INTERVIEW
DR ALY TOUNKARA, DIRECTEUR DU CE3S
« Les élections à elles seules ne pourraient constituer la solution »
Dr Aly Tounkara, sociologue, directeur du Centre des Etudes sécuritaires et stratégiques au Sahel, a accepté répondre à nos questions. Il fait une analyse sociologique des sanctions infligées au Mali par la CEDEAO et l’UEMOA, de la brouille diplomatique entre Bamako et Paris, et de la révision de la Charte de la Transition.
Les Echos : Quelle analyse faites-vous des sanctions infligées au Mali par la Cédéao et l’UEMOA ?
Dr Aly Tounkara : Les sanctions posent un problème entre les juristes. La majorité des juristes diront que ces sanctions souffrent de bases juridiques pertinentes. Certains, par contre, estimeront que quand on lit les textes de manière exhaustive, ces sanctions pourraient avoir leurs places. Mais, objectivement, prendre des sanctions ciblées contre des individus, ce serait plus compréhensible du point de vue analytique que de sanctionner tout un pays à travers le gel des avoirs de l’Etat en plus de la fermeture des frontières. Ce sont des sanctions qui, à coup sûr, pourraient aussi laisser croire qu’on est plus dans un autre agenda que dans les textes fondateurs des deux ordres d’organisations, notamment l’UEMOA et la CEDEAO.
Les Echos : Selon vous, est-ce que les Maliens pourront résister aux sanctions ?
Dr AT : Quand on se réfère aux différents communiqués faits par le gouvernement du Mali, tout laisse entendre que les capacités de résilience sont réunies. Mais lorsqu’on regarde les impacts négatifs de ces sanctions, il est difficilement admissible qu’un pays arrive à se passer de ses voisins immédiats dans un certain nombre de domaines tels que les questions liées au ciment, à la mobilité des personnes via les moyens aériens, en passant également par des échanges commerciaux, même si les denrées de première nécessité ne sont pas concernées par ces sanctions. Mais on sait que la loi actuelle du commerce international fait que tous les pays sont interconnectés d’une manière ou d’une autre. Ces sanctions, si elles venaient à perdurer, vont forcément mettre à mal les capacités de résilience développées par l’Etat du Mali. Toutes les initiatives prises jusqu’ici, à la fois par les populations et par les autorités, vont devenir inefficaces si les sanctions s’inscrivent dans la durée. Au bout de 3, 4 ou 6 mois maximum, il paraît évident que les capacités de résilience vont s’évaporer.
Les Echos : Les autorités de la Transition ont apporté des ajustements à la charte de la Transition. Le Conseil National de Transition y a donné son quitus. A quoi peut-on s’attendre puisqu’une partie de la classe politique rejette en bloc toute révision de la Charte ?
Dr AT : Je pense que la révision de la Charte s’imposait avec le non-respect du calendrier initialement communiqué pour marquer la fin de la transition qui était prévue pour 18 mois. Il fallait nécessairement réviser cette Charte. Maintenant, objectivement, de quel type de contenu avons-nous besoin ? La question doit se poser à ce niveau. Et quel contenu devons-nous donner à cette nouvelle Charte ? Si la première est l’émanation de la masse populaire, naturellement, sa révision également devait nécessiter que cette même masse populaire l’apprécie de nouveau afin de lui donner un nouvel horizon. Cela n’a pas été le cas. Maintenant, qu’est-ce qui est attendu de part et d’autre ? Qu’on soit politique ou apolitique, qu’on soit pro ou contre la prolongation de la transition, un consensus large devait prévaloir concernant ce qui devait être décidé en termes de durée nouvelle de la Transition. C’est l’élément le plus attendu quant aux autres réformes qui sont prévues par la Transition. La durée importe plus aujourd’hui que tout autre aspect.
Les Echos : Croyez-vous à la bonne foi des autorités relativement à l’organisation d’élections générales à moyen terme ?
Dr AT : Il est important de rappeler que si les autorités ont la volonté de mettre un terme à la transition ou de fixer un calendrier, elles n’ont pas besoin d’autant de retrouvailles. Elles n’ont pas besoin d’autant de temps de discussions. Il leur faut juste mandater une pléiade d’experts et de techniciens qui vont produire un projet expliquant les tenants et aboutissants d’un nouveau chronogramme.
Les Echos : Le CNT n’est-il pas l’instance habilitée à jouer ce rôle ?
Dr AT : Pour qui connaît la composition CNT, eu égard à son inclusivité qui mise en cause, il paraît un peu hasardeux de lui confier une telle mission. Le CNT devrait juste faire un travail de lecture de ce pourrait être rédigé et proposé par les experts.
Les Echos : Au regard de tout ce que vous venez d’avancer comme argument, peut-on dire que la tenue des élections présentielles n’est pas la solution à la crise malienne ?
Dr A.T : La tenue des élections ne peut pas mettre un terme à la crise liée à l’insécurité. Maintenant, communiquer un chronogramme acceptable, aurait ceci de bien qu’il pourrait mettre une fin irrévocable à ce désaccord entre les autorités maliennes et les Chefs d’Etat de la Cédéao. Mais, concrètement, dire que les élections sont un gage de solution pour tourner le dos à tous ces problèmes que connaît le Mali depuis 2012, c’est méconnaître leur profondeur et leur complexité. Prétendre organiser des élections tout de suite, cela peut apaiser une partie de la classe politique et satisfaire la Cédéao. Mais, aucunement, la tenue des élections ne pourrait être considérée le seul remède vers un dénouement heureux de la crise malienne.
Quelle analyse faites-vous de la crise diplomatique entre Bamako et Paris ?
Dr AT : Je crois que la brouille, pour la comprendre, elle trouve son origine dans le fait que les autorités maliennes sont de plus regardant sur tout ce que la France fait dans le nord du pays. A cela s’ajouterait le fait que la France voit sa marge de manœuvre un peu réduite avec une présence russe marquée dans le territoire. S’agissant de l’argumentaire qui consisterait à dire que le chronogramme n’a pas été respecté et que le Mali a fait appel à des mercenaires, ces arguments tiennent difficilement à l’analyse parce que toutes les forces, si puissantes soient- elles, font recours à des acteurs privés. Lorsque ces acteurs sont sollicités par des pays amis, on les appelle des suppléants ; mais lorsque le pays ennemi les sollicite, on parle de mercenariat. Du point de vue militaire, cela n’a aucun sens de parler de mercenaire pour comprendre justement ce rapport tendu aujourd’hui entre Bamako et Paris. On peut même dire que cette brouille diplomatique, Bamako s’y attendait. Ce qui expliquerait les différentes opérations militaires qui sont en cours aujourd’hui à Tessit, de même également que l’opération Kélétigui 1 dans le secteur de Nara jusqu’à la frontière mauritanienne, en passant par Kélétigui 2 dans le secteur de Diabali et toute la région de Ségou jusqu’aux frontières ivoiriennes. De même, l’opération au niveau de la route du serpent ou la route du poisson, dans la région de Mopti, d’autres opérations similaires également à Gao, tout ceci laisse entendre que les autorités maliennes avaient anticipé un tel départ.
Les Echos : Mais est-ce qu’il n’y a pas un risque avec le départ des troupes françaises, selon vous ?
Dr AT : Le risque pourrait être de court terme, le temps de réajuster la stratégie sécuritaire et de déployer l’armée dans ces localités qui vont être abandonnées par les forces partenaires Takuba et Barkhane. Cela pourrait amener l’armée malienne à revoir les éléments qui sont présents dans le secteur de Nara. Ceux également dans le secteur de Ségou vont se voir privés d’un certain nombre d’éléments supplétifs. De façon simple, il y aura un problème d’effectifs parce qu’on va enlever des hommes sur d’autres théâtres qui sont aussi sensibles. Mais, ce déséquilibre sécuritaire pourrait être de courte durée. A condition que ceux qui sont en formation dans les 4 ou 6 mois vont être opérationnels sur le terrain. Sans cela, effectivement, ça pourrait déstabiliser l’appareil sécuritaire en termes d’efficacité et de pertinence sur toute l’étendue du territoire. A ne pas oublier que la région de Tombouctou est plus grande que toute la Côte d’ivoire en termes de superficie. Or, on n’a qu’une seule région militaire dans cette zone. Il y a un sérieux problème d’effectifs à craindre. Certes, il y a de nouveaux équipements qui ont été acquis et obtenus, mais ils ne suffiront pas toujours, au regard des enjeux et défis auxquels le pays fait l’objet.
Propos recueillis par
I.Sanogo
Source: Source: lesechosmali