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La tragédie de « Sarzan » Thiémokho Keïta : À l’origine du poème « souffles » de Birago Diop

« Les morts ne sont pas morts… ». Ces mots du poème d’anthologie de l’écrivain sénégalais restent gravés dans bien des mémoires. Le chef-d’œuvre a pour origine le village de Dougouba, une localité située entre Ségou et Markala. En 1960, le vétérinaire Birago Diop a fait la rencontre d’un ancien combattant qui deviendra fou et dont les déclamations lui inspireront ce poème d’une grande valeur didactique et ontologique. Les péripéties de cette rencontre burlesque sont rapportées par l’auteur lui-même dans « Les contes d’Amadou Koumba ».

Témoin du drame du Sergent Thiémokho Keïta, Birago Diop a, dans ce poème, plus que quiconque, pu traduire la dure réalité d’un fils du pays, parti loin et revenu totalement défiguré dans sa tête. Le contexte de la rencontre entre Birago Diop et son héros est banal. Le vétérinaire, en tournée, croise l’ancien combattant dans le bureau du commandant de cercle. Le sergent démobilisé venait négocier un poste de reconversion dans les services auxiliaires de l’administration coloniale.
Mais, l’administrateur avait voulu d’un autre trajet de vie pour lui en le chargeant de la mission de retourner dans son village et « procéder à la civilisation des siens ». Il accepta la mission et comme Birago Diop possédait une camionnette de service, il fit chemin avec Thiémoko Keïta. Les voici donc à Dougouba.
Le village déjà avait connu le passage des talibés d’El Haj Oumar Tall. Le contact entre l’animisme et l’islam avait été rude, pour ne pas dire qu’il s’agissait tout simplement d’une invasion violente. « Le conquérant toucouleur avait fait couper les tresses et raser les têtes des pères de ceux qui sont maintenant les plus vieux du village. Il avait fait trancher le cou de ceux qui ne s’étaient pas soumis à la loi coranique », témoigne l’auteur. Rien n’a été facile dans cette conquête. Au nom de Dieu et de son prophète Mouhamad (Psl). Mais cette conversion forcée n’a pas été d’une grande prégnance. Le village s’est libéré une fois que les combattants de la foi, ont été traqués et chassés par d’autres combattants, les colonisateurs français : « Les vieux du village ont à nouveau leurs cheveux tressés. Le bois sacré que les talibés fanatiques avaient brûlé, depuis longtemps, a repoussé et abrite encore les objets du culte, les canaris blanchis à la bouillie de mil ou brunis du sang caillé des poulets et des chiens sacrifiés », relate encore l’auteur.
Avec la nouvelle « pacification » coloniale, Dougouba s’est développé. A la saison morte, les jeunes s’en vont travailler en ville : à Ségou, Bamako, Kayes et jusqu’à Dakar. Thiémokho Keïta, lui est allé plus loin que les autres et pour longtemps. Recruté dans l’armée coloniale, il est passé par Dakar, Casablanca, Fréjus et jusqu’en Syrie et au Liban. Dans tous ces pays, Tiémokho « avait fait l’exercice ». Il avait aussi fait ses classes et a pu franchir les étapes : soldat, caporal, caporal-chef et même sergent ! Démobilisé, Thiémokho retourne à Dougouba, son village, son terroir.
C’est à cette occasion que Birago Diop fit la connaissance de « Sarzan » Tiémokho, dans le bureau du commandant de cercle. Thiémokho voulait continuer à être utile à la France en s’engageant dans les corps auxiliaires en tant que « garde-cercle » ou « interprète ». Mais, « Non, lui avait dit le commandant de cercle. Tu rendras davantage service à l’Administration en retournant dans ton village. Toi qui as beaucoup voyagé et beaucoup vu, tu apprendras un peu aux autres comment vivent les Blancs. Tu les «civiliseras» un peu ».
En tournée dans le secteur, le vétérinaire se fit un plaisir de ramener à Dougouba, Thiémokho Keïta qui en était parti depuis quinze ans. Et quel accueil !
Tout le village est ému ; à commencer par le chef de village qui « lui prit les deux mains tandis que d’autres vieillards lui touchaient les bras, les épaules, les décorations. De vieilles femmes accourues tâtaient à genoux ses molletières ; et, sur les visages gris, des larmes brillaient dans les rides que traversaient des balafres, et tous disaient : Keïta ! Keïta ! Keïta! »
Dougouba a sorti le Kotéba, la cérémonie du jour de l’épreuve, de l’endurance : « Le tam-tam avait repris son ronflement que perçait le sifflement aigu de la flûte. Dans le cercle de femmes, d’enfants et d’hommes mûrs, les jeunes gens, torse nu, à la main une longue branche effeuillée de balazan, souple comme un fouet, tournaient à la cadence du tam-tam. Au centre de ce cercle mouvant, le flûtiste, coudes et genoux à terre, lançait ses trois notes, toujours les mêmes. Au-dessus de lui, un jeune homme venait se mettre, jambes écartées, bras étendus en croix, et les autres, en passant près de lui, faisaient siffler leur cravache ; le coup tombait sur le buste, laissant un bourrelet gros comme le pouce, arrachant parfois la peau….. Kotéba ! Donne le dos, reçois le coup, tourne-toi et rends-le, Kotéba! »
Birago Diop est ému. Son émotion est vite refroidie par la première réaction de Tiémokho qui, au lieu de reconnaitre le bien-fondé de la qualité de l’accueil, se contenta d’une appréciation qui illustrait tout son dédain : « C’est encore là des manières de sauvages! ». Comme un coup de fouet. Des manières de sauvages. Autant le vétérinaire était perplexe, autant il était admiratif du spectacle qui s’offrait à ses yeux : « Des manières de sauvages ? Cette épreuve qui faisait, entre d’autres, les hommes durs, les hommes rudes ! Qui avait fait que les aînés de ces jeunes gens pouvaient marcher des jours durant, d’énormes charges sur la tête ; qui faisait que lui, Thiémokho Kéïta, et ses semblables, s’étaient battus vaillamment là-bas sous le ciel gris où le soleil lui-même est très souvent malade, qu’ils avaient peiné, sac au dos, supporté le froid, la soif, la faim ».
A Dougouba, Birago Diop passa une nuit. Il ne revint dans ce village qu’au bout d’un an. Thiémokho qu’il avait quitté n’était plus le même : « Il portait, sous sa vareuse déteinte, sans boutons et sans galons, un boubou et une culotte faite de bandes de coton jaune-brun, comme les vieux des villages. La culotte s’arrêtait au-dessus des genoux, serrée par des cordelettes. Il avait ses molletières, elles étaient en lambeaux. Il était nu-pieds et portait son képi. »
Birago Diop voulut saluer son ami par son patronyme Keïta, mais il rencontra la clameur des enfants. Tiémokho était là sans être là. C’est dans ce flou que Thiémokho parla. Et nous voici au début du poème qui deviendra une pièce d’anthologie :
« Écoute plus souvent
Les choses que les êtres,
La voix du feu s’entend,
Entends la voix de l’eau.
Écoute dans le vent
Le buisson en sanglot :
C’est le souffle des ancêtres….. »
Thiémokho Keïta était devenu fou. Et comme si la vue de Birago Diop donnait l’occasion au sergent Keïta de se libérer, celui-ci continua :
« Ceux qui sont morts ne sont jamais partis
Ils sont dans l’ombre qui s’éclaire
Et dans l’ombre qui s’épaissit,
Les morts ne sont pas sous la terre
Ils sont dans l’arbre qui frémit…. »
Qu’est-ce qui était arrivé au vieux sergent ? Il avait voulu empêcher toutes formes de célébrations de culte animiste dans son village. A son père qui était un grand prêtre des pratiques animistes, il avait interdit de sacrifier un poulet blanc aux mânes des ancêtres pour les remercier d’avoir permis que son fils soit de retour sain et sauf. Thiémokho s’était aussi élevé contre le sacrifice de poulets noirs pour implorer une bonne saison d’hivernage. « Il avait coupé et brûlé des branches du ‘Dassiri’, l’arbre sacré, protecteur du village et des cultures, au pied duquel on avait sacrifié des chiens ». Ce n’est pas tout, car « le jour de la circoncision des petits garçons et de l’excision des petites filles, le sergent Keïta avait sauté sur le ‘Gangourang’, le maître des enfants qui dansait et chantait ». Thiémokho a aussi profané le bois, renversé les statuettes et les pieux fourchus sur lesquels le sang durci collait des plumes de poulets.
Thiémokho a voulu appliquer les consignes du commandant de cercle à la lettre, à savoir « civiliser les gens », rompre avec la tradition, tuer les croyances sur lesquelles avaient toujours reposé la vie du village, l’existence des familles, les actes des gens…, extirper les superstitions.
Thiémokho a perdu la tête un crépuscule, il a eu sa tête ‘changée’ : « Il parlait, parlait, parlait, contre le féticheur qui avait sacrifié le matin même des chiens, contre les vieux qui ne voulaient pas l’écouter, contre les jeunes qui écoutaient encore les vieux. Il parlait lorsque, soudain, il sentit comme une piqûre à son épaule gauche ; il se retourna. Quand il regarda à nouveau ses auditeurs, ses yeux n’étaient plus les mêmes. Une bave mousseuse et blanche naissait aux coins de ses lèvres. Il parla, et ce n’étaient plus les mêmes paroles qui sortaient de sa bouche. Les souffles avaient pris son esprit et ils criaient maintenant leur crainte : Nuit noire ! Nuit noire!
Voilà que maintenant Thiémokho n’est plus lui-même. Il n’est plus Keïta, car la communauté, les génies et les ancêtres en avaient décidé ainsi. Il a été banni. Thiémokho Keïta est mort. Ne vit plus que « Sarzan », « Sarzan-le-fou ».
Tel est le contexte de ce poème qu’on ne se lasse jamais de lire. Il est poignant. Il est structuré. Il rend compte avec une grande profondeur des réalités d’une Afrique qui, même après le contact avec les religions monothéistes, est demeurée ancrée dans ses valeurs ancestrales, des valeurs qui font leur effet. Les critiques ont dit de Birago Diop qu’il était un homme de lettre. Certes, mais il était aussi un philosophe de l’existence, de la mort et de la vie éternelle.

Source: L’Essor-Mali

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