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L’Algérie découvre l’immigration dans la douleur et les larmes

Pays traditionnel d’émigration, l’Algérie découvre que des dizaines de milliers de migrants subsahariens se sont installés sur son territoire, incapables de poursuivre leur voyage vers le nord. Si les autorités ont décidé d’expulser des centaines d’entre eux depuis l’automne dernier, la société civile commence à prendre conscience du problème et à exprimer sa solidarité.

 

Sur l’écran de télévision, les dessins animés pour enfants se succèdent. Kevin1 zappe sans relâche. Kara, sa sœur, dort sur un matelas, enroulée dans une couverture. Il est 14 heures lorsque leur mère entre dans la pièce en criant : « Mais qu’est ce que c’est que tout ce monde qui dort ? Vous avez vu l’heure ? » Kara se frotte les yeux, dit qu’elle a sommeil, mais elle est envoyée illico à la cuisine pour donner à manger à son petit frère, un nourrisson de quelques mois. Kara et ses frères sont nés en Algérie, de parents camerounais. Dans l’appartement où vit la famille, dans un quartier périphérique d’Alger, une dizaine d’autres adultes cohabitent.

Tous sont des migrants venus d’Afrique centrale, installés en Algérie depuis plusieurs années. « Mamie (le surnom de la mère de Kara) nous accueille depuis plusieurs semaines, parce que notre logement a été attaqué par des voisins qui ne voulaient plus nous voir dans le quartier, explique une jeune femme aux cheveux teints en blond, allongée sur un matelas. La journée, les enfants vont à l’école, ceux qui le peuvent vont travailler, et moi, je passe le temps. » Certains habitants de la maison se connaissent depuis leur arrivée en Algérie, d’autres ont des liens familiaux, d’autres encore viennent du même quartier de Douala au Cameroun. « Dans l’attaque de notre logement, j’ai tout perdu, j’ai à peine une tenue, alors pouvoir dormir ici, chez des gens que je connais, c’est un soulagement », explique Fabrice L., qui est arrivé à Alger il y a plus de quinze ans.

Un kilomètre plus loin, Aboubaker M. est assis à la table d’un petit café. « Je viens ici pour recharger mon téléphone, il n’y a plus d’électricité sur le chantier », sourit-il. Ce Malien de 29 ans est arrivé en Algérie début 2016, après avoir vécu plusieurs années à l’extérieur de son pays. « J’ai vécu en Angola, puis j’étais installé en Centrafrique lorsqu’il y a eu le conflit. Je suis rentré chez moi à Kayes. Un jour, un cousin m’a dit de venir en Algérie, qu’il y avait du travail. Ma mère a insisté pour que je parte en disant : ’’ton cousin dit qu’il a de l’argent chaque jour’’ », soupire-t-il en hochant la tête. Aujourd’hui, le jeune homme vit dans le chantier où il travaille, dans une cabane fabriquée par le patron avec quatre plaques de tôle. Pour gagner sa vie, il a porté des sacs de sable dans la Casbah d’Alger, travaillé comme manœuvre pour construire la villa d’un particulier, ou encore dans un chantier de logements. « Je gagne 1500 dinars (10 euros) par jour. C’est un bon salaire pour mon pays, sauf que je n’arrive pas à envoyer l’argent à ma famille. Si je veux envoyer 100 000 dinars (725 euros), l’intermédiaire me prend 60 000 dinars (435 euros) de commission », dit-il.

Ses proches l’ont accusé d’être égoïste, de vouloir garder l’argent pour lui. Aboubaker M. a essayé d’expliquer, mais rares sont ceux qui acceptent de comprendre que le dinar algérien n’est pas convertible et qu’il n’y a pas de possibilité d’envoyer de l’argent via Western Union. Le jeune homme n’a pas réussi à économiser suffisamment pour partir en Europe via la Libye comme l’ont fait des centaines de migrants installés en Algérie depuis fin 2015. « Je suis coincé. Je ne peux pas rentrer chez moi sans rien. Alors je reste, même si les conditions sont difficiles et que je reste enfermé chez moi », dit-il.

EXPULSÉS AU NIGER

Aboubaker M. a en tête les images et les histoires des centaines de migrants subsahariens arrêtés en septembre et octobre 2017 dans la capitale algérienne. Ces semaines-là, la gendarmerie et la police mènent une grande opération d’arrestations. « J’étais dans un taxi lorsqu’un homme en civil a stoppé la voiture et m’a demandé de descendre, raconte Tony F., un jeune Ivoirien. On m’a fait monter dans un 4×4 gris, j’ai été emmené à la gendarmerie, puis je me suis retrouvé dans un camp. » Les autorités rassemblent les migrants dans un lieu habituellement utilisé pour les colonies de vacances dans la commune en bord de mer de Zéralda. Dans différents quartiers d’Alger ainsi qu’à Blida, à 45 kilomètres au sud de la capitale, des hommes et des femmes sont arrêtés dans les transports en commun, sur les chantiers mais aussi à leur domicile. Dannie G., Camerounaise, a été arrêtée en rentrant du marché : « Après plusieurs jours dans le camp, on nous a fait monter dans des bus et on a roulé jusqu’à Tamanrasset. Là, on est restés plusieurs jours enfermés dans des baraquements, puis ils nous ont emmenés à In Guezzam. À la frontière, les forces de l’ordre ont confisqué notre argent et les téléphones qui pouvaient faire des photos, puis on a été emmenés en camion jusqu’au Niger ». La plupart des migrants arrêtés en ce début d’automne sont expulsés au Niger. À Agadez, ils sont pris en charge dans le camp de l’Organisation internationale des migrations (OIM) qui propose à ceux qui le souhaitent un retour volontaire dans leur pays d’origine, mais les migrants, originaires pour la plupart de pays de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) avec laquelle Niamey a un accord de libre circulation sont désormais libres de leurs mouvements.

Ces expulsions ont fait réagir des organisations internationales comme Amnesty International et Human Rights Watch, mais aussi des organisations du continent africain, comme le Syndicat national autonome des personnels de l’administration publique (Snadap) algérien. Dans un communiqué, elles appellent à l’arrêt des expulsions « massives », demandent qu’on cesse de les envoyer « dans des pays dont ils ne sont pas originaires », et interpellent le président de la République Abdelaziz Bouteflika sur la nécessité d’envisager les possibilités de régularisation des travailleurs migrants.

INTERDIT D’ENTRER, DÉFENSE DE SORTIR

Le ministre de l’intérieur Nourredine Bedoui avait évoqué en juin 2017 un projet de fichier de recensement des migrants pour étudier « la possibilité de leur emploi dans des chantiers de construction, entre autres, considérant que l’Algérie a un besoin de main-d’œuvre dans certains domaines ». Le but de cette déclaration était de calmer les esprits, après une campagne raciste visant les migrants subsahariens sur les réseaux sociaux. Début juillet, le ministre des affaires étrangères algérien Abdelkader Messahel déclarait pourtant qu’ils constituaient une « menace pour la sécurité ». Quelques jours plus tôt, Ahmed Ouyahia, aujourd’hui premier ministre, avait affirmé que les migrants étaient « une source de criminalité, de drogue et de plusieurs autres fléaux. »

En 2008, l’Algérie a modifié ses lois et criminalisé l’entrée et la sortie irrégulière du territoire. Le droit d’asile n’existe pas dans la Constitution et c’est le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) qui l’attribue au compte-gouttes. L’organe onusien prend principalement en charge les Sahraouis de la région de Tindouf et les Syriens. Les migrants présents sur le territoire algérien sans visa, environ 100 000 selon les associations, tombent sous le coup de la loi de 2008 et sont passibles de deux à six mois de prison et d’une amende, au même titre que les harraga2. Jusqu’en 2012, lorsqu’un migrant était arrêté et présenté à un juge, il était expulsé à la frontière malienne. « J’ai été arrêté plusieurs fois. La gendarmerie t’emmenait à Tinzaouatine et te laissait du côté malien », témoigne Thierry H., un Camerounais. Le début de la guerre dans le nord du Mali a mis un terme aux expulsions. « Début 2016, j’ai été arrêté, condamné à deux mois de prison ferme, raconte Patrice L., un Congolais. À la sortie, on m’a remis un document qui stipulait que j’avais obligation de quitter le territoire, mais on m’a laissé partir. »

Le mois de ramadan 2014 va changer la donne pour tous les acteurs. Cet été, l’Algérie voit arriver des centaines de migrants, hommes, femmes et enfants, dans les villes du nord du pays. Ils s’installent dans les centres-ville pour mendier. Jusqu’à cette année-là, soucieux de rester discrets pour ne pas être arrêtés, ils vivaient principalement en périphérie des grandes villes, et étaient concentrés dans les agglomérations d’Alger et d’Oran, près de la frontière marocaine. La grande majorité de ces migrants mendiants est originaire de la région de Zinder au Niger et a été amenée en Algérie par une filière organisée de mendicité. Selon les autorités nigériennes, Alger s’inquiète de la « proximité » entre cette filière et le « crime organisé ». Les deux pays négocient un accord signé fin 2014 et l’Algérie organise l’arrestation et le rapatriement de Nigériens. En moins de trois ans, Alger a rapatrié plus de 18 000 personnes originaires du Niger selon les autorités.

Un matin de décembre 2016 cependant, une vague d’arrestation concerne pour la première fois depuis 2012 des migrants subsahariens non nigériens. Au total, près de 2000 personnes sont arrêtées et plus d’un millier sont expulsées au Niger. Ces expulsions interviennent après des affrontements entre habitants et migrants dans le quartier de Dely Ibrahim à Alger. Plus tôt dans l’année, trois épisodes de violences similaires ont eu lieu dans les villes de Ouargla, Béchar et Tamanrasset. À chaque fois, les migrants ont été déplacés vers la ville de Tamanrasset, dans le sud du pays. Les autorités ont également donné des instructions aux compagnies de transport de la région de Tamanrasset pour leur interdire de transporter des migrants subsahariens vers le nord du pays.

LE RÔLE DES ACTEURS ASSOCIATIFS

Les arrestations de 2016 et 2017 ont eu un impact sur les quelques organisations algériennes qui travaillaient avec les migrants. Jusque là, elles avaient réussi à faciliter l’accès aux services de santé publique pour les migrants. « Cela fait deux ans qu’on ne m’a pas signalé de femme enceinte menottée à l’hôpital lors de son accouchement, alors qu’avant, ça arrivait régulièrement », témoignait en 2016 Thierry Becker, prêtre dans la ville d’Oran. « La loi algérienne permet l’accès gratuit aux hôpitaux à tous, quel que soit son statut administratif. Il a néanmoins fallu faire un travail de sensibilisation auprès des soignants et des personnels », explique un acteur associatif d’Oran. La scolarisation de quelques enfants dans une école publique de la capitale a pu débuter en 2015 grâce à la médiation d’acteurs associatifs. La scolarisation des enfants de plus de 6 ans est autorisée par la loi, cependant là encore, les personnels sont réticents ou mal informés. Enfin, certains migrants ont pu entamer des procédures judiciaires, accompagnés par des avocats qui travaillent avec les associations. C’est le cas de Marie-Simone J., une Camerounaise violée en réunion sous la menace d’un chien en 2016. La violence de l’agression et les difficultés rencontrées par la jeune femme pour porter plainte avaient provoqué beaucoup d’émotion. Plus d’un an plus tard, tous ses agresseurs ont été condamnés à 15 ans de prison ferme.

Les arrestations ont principalement fait augmenter les demandes d’aide d’urgence. « Des familles n’osaient plus sortir de chez elles, d’autres refusaient d’aller à l’hôpital, de peur de se faire arrêter », explique une membre d’association. Mais la société civile n’a pas pu faire beaucoup plus, fragilisée par diverses difficultés administratives et financières. « Nous sommes dans un contexte étatique d’interdiction. Il nous reste les dénonciations via Facebook », analyse un homme qui milite depuis plus de dix ans. Pourtant, la vague d’arrestations de décembre 2016 a provoqué une certaine prise de conscience de la présence de migrants dans le pays.

Ainsi des initiatives, souvent menées par des jeunes et relayées via les réseaux sociaux, ont été lancées dans différentes régions du pays. Près de Tizi-Ouzou, des habitants se sont mobilisés pour offrir des vêtements à un groupe de migrants nigériens. À Oran, plusieurs étudiants en médecine et en pharmacie ont créé un collectif pour apporter du soutien aux migrants, en organisant des cours particuliers par exemple. Le chanteur et musicien oranais Sadek Bouzinou a pour sa part écrit une chanson contre le racisme intitulée « Donne-moi ta main » et organisé un grand repas de rupture du jeûne lors du mois de ramadan 2017, avec des jeunes Algériens, des étudiants étrangers et des migrants subsahariens. À l’occasion de la journée internationale des droits des migrants, fin décembre 2017, les militants de l’association Rassemblement action jeunesse (RAJ) ont organisé une semaine entière de débats, conférences, émissions de radio sur le thème de la migration.

Pourtant, sans droit de travailler, Fabrice L. le Camerounais et Aboubaker M. le Malien songent à quitter le pays, à « tenter la suite de l’aventure » vers l’Europe. Ce sera la route marocaine ou la route libyenne. « J’ai passé trop de temps ici, je ne suis personne. Il faut que j’essaie d’aller plus loin », soupire Fabrice L.. Son téléphone sonne. Un compatriote lui annonce que Dannie G, la jeune femme camerounaise expulsée au Niger au mois de septembre a repris la route. « Elle sera de retour parmi nous d’ici peu », sourit-il.

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