Dans le patio d’un hôtel vide de Bamako, la sonnerie du téléphone résonne fort. Edmond Poudiougou, le secrétaire général de l’Association des jeunes Dogons du Mali, répète à haute voix le message qui lui parvient. Douze personnes sont mortes et des centaines de têtes de bétail volées la nuit dernière dans la commune de Sangha, au centre du Mali.
« C’est devenu une guerre commerciale », constate l’homme, impuissant. Juste avant que la pandémie de Covid-19 ne détourne les regards, la famille d’Ali, lycéen à Bandiagara, une ville du centre du Mali, a aussi tout perdu ainsi.
Ce jour-là, le 16 février, Ali n’était pas au village. C’est à son retour, le lendemain matin, qu’il découvre la désolation. « Maisons brûlées, greniers pillés, 400 têtes de bœufs et plus de 150 moutons volés », répète-t-il aujourd’hui encore, toujours choqué. C’est au chevet d’un parent blessé en s’enfuyant, qu’il apprend ce qu’il s’est passé.
La veille, vers 21 heures, des hommes en tenues militaires ont lancé une attaque à l’arme lourde sur son village. « Ça a explosé, tout le monde a paniqué, est rentré chez soi. Cela a duré deux heures », raconte Ali. « Leur seul but était de voler notre bétail », affirme-t-il à propos des assaillants.
Basculement du paysage
Dans un Mali tourmenté par la guerre depuis 2012, les bœufs, moutons et autres cabris représentent l’un des piliers de l’économie. C’est même le troisième produit exporté après l’or et le coton. Une activité prolifique qui n’a pas échappé aux différents groupes armés et terroristes, souvent pointés du doigt lors des vols.
Ancien, ce phénomène s’accentue et le banditisme rejoint d’autres conflits, renforçant les querelles intercommunautaires. Selon les membres du Centre pour le dialogue humanitaire, une organisation de diplomatie aidant à la médiation entre les différents acteurs du pastoralisme, les « Dogons du centre du pays avaient pour habitude de confier leurs bêtes aux Peuls, connus pour être des éleveurs ».
Une collaboration aujourd’hui inimaginable pour ces deux groupes majoritaires dans le centre du pays. Et s’il reste difficile, faute de recensement, de connaître le nombre de chacune de ces ethnies, les Peuls sont beaucoup plus nombreux que les Dogons.
Il faut remonter à 2016 pour comprendre le basculement du paysage. A cette époque, les groupes radicaux commencent en effet à instrumentaliser les tensions entre les communautés pour déstabiliser la zone. C’est là que les vols se multiplient. « Beaucoup de jeunes ont alors rejoint les groupes djihadistes et ont commencé à prendre les animaux des Dogons », analyse le Centre pour le dialogue humanitaire.
Revente sur le marché parallèle
Un ancrage local qui permet même à ceux que l’on appelle ici « bandits » de taxer leur propre communauté sous couvert de la zakât, l’impôt musulman destiné à redistribuer les richesses envers les plus pauvres, en contrepartie de leur protection.
Selon un rapport de l’Institut de recherche et de sécurité (ISS) de décembre 2019, « pour les groupes extrémistes, le bétail enlevé est devenu une source de financement et un moyen de subsistance ». La revente sur le marché parallèle, à un prix inférieur à celui des cours officiels, leur permet ensuite de s’approvisionner en armes, en munitions et de vivre en autarcie en évitant de se rendre aux foires et marchés toujours plus vides de la région.
La présence de l’Etat sur cette zone étant très lacunaire et la pression des bandits croissante, les populations se sont inventé une réponse en créant leurs propres milices d’autodéfense. Reste que, loin de stopper les vols, ces dernières sont encore venues compliquer un peu plus l’échiquier du centre du pays.
Censés protéger leurs communautés, ces groupes ont en fait intensifié les attaques contre leurs « ex-frères ». Comme on l’observe au Centre pour le dialogue humanitaire, la politique œil pour œil, dent pour dent, qui a longtemps prévalu, a été remplacée par des agressions spontanées, puisque ces milices « attaquent désormais pour prendre le bétail ».
Casser l’engrenage
Face à cet imbroglio, Edmond Poudiougou parie sur un vrai retour de l’Etat, seul moyen de rompre cet engrenage. Et pour y contribuer, il s’affaire à amener les contrebandiers de bétail devant la justice. Le secrétaire général de l’Association des jeunes Dogons du Mali se félicite d’ailleurs que 23 têtes de bœufs aient été retrouvées tout récemment sur un marché de la capitale malienne, accompagnées de leurs kidnappeurs.
« Cinq Peuls, deux Sarakolés et un Dogon », précise-t-il, entre deux lampées de bière, insistant sur le fait que « plusieurs ethnies sont aujourd’hui dans cette organisation et plusieurs techniques sont employées pour la recherche de l’intérêt personnel ».
Reste que ce genre de prises est rare. Si certaines têtes sont consommées sur place, la majeure partie prend la route vers de nouvelles contrées, vendues « à vil prix au Niger, au Burkina et ailleurs », s’emporte un habitant de Niafounké, ville du centre-nord malien sur les bords du fleuve Niger, qui a perdu deux neveux dans le vol de 400 têtes de bétail en 2019. Cette exportation, très structurée, est pensée selon une chaîne d’intermédiaires pour éviter les longs déplacements, trop aisément repérables.
La diminution des troupeaux qui s’en suit participe à la paupérisation généralisée de la région. « On a oublié que le moteur de l’économie chez nous sont les animaux », s’attriste un agriculteur et éleveur. Inséré dans une chaîne de valeur, le bœuf ne nourrit pas seulement son propriétaire. « L’argent gagné par les éleveurs est ensuite réinjecté sur le marché, dans les condiments, les céréales, les habits… », continue l’homme, désolé de cette rupture d’approvisionnement de la chaîne qui faisait vivre des villages entiers.
Menace d’un « exode »
Pour le président du comité des bovins viandes de la région de Mopti, Hampare Koïta, « c’est un manque à gagner énorme pour le pouvoir et la région », qui compte 37 % des 30 millions de têtes de bétail inscrites au registre malien. Emporté par son scepticisme, cet éleveur commerçant augure même d’un « exode » dans les mois ou les années à venir, si le phénomène continue au même rythme.
Depuis le début de la crise malienne, le mouvement a déjà commencé. Selon les derniers chiffres, près de 250 000 personnes auraient déjà fui leur zone à cause de l’insécurité et tout ce qui gravite autour, près de la moitié de ces réfugiés intérieurs étant partis du centre du pays. A l’image d’Ali, le lycéen, qui a préféré fuir à Bandiagara avec sa famille au lendemain de l’attaque. « De toute façon, on n’a plus rien », lance-t-il.»
Bien loin de la capitale Bamako et des préoccupations du Covid-19, lui et les siens sont désormais condamnés à la « débrouille », un regard toujours posé sur le village. « Ici ça va, explique le jeune homme, pudiquement. Mais avant-hier, des hommes armés sont revenus dans le village. » Un homme y a été tué, raconte-t-il. Un événement quasi quotidien dans cette région. Mais, cette fois-ci, les assaillants sont repartis sans butin.
Paul Lorgerie(Bamako, correspondance)