Gerwinio ne se sent jamais réellement en sécurité à Alger. L’autre jour, alors qu’il se promenait le soir, ce jeune béninois de 27 ans a entendu des cris de singe émanant d’un groupe d’adolescents goguenards. Détournant le regard, il a poursuivi son chemin. Il est habitué aux railleries racistes. « On m’a appelé “Ebola” tant de fois que j’en ai fait mon nom sur Facebook », a-t-il dit.
Gerwinio fait partie de ces Africains subsahariens toujours plus nombreux à se rendre en Algérie, bien que l’ampleur exacte du phénomène soit difficile à estimer. Le gouvernement algérien évalue leur présence sur le territoire à 25 000, tandis que les ONG locales avancent un chiffre au moins quatre fois supérieur.
« L’intensification de la migration subsaharienne est nettement plus visible dernièrement », a dit Pascal Reyntjens, chef de mission de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) à Alger.
L’OIM a ouvert sa première antenne dans la capitale algérienne en début d’année. Entre février et fin septembre, elle a recensé près de 22 000 migrants transitant par Arlit, dans le nord-ouest du Niger, pour rejoindre l’Algérie. C’est bien moins que les 269 533 migrants ayant rejoint la Libye depuis le nord du Niger sur la même période, mais il est probable que le nombre de Subsahariens optant pour l’Algérie augmente en réaction à l’instabilité politique des pays voisins.
Les migrants avaient l’habitude de trouver du travail en Libye, mais la guerre civile qui secoue le pays a paralysé l’économie et en a fait une destination risquée, même comme simple tremplin vers l’Europe. Plus au sud, les conflits continus et les attaques terroristes au Mali continuent de créer de nouveaux réfugiés. Pour les migrants cherchant un emploi, un abri ou un passage vers l’Europe, l’Algérie est devenue une alternative prometteuse.
L’UE veut un accord migratoire
Rien de neuf dans le fait que l’Algérie soit un pays de transit. Cela fait des siècles que Tamanrasset, une ville du sud cernée par le désert, sert de relais sur la route du commerce transsaharien reliant l’Algérie à des pays comme le Mali, le Ghana et le nord du Nigéria. Mais quelque chose a changé : depuis peu, le flux de migrants s’oriente désormais vers le nord, vers les villes côtières algériennes.
L’Europe a pleinement conscience que l’Algérie est une menace à son objectif de réduire l’afflux de migrants en provenance de la Méditerranée centrale, qui constitue aujourd’hui la principale route menant à ses frontières extérieures. Le Cadre de partenariat avec les pays tiers adopté en juin dernier identifiait l’Algérie comme l’un des 16 pays « prioritaires » avec lesquels la Commission européenne souhaite parvenir à un accord. En contrepartie d’un certain nombre de « mesures incitatives » telles qu’une aide au développement et des accords commerciaux, l’UE attend de ces pays qu’ils l’aident à empêcher les migrants d’atteindre ses côtes et acceptent d’accueillir les migrants qu’elle expulse. Les pays refusant de signer un tel accord s’exposent à ce que la Commission appelle des « mesures incitatives négatives ».
Le rapportpublié la semaine dernière sur l’avancement de la mise en œuvre du Cadre de partenariat se penche plus en détail sur cinq pays identifiés comme « prioritaires » par l’UE : le Niger, le Nigéria, le Sénégal, l’Éthiopie et le Mali. Il y est fait référence à l’Algérie comme à un pays nécessitant une « attention spéciale ». Aucune autre précision n’est apportée, mais dans une analyse récente, la société d’analyse stratégique Stratfor décrit le pays comme étant « l’une des nations nord-africaines les plus récalcitrantes à un renforcement de la coopération ».
Agressions racistes
Bon nombre d’Algériens peinent à s’adapter aux changements démographiques s’opérant dans leurs villes. Ils perçoivent les nouveaux venus comme une menace à la sécurité, à la santé et à l’économie, surtout après la chute du prix du pétrole qui a engendré une inflation et une hausse du chômage.
Des centaines de migrants ont été blessés dans des rixes avec des Algériens ces dernières années. Face aux insultes et aux violences racistes dont ils sont victimes, les migrants ont peu de recours. La plupart des établissements de santé refusent de les prendre en charge car ils n’ont pas de papiers, et se rendre au commissariat reviendrait à prendre le risque de se faire arrêter, voire pire – d’être renvoyé en bus jusqu’à la frontière sud du pays.
« Les incidents se multiplient », a dit Fatma Boufenik, la co-fondatrice de la Plateforme Migration Algérie, un collectif de travailleurs sociaux et d’experts. « Si ça continue, la situation pourrait tourner au drame. »
Le régime du président Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis 1999, n’a fait une aucune déclaration au sujet des violences visant les migrants clandestins. Pour les groupes de la société civile comme celui de Mme Boufenik, il est dur de savoir vers quelle autorité se tourner. « L’Algérie pratique la politique du silence. Nous ne savons même pas qui gouverne notre pays », a-t-elle dit à IRIN, en référence aux rares apparitions publiques de Bouteflika depuis son accident vasculaire cérébral en 2013.
« Ce n’est que temporaire »
En dépit des menaces de violence, l’Algérie continue d’attirer les migrants. Mais d’après Leïla Beratto, une journaliste qui étudie le sort des migrants africains en Algérie depuis plusieurs années, la plupart ne veulent pas y rester. Ils ne restent en Algérie que le temps de reprendre des forces, d’économiser et de préparer la dernière étape de leur voyage vers l’Europe. C’est un processus qui peut prendre des mois, voire des années, a dit Mme Beratto. « Lorsque leur tentative échoue, ils reviennent, travaillent un moment et tentent à nouveau leur chance. »
Daouda Daoud, 25 ans, a quitté ses parents au Cameroun il y a tout juste trois semaines. Il s’est rendu clandestinement jusqu’à la plaque tournante d’Agadez, au Niger, d’où il a rejoint Tamanrasset à l’arrière d’un pick-up avant de se rendre en bus jusqu’à Oran, la deuxième plus grande ville d’Algérie – un autre point névralgique du trafic de migrants d’après Europol, l’agence répressive de l’UE.
Il a déjà trouvé un emploi comme peintre en bâtiment et trouve son employeur plutôt sympathique. « Mais c’est parce qu’ils peuvent nous exploiter. Je m’en fiche, ce n’est que temporaire. »
M. Daoud est déterminé à rejoindre l’Allemagne. L’éventualité d’une détention à durée indéterminée en Libye ou d’un naufrage en Méditerranée ne lui fait pas peur. « Ceux qui ont peur sont ceux qui ne survivent pas. »
Destination par défaut
Les autorités algériennes surveillent de près les quelque 1 000 kilomètres de littoral du pays. De temps à autre, une embarcation parvient à prendre la mer, mais elle est généralement interceptée avant d’atteindre les eaux internationales.
Pour rallier l’Europe, la plupart des migrants paient des passeurs qui les conduisent jusqu’au Maroc voisin. De là, ils tentent de rejoindre les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, ou la Libye où ils embarquent à bord de bateaux clandestins pour l’Italie.
Bien qu’il soit difficile d’y prendre la mer, l’Algérie est considérée comme une étape plus sûre, où il est plus facile de trouver du travail informel qu’en Libye – un pays où le travail forcé et les enlèvements contre rançon sont devenus de plus en plus fréquents ces deux dernières années.
« Les gens me disent que la situation actuelle est très risquée [en Libye]. Je tenterai ma chance quand les choses se seront un peu calmées », a dit M. Daoud.
Passer d’un pays nord-africain à l’autre risque pourtant de se compliquer, l’Europe axant toujours davantage sa politique extérieure sur le continent africain autour du contrôle migratoire.
Comme l’a dit Alexander Becker, administrateur principal chargé de la protection au HCR, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, à Alger : « S’il devient plus difficile de poursuivre leur route, ils sont plus ou moins coincés ici ».
Source: afrik