Après avoir longtemps coexisté, les filiales sahéliennes des deux organisations djihadistes, Al-Qaida et l’Organisation d’Etat Islamique au Grand Sahara s’affrontent avec, comme enjeu, leur prééminence locale et internationale.
Le temps de la tolérance a vécu. Le Sahel est devenu, depuis le début de l’année, le théâtre d’une guerre ouverte entre les deux filiales locales du djihadisme global. Le 11 juin, c’est à Détembé, à la frontière du Niger et du Burkina Faso, que des accrochages ont éclaté, causant la mort d’au moins sept combattants de l’organisation Etat islamique au grand Sahara (EIGS) et de treize miliciens du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), affilié à Al-Qaida. Plus tôt, le 1er juin, des combats avaient été signalés dans les environs de Gao, au Mali, impliquant les forces d’Adnane Abou Walid Al-Sahraoui, le chef de l’EIGS, et celles du cousin d’Iyad Ag Ghali, l’émir du GSIM, selon la note confidentielle d’une organisation internationale.
Entre les deux grands groupes djihadistes au Sahel, les années de coexistence pacifique ont, depuis six mois, cédé la place aux affrontements directs. Et si la lutte se joue sur des enjeux locaux, elle est également portée par la rivalité mondiale entre les deux maisons mères. Les premières escarmouches entre ceux qui ont prêté allégeance à Abou Bakr Al-Baghdadi et ceux qui demeurent fidèles à Ayman Al-Zawahiri, le successeur de Ben Laden, ont été répertoriés début janvier dans les environs de Mondoro, au Mali, près de la frontière avec le Burkina Faso, avant de s’étendre géographiquement sur les deux pays.
Les combats les plus violents ont eu lieu durant les mois de mars et avril, avant de perdre en intensité. « Il y a eu des affrontements engageant des dizaines de motos appuyées par une trentaine de pick-up, mais la plupart des confrontations sont du hit and run « frapper et fuir ». Les bilans humains les plus lourds sont intervenus lors de raids nocturnes du GSIM sur les positions de l’EIGS », relate un observateur attentif de la zone.
S’il est encore difficile d’avoir une vision exacte des événements, toutes les sources confirment que la coalition coiffée par Iyad Ag Ghali est jusqu’ici sortie largement victorieuse. « On a entendu qu’à Tatakarate l’EIGS s’est habillé aux couleurs du GSIM pour le tromper et faire exploser un véhicule kamikaze sur une de leurs positions. Depuis qu’ils se sont déclaré la guerre, l’EIGS a peut-être le nombre de combattants pour lui, mais l’expérience est du côté du GSIM », prévient le chef d’un groupe armé malien de la région des combats.
« La guerre va se poursuivre »
Durant les premiers jours de juin, les unités du GSIM continuaient de quitter Boulikessi, au Mali, pour se rendre au Burkina Faso, notamment dans l’est de ce pays désormais très fragilisé. Les forces djihadistes se seraient principalement regroupées le long de la frontière nigéro-malienne, alors que l’EIGS aurait établi son état-major près de Dolbel, au Niger, avec la ferme intention de récupérer les territoires perdus depuis janvier. « La guerre continue et va se poursuivre », analyse la note précédemment citée, confirmant que le Sahel, après le Moyen-Orient, est devenu un champ de bataille où les deux structures djihadistes jouent une partie de leur prééminence mondiale.
Le conflit a éclaté lorsque les cadres régionaux d’Al-Qaida ont décidé de réagir à l’expansionnisme de l’EIGS. Depuis son allégeance, en 2015, à l’organisation Etat islamique (EI), le groupe fondé par Adnane Abou Walid Al-Sahraoui, transfuge d’Al-Qaida – qui s’était fait connaître à Gao du temps de l’occupation djihadiste en 2012-2013 −, n’a cessé de gagner du terrain. La multiplication d’attaques d’envergure depuis 2017 contre les armées nationales, mais aussi les affrontements avec les forces françaises de l’opération « Barkhane » − comme celui qui a provoqué la mort de treize soldats français, le 25 novembre 2019, a renforcé son attractivité. Au point de recevoir, en avril 2019, les encouragements d’Abou Bakr Al-Baghdadi, alors calife de l’EI, puis d’être consacré « cible prioritaire » par la France et les pays de la région, lors du sommet qui s’est tenu le 13 janvier, à Pau.
Méprisé pendant un temps par les chefs moyen-orientaux de l’EI, négligé par les barons locaux d’Al-Qaida, Al-Sahraoui a su utiliser les vieilles recettes de l’instrumentalisation des rancœurs inter et intracommunautaires pour grossir ses rangs. Initialement concentré dans la zone des trois frontières, l’EIGS est allé contester, dans ses fiefs du centre du Mali, la katiba Macina, membre du GSIM. Il s’y place en pourfendeur de l’ordre établi, laisse les combattants qui le rallient se partager les butins, quand Amadou Koufa, le chef de la katiba Macina, gère jalousement les prises de guerre, préservant certaines traditions et baronnies locales. Dans la région du Méma, triangle entre les villes de Tombouctou, Nampala et Mopti, il joue des frustrations des ethnies peules tolébé, brimées dans l’accès aux bourgoutières, des pâturages flottants dans les plaines inondées du delta du Niger, très recherchés par les éleveurs, mais soumis à des droits de passage.
« Point de non-retour »
Lorsque tombe la première réaction armée du GSIM, à Mondoro, Abdoul Hakim Al-Sahraoui, le numéro deux de l’EIGS, écrit à Koufa pour calmer le jeu en lui réclamant « le prix de l’âme des deux combattants ayant perdu la vie et la libération sans condition de nos détenus ». Mais la tentative d’apaisement échoue comme aurait échoué, en septembre 2019, une rencontre entre Adnane Abou Walid Al-Sahraoui et Jafar Dicko, le chef d’Ansaroul Islam, un groupe burkinabé proche du GSIM, en vue de déterminer des zones d’opération pour chacun.
Selon un acteur de la lutte antiterroriste, « Iyad Ag Ghali souhaitait initialement cacher ces tensions, mais l’EIGS a fait circuler des audios et des vidéos pour se vanter de ralliements en sa faveur. Cela l’a obligé, avec Koufa, à taper du poing sur la table pour que l’EIGS soit repoussé sur ses points initiaux. Une sorte de remise à zéro des compteurs ». D’après cette source, un « point de non-retour » a été atteint avec la publication, le 7 mai, par Al-Naba − l’un des organes de propagande de l’EI − de trois pages incendiaires pour le GSIM. Iyad Ag Ghali et Amadou Koufa y sont qualifiés de « chefs apostats », accusés de trahison au profit des « croisés » et fustigés pour avoir « accepté l’invitation du gouvernement malien apostat à négocier et à s’instaurer en gardien des frontières algériennes et mauritaniennes ».
Un peu plus tôt, le 10 février, le président Ibrahim Boubacar Keïta s’était dit prêt à négocier avec les chefs djihadistes « maliens ». Iyad Ag Ghali n’avait pas fermé la porte, mais a posé comme préalable le départ des troupes françaises.
Cette guerre fratricide n’aurait suscité « aucune pause opérationnelle » de l’opération « Barkhane », poursuit la source précédemment citée, très sceptique sur le fait que l’armée française ait tiré un avantage militaire de la situation. Lors d’une audition devant le Sénat, le 18 juin, la ministre des armées, Florence Parly, interrogée sur un possible apaisement de la zone, est d’ailleurs restée sur la réserve. « On constate des combats de plus en plus violents depuis le mois de mars, qui contribuent certainement à désorganiser l’EIGS. Est-ce que c’est de bon augure pour la suite ? Je reste très prudente parce que je pense que ces combats montrent aussi que le RVIM [ou GSIM] a une grande capacité d’action », a-t-elle alors déclaré.
Confirmée dans son statut de puissance dominante du djihadisme au Sahel, la coalition dirigée par Iyad Ag Ghali aurait désormais pour ambition de poursuivre sa stratégie d’expansion en ciblant notamment les populations Sénoufo du nord de la Côte-d’Ivoire, comme il l’avait déjà fait avec les Peuls au Mali et au Burkina Faso. Malgré la dureté des coups pris depuis six mois, l’EIGS serait, lui, parvenu à régénérer une partie de ses forces. « Cela signifie, dit l’acteur de la lutte antiterroriste, que les échelons centraux de l’EI continuent de le soutenir et qu’ils n’ont pas l’intention de le lâcher. »
Le Monde