Juste avant le crépuscule, au Lorraine Motel de Memphis, aux États-Unis, Martin Luther King était abattu par un ségrégationniste blanc. Extrait du dossier spécial que JA consacra les jours suivants au Prix Nobel de la paix.
Moïse Martin Luther King est mort heureux : du haut de la montagne où le Seigneur l’avait conduit, il a pu voir la terre promise. Il savait que son peuple y pénétrerait un jour. Il en a fait la confidence aux mille éboueurs en grève de Memphis, dans une ville où, étant passé par hasard, il a décidé de prendre la tête du mouvement de revendication. À ces travailleurs qui réclament la reconnaissance de leur union et 60 cents d’augmentation horaire, il n’a pas eu le temps de dire si cette terre qu’il a vue le premier serait couverte de moissons ou de ruines au moment d’en prendre possession : il a été tué le lendemain.
SA CROIX ? DEUX TRAITS SUR LA MIRE D’UN FUSIL À LUNETTE TÉLESCOPIQUE
Les prophètes meurent dans leur lit. Le Moïse assassiné a été aussitôt transformé par ses fidèles en Christ noir. « Si Jésus revenait sur terre, il faudrait le crucifier bien vite », faisait dire Faulkner à l’un des personnages des Palmiers sauvages. La croix de King : deux traits sur la mire d’un fusil Remington à lunette télescopique braqué dans les lavabos d’un hôtel crasseux par un tueur au sourire idiot. Chaque époque a le Golgotha qu’elle mérite…
Placé sur un chariot de ferme que tiraient deux vieilles mules de Géorgie, le cercueil du pasteur a été suivi dans les rues d’Atlanta par cent mille marcheurs. Bras dessus bras dessous, Noirs et Blancs ont chanté des cantiques.
« La bonté sur le trône du pouvoir »
Rien n’a manqué à cette grande parade des « justes ». Même pas la voix vibrante du disparu qu’un enregistrement a fait résonner sous les voûtes de son église, au cours de l’office. « Dites que Martin Luther King s’est efforcé de faire le don de sa vie… qu’il a essayé de donner de l’amour. Dites que j’ai essayé d’aimer et de servir. »
Amour, don, service de l’humanité, qui oserait, maintenant, faire entendre à nouveau un tel langage ? Le « Christ noir » n’en a, pour sa part, jamais employé d’autre : « La haine ne supprime pas la haine, écrivait-il. Seul l’amour y parviendra. C’est là la beauté de la non-violence : libre d’entraves, elle brise les réactions en chaîne du mal. Elle veut placer la vérité, la bonté et la beauté sur le trône du pouvoir. »
« Non-violence » : « C’est le Christ, disait Luther King, qui a fourni l’esprit et Gandhi la méthode. » Il l’a expérimentée, pour la première fois, il y a treize ans, à Montgomery, en Alabama. Une femme noire a été chassée de la partie d’un autobus réservée aux Blancs : King organise le boycott de la compagnie. Au bord de la faillite après 381 jours, elle doit abattre la cloison séparant les Blancs des Noirs.
C’était en décembre 1965. Dès lors, King a trouvé sa méthode : la désobéissance civile, l’illégalité dans la non-violence, qu’il va prêcher aux quatre coins des États-Unis. Douze fois les prisons d’Alabama et de Géorgie accueilleront l’homme qu’Edgar Hoover, le patron du FBI, appela « le plus grand menteur du monde ». Sa maison est deux fois dynamitée. Il ne se passe pas de jours sans que sa famille reçoive des menaces de mort. Lui accepte, pardonne toujours : « Nous devons développer et entretenir notre aptitude au pardon », dit-il.
Marche des pauvres
D’un Noir qui tient aux États-Unis des propos aussi peu inquiétants, rien vraiment n’empêche de faire un « homme de l’année ». Il l’est en 1963, l’année de la grande marche sur Washington. L’an d’après, il reçoit le prix Nobel de la paix. En août 1965, il est au Capitole lorsque Johnson signe la loi sur les droits civiques arrachée à un Congrès réticent dont six membres seulement ont la peau noire. Cela ne l’empêche pas de continuer sa route du pas tranquille de ceux qui ont trop de siècles de patience derrière eux pour se montrer pressés.
Le pasteur et son président, on ne les verra plus guère ensemble : King s’oppose à la guerre du Vietnam, ce qui apparaît comme une manifestation intolérable de « désobéissance civile ». « Je suis sûr, écrit-il à l’automne 1967, que lorsque nous aurons la volonté de le faire, nous constaterons que notre propre intérêt, en tant qu’individu comme en tant que nation, consiste à partager notre richesse et nos ressources avec les plus humbles des enfants de Dieu… »
Pour le 22 avril, il a préparé une grande « marche des pauvres » sur Washington. Il veut que Johnson accorde 10 milliards de dollars pour amorcer la solution des problèmes les plus urgents des Noirs : enseignement, revenus, logement, loisirs, santé.
Johnson a beau affirmer avec solennité le contraire dans son appel à la nation, c’est ce rêve que 100 000 personnes sont allées porter en terre, mardi dernier, à Atlanta. Il est mort avec celui qui l’avait fait. Il est même mort bien avant, sans que personne ait présentement le souci de trop le souligner, car l’abîme que sa disparition découvre donne le vertige.
Source : Jeune Afrique