Une enquête menée conjointement par Le Monde, Libération, Radio France Internationale et TV5Monde a révélé que l’armée française s’était servie du journaliste Olivier Dubois, gardé otage pendant 711 jours, pour appâter un chef djihadiste à son insu. Des pratiques dignes de la Françafrique.
Révélée par une enquête menée conjointement par Le Monde, Libération, Radio France Internationale et TV5 Monde pendant un an et demi, l’affaire est digne d’un film d’espionnage. Pigiste pour Libération, Le Point Afrique et Jeune Afrique et installé à Bamako depuis 2015, Olivier Dubois a l’habitude de travailler avec un jeune Touareg, qui lui sert de fixeur mais l’aide surtout à entrer en contact avec différentes personnalités maliennes. En 2020, le journaliste lui demande d’entrer en contact avec Abdallah Ag Albakaye, cadre du Groupe de soutien de l’islam et des musulmans (GSIM), branche d’Al-Qaida au Sahel.
Ce que le journaliste ne sait pas, c’est que son fixeur informe les militaires français de l’opération Barkhane de la rencontre. Dans un enregistrement audio que Le Monde a pu écouter, un lieutenant français demande ainsi explicitement au fixeur « le nom de la rue qu’ils [lui] ont demandé de prendre pour déposer Olivier Dubois ». En réalité, le journaliste est suivi depuis plusieurs mois déjà par l’armée française, comme le démontrent les 180 pages de documents judiciaires français et maliens auxquels Le Monde a eu accès.
En effet, le lieutenant cité plus haut fait partie d’une unité au sein de l’opération Barkhane chargée de récolter des informations et qui recrute le fixeur « pratiquement exclusivement pour la localisation, voire la capture d’Abdallah Ag Albakaye ». Ce dernier contrôle la zone de Talataye, dans le nord du Mali à la frontière nigérienne et les militaires voient sa rencontre avec le journaliste comme une opportunité de le « localiser […] et pouvoir le suivre jusqu’à sa zone refuge », selon les déclarations d’un général français aussi entendu par la DGSI. Auprès du pôle judiciaire spécialisé de lutte contre le terrorisme malien, le fixeur affirme que les militaires lui avaient promis 400 000 francs (600 euros) s’il organisait la rencontre entre les deux hommes.
Comme l’explique Le Monde, dans le cadre de l’enquête ouverte par le Parquet national antiterroriste (PNAT) pour « enlèvement en bande organisée et en relation avec une entreprise terroriste », le lieutenant confirme que les militaires français avaient « toutes les informations » concernant la rencontre : « photographies des vêtements du journaliste, de son passeport, de son billet d’avion, de sa réservation d’hôtel, de la voiture utilisée pour se rendre sur place, coordonnées GPS du lieu où les supposés hommes d’Ag Albakaye sont censés le retrouver », note Le Monde.
En préparation de la rencontre, Olivier Dubois fait une demande de protection auprès du GSIM pour se protéger d’un possible enlèvement. Dans le même temps, les militaires français préparent la rencontre en chargeant le fixeur de leur transmettre les informations en direct. Mais le 23 mars, lors d’une réunion de commandement de Barkhane, les dirigeants militaires décident d’annuler l’opération, jugée « trop dangereuse pour le journaliste ». Or, « jamais l’intention et l’ordre correspondant qui aurait dû être formalisés par le PCIAT [le centre de coordination de l’opération Barkhane au Tchad] ne l’ont été », explique l’inspecteur général des armées en septembre 2021 dans une enquête interne consultée par Le Monde. L’unité basée à Gao reste alors « focalisée sur l’objectif 3A », soit Abdallah Ag Albakaye et planifie « une opération de manière totalement autonome », note le général en charge de l’enquête.
De son côté, malgré le refus de Libération de poursuivre l’enquête, le journaliste continue de planifier sa rencontre. Le lieutenant estime que « tous les éléments nous faisaient penser qu’il y avait un réel risque pour Olivier Dubois ». Le 7 avril, lors d’une réunion, un colonel de l’opération Barkhane estime « l’hypothèse d’un enlèvement » fortement crédible et que le journaliste doit être prévenu. Mais les tentatives d’empêcher le journaliste de se rendre à la rencontre ne se concrétisent pas, et l’ambassadeur de France à Bamako, à qui le commandant de l’opération Barkhane a demandé de s’en charger, n’a pas répondu au Monde.
Le jour de la rencontre, le 8 avril 2021, la porte-parole du ministère des affaires étrangères français envoie une lettre par mail au journaliste lui demandant de « bien vouloir reconsidérer » son projet, sans mentionner le risque d’enlèvement. De plus, le fixeur apprend qu’il ne pourra finalement pas être présent lors de la rencontre, alors que l’entièreté du plan et notamment la possibilité de localiser le journaliste et Abdallah Ag Albakaye reposaient sur sa présence. Après avoir déposé le journaliste au point de rencontre, le fixeur l’attend, mais le journaliste ne reviendra pas. Or, aucun moyen n’avait été mis en place par les militaires pour suivre le journaliste après avoir quitté le fixeur.
À un enquêteur malien qui lui demande s’il confirme s’être « servi de monsieur Olivier comme appât en vue de capturer l’émir de Talataye Abdallah Ag Albakaye », le fixeur répond : « en quelque sorte, oui ». De son côté, l’inspection générale des armées en France conclut qu’il n’y a pas eu « de faute personnelle au sein de la force “Barkhane” » dans l’affaire mais que « des structures et des processus » ont été « a posteriori déficients ».
Le 12 avril 2022, domicile d’un journaliste ayant participé à l’enquête sur l’enlèvement d’Olivier Dubois est perquisitionné par la DGSI. Dans Le Monde, Arnaud Froger, de Reporters sans frontières, explique : « cette perquisition n’avait absolument aucun intérêt pour comprendre ce qui était arrivé à Olivier Dubois et pour obtenir sa libération. C’était de la pure surveillance. On a eu l’impression que l’État français avait peur que des informations sortent sur ce qui s’est passé ». Pour lui, l’opération Barkhane « a pris un risque inconsidéré en montant cette opération » car « si elle avait été démasquée par les ravisseurs, Olivier Dubois aurait pu être tué […]. Cela pose de sérieuses questions sur ce que sont prêts à faire nos services et notre armée pour des opérations de renseignement […]. En France, on ne devrait pas pouvoir utiliser un journaliste comme un cheval de Troie pour obtenir des renseignements. »
Ce scandale, qui a coûté deux ans au journaliste Olivier Dubois, retenu otage pendant 711 jours, intervient après le retrait des troupes françaises du Mali et l’arrêt de l’opération Barkhane qui a marqué une importante crise pour l’impérialisme français dans la région, résultat des tensions extrêmes qui ont opposé le gouvernement français et le gouvernement malien.
Macron aura beau jouer les hypocrites, comme il a pu le faire en exprimant son « immense soulagement » lors de la libération du journaliste le 21 mars dernier, cette affaire rappelle les pires barbouzeries de l’armée française, toujours postée aux quatre coins du monde et qui continue ses interventions au Sahel avec les méthodes les plus traditionnelles de la Françafrique.
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