mandé est la traduction d’un récit qui m’a été transmis en 1965 par Fadjimba Kanté. Il était alors patriarche des forgerons de Tèguè-Kôrô, et chef de la “confrérie des chasseurs” de cette localité du cercle de Kangaba, à cent vingt kilomètres au sud de Bamako, capitale du Mali.»
Ce qui frappe tout de suite dans ces propos, c’est le ton péremptoire avec lequel l’ethnologue Youssouf Tata Cissé décrète que son document porte le titre de « Charte du Manden ». Comme s’il s’autoproclamait constituant ! Décréter ainsi « Charte du Mandé » un document basé sur le témoignage oral d’un homme dont on ne sait pas grand-chose? Où allons-nous de ce pas ?
Passé cet instant de dépassement devant cette attitude aussi suspecte qu’arrogante, on se heurte d’emblée à une première contradiction par rapport au résumé qu’on peut lire au dos de ce petit ouvrage:
“ Au XIIIe siècle, alors qu’il achève la construction de l’empire du Mali, Soundiata Kéita réunit les notables afin qu’ils établissent une charte de vie commune. Transmise de génération en génération, la Charte du Mandé est fondée sur les valeurs encore profondément ancrées dans la société soudano-sahélienne. ”
Voyez-vous la contradiction ? Pourtant l’ethnologue Youssouf Tata Cissé affirme que c’est lui qui a décidé de donner le titre de « Charte du Mandé » à ce récit déniché dans un obscur bled. Et en dos de couverture du livre, on affirme que c’est Sonjata qui a réuni les notables pour établir une « charte de vie commune ». La question est de savoir si ce fameux document s’appelait-il déjà « Charte du Mandé » ou est-ce que c’est l’ethnologue qui, après avoir déterré ce témoignage, décide de lui donner ce titre ! C’est l’un ou l’autre ! Qu’il choisisse donc entre les deux versions.
La deuxième chose qui frappe dans son discours est la date 1965 ! De 1965 à 2003, il s’est passé exactement 38 ans ! Alors, l’ethnologue attend 38 ans pour sortir un petit texte qui ne tiendrait pas sur deux feuilles virtuelles! Un texte d’une telle importance historique! En 38 ans, il peut se passer bien des choses! Alors vous imaginez qu’en 38 ans, le patriarche Fadjimba Kanté, qui lui aurait livré ce récit, a eu largement le temps de mourir. Or, un mort ne peut témoigner !
La troisième chose qui frappe est l’habileté avec laquelle il s’y prend en désignant comme l’auteur de ce récit un Forgeron Kanté, qui de surcroît est patriarche et chef d’une confrérie de chasseurs. Ainsi, ce téméraire monsieur, pour donner plus de caution à sa trouvaille, nous fait croire que c’est un Kanté, patriarche et chef d’une confrérie de chasseurs qui lui aurait fait ce récit!
Des contradictions insolubles et des contre-vérités historiques
Plus que tous ces détails inconfortables, la quintessence même de cette fameuse Charte du Mandé est sujette à caution. Prêtons-donc un peu d’attention au contenu:
« Mes maîtres initiateurs de Kiniègoué, un village voisin, venaient de m’envoyer auprès de ce grand traditionaliste afin qu’il m’entretienne en m’informant de l’œuvre des “chasseurs” à travers les âges… À la question de savoir quelle était, selon lui, l’œuvre majeure de la “confrérie des chasseurs”, Fadjimba (Kanté) répondit sans hésitation: « L’abolition de l’esclavage ». Devant mon étonnement, maître Fadjimba poursuivit d’une voix grave et solennelle: « C’est au nom du credo de leur société, la donso ton, une confrérie de type maçonnique qui prêche la fraternité universelle, l’amour du prochain, la droiture morale et spirituelle, la protection et la défense des pauvres et des faibles contre l’arbitraire et la tyrannie que, en accord avec leurs alliés, les chasseurs, dont le titre de gloire est Sanènè ni Kontron denw, “les enfants de Sanènè et Kontron”, conçurent la présente charte. »
Que l’association des chasseurs du Mali décide de s’opposer aux horreurs de l’esclavage, il n’y a rien d’étonnant à cela. Les chasseurs du Mali font certainement partie de la petite minorité de citoyens qui sont restés authentiques et imperméables aux corruptions des vents étrangers.
Mais qu’est-ce que Sonjata a à y voir? Pourquoi attribuer l’œuvre des chasseurs à Sonjata Écoutez encore l’explication alambiquée de l’ethnologue Yousssouf Tata Cissé:
« Appelée d’abord Donson Kalikan, “Serment des chasseurs”, puis Dunya makalikan, “Injonction au monde”, cette déclaration fut solennellement proclamée, dans Dakadjalan, la première capitale de l’empire du Mali, sous le nom de Manden Kalikan, le Serment du Manden. C’était le jour de l’intronisation de Soundjata Kéita, le fondateur de l’empire du Mali. »
Quelle énorme contradiction encore ! Il parle maintenant du « jour de l’intronisation de Soundjata Kéita» ! Ce n’est donc plus au moment où « il achevait la construction de l’empire du Mali »? Entre « l’intronisation de Sonjata » et le prétendu « achèvement de la construction de l’empire du Mali », il s’est certainement écoulé beaucoup de décennies. Et si l’on s’en tient au récit du fameux Wâ Kamissoko, le règne de Sonjata aurait duré 40 ans. Presqu’un demi siècle!
Encore une contradiction insurmontable ! Comment peut-on, dans un si court texte, dire que Sonjata fut l’auteur de l’initiative abolitionniliste à deux dates si éloignées! Non seulement, à travers ce récit qu’il attribue au patriarche Fadjimba Kanté, l’ethnologue Yousssouf Tata Cissé affirme que c’est la confrérie des chasseurs qui aurait décrété cette « Charte », tout en affirmant que c’est Sonjata qui aurait réuni les notables afin qu’ils établissent une charte de vie commune, il soutient à la fois que ladite Charte aurait été proclamée le jour de l’intronisation et au moment où il achevait la construction de l’empire du Mali. Que de contradictions insolubles en si peu d’espace!
Mais le plus fort, c’est quand il affirme ceci : “ Nous sommes en 1222, et la comète dite comète de Halley illumine alors le ciel du Mali… ” Il a bien dit 1222? Décréter l’intronisation de Sonjata à la date de 1222, c’est assurément la plus grande imposture historique résumée en une simple et unique phrase.
Jusqu’à présent, la version officiellesitue la mythique « Bataille de Krina » à 1235, date qui consacre le début du règne de Sonjata. Chez tous les historiens ou supposés tels, aussi bien Djibril Tamsir Niane que Joseph Ki-Zerbo ou autres grands « spécialistes ». Et l’étonnant griot-diplomate guinéen Namankoumba Kouyaté, qui a écrit le magnifique texte sur le Balafon magique de Niagassola, fait lui aussi remonter le début du règne de Soumahoro sur le Manden à 1205, et ayant fini 30 ans après, en 1235. Le récit de Wâ Kamissoko, La grande geste du Mali,donne aussi comme durée du règne de Soumahoro Kantè, 30 ans, 3 mois et 3 jours. L’ethnologue Youssouf Tata Cissé lui-même, dans ses propos introductifs à ce récit, parle de 34 ans. Ne dit-on pas aussi que la fameuse constitution de Kouroukan-Fougan, le « partage du monde », ne daterait de 1235, le jour même, juste après la fameuse « Bataille de Krina »?
Nous savons par ailleurs qu’avant cette « Bataille de Krina », Sonjata n’était rien du tout. Il était en exil, un exil qui aurait duré 7 ou 17 ans, selon les récits. Wâ Kamissoko lui-même parle de 17 ans. Et voilà maintenant que l’ethnologue Youssouf Tata Cissé vient nous parle de 1222. Ce qui semble plus probable, c’est que la mythique « Bataille de Krina », si jamais elle a lieu un jour, se serait déroulée en 1235. Avant cette date Sonjatan’avait aucun pouvoir politique. Ce n’était qu’un pauvre exilé, chassé de sa terre natale et traqué par la méchanceté de ses propres frères mandenka. Sonjata n’était pas encore politiquement né. Selon la version officielle!
Un calcul impossible à réaliser
Pour couronner ce ramassis de contre-vérités, l’ethnologue Youssouf Tata Cissé lui-même, dans une note de bas de page de la fameuse Grande geste du Mali, apporte antérieurement un cinglant démenti à ses nouvelles allégations mensongères: “ Ainsi Soundjata serait mort en 1257, soit, d’après la tradition, quarante ans après sa victoire sur Soumaworo et trente ans après être effectivement monté sur le trône. Depuis cet événement, qui coïncida avec l’apparition de la comète Halley, celle-ci serait revenue neuf fois dans le ciel du Manden, la dixième devant intervenir en 1986. ”
Amusons-nous donc à faire un petit calcul ! Sonjata serait mort en 1257, soit quarante ans après sa « victoire » sur Soumahoro. Ce calcul donnerait cela: 1257 – 40 = 1217. Donc, ce serait en 1217 que la mythique « Bataille de Krina » aurait eu lieu, selon l’ethnologue.
Amusons-nous un peu encore ! Sonjataserait mort en 1257, trente ans après son intronisation. 1257 – 30 = 1227. Donc, selon toujours la même hypothèse, c’est 1227, la « date de l’intronisation » de Sonjata.
Aucune de ces deux dates ne rejoignent ce fameux « 1222 ».
Mais examinons plutôt un autre détail capital dans ce passage: l’intronisation de Sonjata qui ne serait intervenue que dix ans après sa soi-disant victoire sur Soumahoro. Si on maintient la date de 1235 comme celle de la « Bataille de Krina », et que Sonjata a mis dix ans avant d’être intronisé, cela nous ramène à 1245, comme date d’intronisation de Sonjata.
Dans aucune hypothèse, on n’arrive à cette fameuse date de 1222. Seul Youssouf Tata Cissé sait comment y arriver. Il va falloir qu’il nous explique cette nouvelle méthode de calcul.
La vérité cachée dans les contradictions
C’est une question qui a été abordée brièvement dans Odyssées noires…, mais qui est développée dans les ouvrages à venir!
Pourquoi Sonjata aurait mis dix ans avant d’être intronisé? En vertu de quelle tradition ou de quelle logique? Pourquoi mener une si difficile « bataille » contre un si dur adversaire, et attendre dix ans, avant d’être intronisé? Avez-vous déjà vu un putschiste attendre dix ans avant d’être intronisé? Dix ans à attendre quoi?Dix ans à attendre en vain une légitimitéjusqu’à ce que l’autre Sonjata vienne le chasser du pouvoir au terme du yèlèma kèlè, la longue guerre de changement? Un premier Sonjata intrônisé en 1235 et qui se fait supplanter ensuite par un deuxième larron, dix ans plus tard? Ce scénario expliquerait bien des contradictions et de confusion (au propre et au figuré) qu’on retrouve dans les différents récits.
Ceci pour dire que Sonjata ou Fakoli ne désignent pas quelqu’un en particulier. Ce sont des titres métaphoriques, fabriqués par la tradition orale pour désigner un ensemble de règnes caractérisés par la rupture avec l’Ancien ordre, celui des vrais Pères fondateurs du Manden – les Soumahoro-Pères.
C’est avec les règnes successifs des souverains du Nouvel Ordre que l’esclavage a été institutionnalisé au Manden. Cette réalité est cachée dans les paraboles chantées par les griots dont le Vieux Lion du Manden Bazoumana Sissoko dans ce refrain :
Djata, m’bè Djata dé ma
Djata kotigui yalembè
Minou bè kèlè kè
Olou ka kèlè kè
Minou bè djago kè
Olou ka djago kè
Djata, Djata kotigui yalembè!
Traduction :
Djata, c’est Djata que j’évoque,
Djata a pris les affaires en main!
Que ceux qui font la guerre
Fassent la guerre!
Que ceux qui font le commerce
Fassent le commerce!
Djata a pris les affaires en main!
Passons maintenant à l’interprétation ! Le Vieux Lion Bazoumana Sissoko salue l’avènement de Sondjata comme la libertédésormais acquise pour les habitants du Manden de vaquer à la guerre et au commerce, à leur guise. Cela veut dire d’abord que ces habitants n’avaient pas ou n’avaient plus cette liberté de faire la guerre et le commerce. Or, nous savons qu’à l’époque, la guerre servait surtout à faire des captifs pour aller les vendre aux marchands d’esclaves. Comme nous le verrons plus tard avec l’esclavage transatlantique, la cause première des guerres tribales résidait dans l’ambition de faire le plus d’esclaves possibles. Guerre et commerce étaient intimement liés, le dernier ne pouvant pas exister sans la première. Or, pendant plus de trente ans, ce juteux commerce fut fortement contrarié par le Roi-Forgeron qui empêchait les caravanes et les pirogues de circuler, tout en obligeant les gens à se terrer chez eux. Ces pauvres diables terrorisés prenaient même la précaution de parler dans les gourdes pour que leurs paroles ne soient transportées par le vent jusqu’à lui. Donc, maintenant que Djata a pris les choses en main, l’économie marchande-esclavagiste peut à nouveau s’engranger. Maintenant que l’empêcheur de tourner en rond est parti, vous pouvez vaquer sereinement à vos occupations. C’est cela que chantait le claivoyant griot-aveugle. Toute la Vérité de l’histoire de l’Empire de Massakèla se trouve résumée en ces quelques mots.
Cette liberté de faire la guerre et le commerce d’esclaves, allait être réglementée selon les intérêts du nouveau mansa, qui allait plus tard devenir empereur.
Un extrait d’un autre livre d’Histoire intitulé Histoire générale de l’Afrique du XIIe et XVIe siècle, édité conjointement par Présence africaine, Édicef et l’Unesco qui a imposé à des historiens africains« d’aborder l’étude de l’Afrique avec plus de rigueur, d’objectivité et d’ouverture d’esprit, en utilisant entre autres — avec les précautions d’usage — les sources africaines elles-mêmes… » Et Djibril Tamsir Niane et Joseph Ki-Zerbo étaient les directeurs de cette étude commandée et commanditée par l’Unesco!
Ils ne se firent donc pas prier pour rendre certaines vérités ! Ainsi, écrirent-ils : « La victoire de Krina n’était pas un simple combat heureux: elle scellait l’alliance des clans rassemblés à Sibi; elle assurait au Mali l’héritage de l’empire du Ghana dans le Soudan occidental; elle ouvrait enfin la voie à l’expansion arabe.»
Et cette confession aussi: « C’est ce dernier point que retiennent les auteurs arabes comme Battùta sans faire état de la victoire de Krina qui a rendu possible l’islamisation massive de Bilàd al-Sudàn [la Terre des Nègres]. »
Bref, une façon explicite de dire que le (s) règne (s) de Sonjata (w) a consisté à vendre le Mali aux arabes !
C’est la raison pour laquelle on retrouve encore l’esclavage sous le règne de Kankan ou Kankou Moussa (un autre Sonjata) qui a vidé l’Empire du Mali de ses richesses lors d’un onéreux pèlerinage à la Mecque où il se fit accompagner par un impressionnant cortège d’esclaves transportant sur leur tête des lingots d’oret autres présents destinés aux seigneurs arabes qu’il voulait éblouir et s’attacher la sympathie…
Mountaga Fané Kantéka