Kadia renversait les marmites posées sur le feu. Le repas de fête n’était plus servi. Des insultes d’une grossièreté à vous couper le souffle et sans répit ni fin. Miroir en main, ses dons permettraient de dénicher les sorcières et de les anéantir.
Le Maouloud était un signal d’alarme. La famille musulmane, à l’instar d’autres, célébrait la naissance du prophète Mahomet. La journée commençait à peine, et Kadia traînait une fatigue collée à elle comme de la glu. Cette fatigue-là n’était pas, évidemment, une fatigue normale. Elle était accompagnée de violents maux de tête dont les cachets d’aspirine n’avaient point vaincu. Cependant, elle passait à l’attaque, fonçait. Avec la volonté de fer qu’on lui connaissait, elle tenait à bouillir la cocote. En un tour de main, elle réussissait à lessiver la batterie de marmites et de tasses. Puis préparait le somptueux repas de fête.
L’odeur de la bonne cuisine salivait son compagnon, les trois enfants âgés de 2, 4 et 5 ans, quelques visiteurs habituels. Mais voilà, sans crier gare, elle se retirait dans sa chambre, éclatait en sanglots. Dans sa pensée brumeuse, elle était victime d’une traîtrise de son compagnon qui nourrirait l’idée de l’abandonner pour les beaux yeux d’une midinette. La suggestion de ses amies, de transformer l’essai de plusieurs années en liens de mariage, était captée et amplifiée. Kadia devenait réceptive à un conseil, à condition qu’il ait été maléfique. Dire de mettre la pression maximale sur l’autre moitié afin qu’ils daignassent passer devant monsieur le maire était interprété dans un mauvais sens. Elle cultivait toute seule l’idée d’abandon devenue un microbe s’épanouissant dans un corps sans défense.
Par ses ruminations mentales qui ne cessaient point, son regard était vague, fiévreux. Soudain, un cri s’échappait de sa chambre, un cri qui marquait sa détermination à ne pas se laisser faire : « Non, je refuse ». L’idée obsédante devenait l’idée fixe, canalisant toute son énergie. A pas pressants, elle se dirigeait vers le hangar faisant office de cuisine, renversait les unes après les autres les marmites posées sur le feu, au nez et à la barbe de son compagnon Seydou qui conversait avec ses visiteurs médusés.
L’inséparable miroir
Seydou avait des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, et un cerveau pour comprendre. Toutefois, par rétrécissement de son discernement, il en concluait hâtivement à une jalousie mal placée qui allait vite passer. Il suffirait de dissiper le malentendu en cajolant la beauté. La nature avait bien doté Kadia. Voulait-il voir vraiment les actes et les mots de son amour sous un angle exact : l’amour en folie ? Un mois plus tard, il assimilait à une bouffée de rébellion la convocation de la gendarmerie que sa compagne avait remise à sa grande sœur de lait, le jour du baptême de l’enfant de cette dernière. Figurez-vous que sa sœur lui avait offert des années durant le gîte et le couvert jusqu’au jour où elle choisissait de se jeter au cou de son amoureux et déménager dans son nid ? Que reprochait–elle à sa sœur ? Tout et rien à la fois ! De l’avoir surpris en compagnie de ses voisines en train de rire à gorge déployée lorsqu’elle faisait son entrée dans la cour, d’avoir jeté le mauvais sort sur elle ! Et pi titi patata !
Plus les mois passaient, plus la machine Kadia poussait à fond, s’affolait. Elle lâchait la violence comme des bombes. Des insultes d’une grossièreté à vous couper le souffle et sans répit ni fin. Miroir en main, ses dons qu’elle jugeait naturels permettraient de dénicher les sorcières et de les anéantir. Malheureuse celle qui n’aurait pas compris. Elle « l’infligeait une correction inoubliable au grand jour, au vu et au su de toute la commune de Mountougoula».Au nombre de ses supposées sorcières, la voisine et ses enfants qu’elle caillassait nuit et jour. Affolés, ceux-ci se refugiaient dans une famille lointaine et ne revenaient à domicile qu’après l’arrivée du chef de famille. Nonobstant, tous se barricadaient, s’abstenaient d’aller aux seules toilettes extérieures en recourant à l’utilisation d’un seau pour les besoins naturels.
Le fil supposé caché de la folie
Le compagnon de Kadia paniqué choisissait de se poster à des centaines de mètres de sa résidence, dans l’attente qu’elle retrouvât le calme qui n’intervenait souvent que vers 5 heures du matin. Après avoir déboursé tant d’énergie à marcher le long de la voie bitumée reliant Bamako – Ségou, à traîner ses trois marmots, à chanter, à proférer des menaces à tout vent, elle retrouvait enfin le sommeil. Pas pour longtemps. Au moment où d’autres femmes achetaient les condiments au marché, elle jetait ses marmites et tasses dehors, ses habits aussi. Seydou avait eu la présence d’esprit d’extraire ses effets personnels qu’il avait confié à son collègue de travail deux jours auparavant. La violence était à son comble. Profitant de son léger sommeil, un groupe de gens s’introduisait pour s’emparer de ses enfants mis sous bonne garde de bonnes âmes, en attendant de trouver une solution au cas de Kadia. Seydou paumé n’envisageait pas de conduire sa compagne à l’hôpital, mais plutôt comptait recourir à la médecine traditionnelle. A moins d’une amélioration de son état de santé, il serait difficile de convaincre un transporteur d’embarquer Kadia à destination de la région de Mopti, même accompagnée.
D’ici là, des voisines croyaient avoir découvert la cause de la folie. L’amour avait fui, laissant son mari se débrouiller avec une fille âgée aujourd’hui de 6 ans. Le pauvre serait un vrai-fort qui aurait mis à exécution sa menace de pourrir la vie future de sa femme partie faire le bonheur de Seydou, qui après des années idylliques, maudissait le jour où il l’avait rencontré.
Georges François Traoré