La coopération culturelle et artistique franco-africaine – la « Françafriche » – n’a-t-elle pas trouvé son point d’orgue avec « Africa 2020 » ? C’est la question que l’on peut se poser à propos de cette saison africaine en France, interrompue un temps en raison de la pandémie mais qui s’est poursuivie cette année.
En organisant cette série d’événements, la France a voulu rendre hommage à l’Afrique. Toutefois, si l’on y regarde de plus près, Africa2020 et, au-delà, la vision qu’a aujourd’hui Paris de sa coopération avec l’Afrique suscitent quelques questionnements…
Les deux primitivismes
Malgré la bonne volonté qui a présidé à la mise en oeuvre d’Africa2020, un stéréotype primitiviste accolé de façon illégitime au continent continuait à émaner de cette opération. Et en la matière, il convient de distinguer un « primitivisme premier » et un « primitivisme second ». Le premier, lié aux arts dits « premiers » est classiquement reconnu comme ayant fortement influencé l’art occidental alors que le second est plus difficile à débusquer.
Aujourd’hui, ce primitivisme premier n’est plus l’objet de controverses puisqu’on parle désormais d’« art classique africain » et que le principe de la restitution de ces œuvres d’art aux pays africains a acquis droit de cité. Même s’il subsiste, comme on le verra à propos de l’exposition « Ex-Africa », il a été remplacé par un autre paradigme – le primitivisme second – qui a trait à l’enrichissement ou à la re-fécondation de la culture artistique française par l’art contemporain africain.
Ce processus de re-fécondation accompagne le « nettoyage » artistique et toponymique auquel se livrent les gouvernements de nombreux pays à la suite du meurtre de George Floyd. Il s’est ensuivi un processus de déboulonnage de statues de personnages esclavagistes ou coloniaux et de remplacement de ces statues, ainsi que de noms de rue et de places de même nature, par des « figures de la diversité ».
Pour la première fois en France, avec l’opération « Africa 2020 », lancée par Emmanuel Macron, on peut voir des monuments français portant la marque d’artistes africains. C’est notamment le cas avec l’installation d’œuvres d’El Anatsui à La Conciergerie, de Joël Andrianomearisoa sur les remparts d’Aigues-Mortes ou bien encore celles de l’artiste de République démocratique du Congo Sami Baloji à l’entrée du Musée du Grand Palais.
Bref, la France, l’Europe, l’Occident se débarrassent de leurs vieux oripeaux coloniaux – les « fétiches » –, qui sont désormais promis à un recyclage dans les musées de sociétés déjà créés ou en cours de construction en Afrique. À l’occasion d’« Africa 2020 », la France a manifesté l’existence d’une « présence africaine », comme dans le cas de l’exposition « Ex Africa » (Musée du quai Branly) – même si cette dernière exposition n’est pas exempte de présupposés primitivistes, puisqu’elle a mis en évidence le poids que continuent d’occuper les représentations anciennes de l’art classique africain dans l’esprit de certains artistes contemporains, qu’ils soient occidentaux ou africains.
De la sorte, c’est toute l’ambiguïté de la saison « Africa 2020 » qui s’exprime au prisme de ces quatre expositions. Tout autant qu’une opération de reconnaissance de l’art contemporain africain, per se, il s’agit largement d’indexer l’art contemporain africain à des monuments datant de plusieurs siècles et d’assimiler ainsi cet art au patrimoine architectural et historique français.
Dans les deux cas, ces opérations se traduisent par une massification des différentes œuvres de ces artistes qui peinent à exister dans leur individualité.
Un aggiornamento du rapport de la France à l’Afrique ?
Ce sommet artistique Afrique-France n’avait-il pas en définitive pour but de faire oublier celui, beaucoup plus concret, de Montpellier qui devait, pour une énième fois, rafistoler les relations franco-africaines dans les domaines politique, économique et stratégique ? En somme, « Africa 2020 » – ce dernier avatar de la « Françafriche » – aurait constitué le prélude au rajeunissement de la Françafrique.
Ces deux événements – Africa 2020 et le sommet Afrique-France de Montpellier – semblent en effet dessiner les nouveaux linéaments de la politique française en Afrique. Ils peuvent être interprétés comme un aggiornamento visant à rompre avec les pratiques politiques anciennes.
Dans le domaine militaire, il s’agit, pour le gouvernement français, de manifester sa volonté de se retirer du continent africain et notamment du Sahel pour faire pièce à l’opposition croissante que cette présence suscite. En témoigne l’abandon par la force Barkhane des bases de Kidal, Tombouctou et Tessalit au Mali.
En même temps, la force Barkhane ne quitte pas totalement le Sahel car il lui reste la tâche de protéger l’approvisionnement de la France en uranium du Niger – une ressource d’autant plus indispensable qu’Emmanuel Macron vient d’annoncer la construction de nouveaux réacteurs nucléaires. C’est en tenant compte de ce souci de sécuriser cet apport énergétique qu’il faut apprécier la hantise de voir les Russes pénétrer sur le pré carré français dans la zone sahélienne.
Le maintien de la présence française en Afrique, outre le domaine militaire avec ses opérations extérieures et ses bases, a également un volet diplomatique. En la matière, la politique française est fragile puisqu’elle repose sur le principe « deux poids-deux mesures ». Selon les cas, la France peut aussi bien soutenir une transition non démocratique du pouvoir effectuée par le biais de coups d’État illégaux comme au Tchad ou légaux comme en Côte d’Ivoire, ou désavouer des putschs, comme au Mali et en Guinée.
Le sommet de Montpellier, avec toutes ses ambiguïtés, avait pour but de permettre à Paris de se démarquer des despotes africains au pouvoir depuis plusieurs dizaines d’années, tout en tentant de nouer des liens avec les différentes « sociétés civiles » du continent et en projetant de mettre sur pied une sorte de « start up Africa ».
De la même façon, la mise en scène de la restitution de pièces d’art « premier » aux pays africains n’est que l’amorce de la continuation d’une politique de coopération artistique et culturelle « new look » entre la France et l’Afrique, coopération déjà à l’œuvre avec « Africa 2020 ».
Ainsi est instauré un nouveau partenariat qui se veut paritaire entre musées français et musées africains. En témoigne l’exposition « Picasso à Dakar, 1972-2022 » qui doit avoir lieu au Musée des civilisations noires de Dakar où seront sempiternellement mises en regard les œuvres du maître catalan avec les pièces d’art « classique » africain qui l’ont inspiré.
De la même façon, sans préjuger de ce que sera la reconstruction du Festival Mondial des Arts nègres de 1966 au Grand Palais en 2025, on peut se demander pourquoi il faut que ce soit presque toujours la France qui soit impliquée dans les projets artistiques ou muséaux concernant l’Afrique et particulièrement sa partie francophone. Même s’il existe d’autres projets ou réalisations artistiques et muséales qui ont par exemple entraîné la participation de la Corée du Sud ou de la Chine, la présence massive et presque sans rival de la France dans ce domaine conduit inévitablement à se demander si ne se maintient pas là, d’une certaine façon, une forme de paternalisme.
La complexité du lien entre la France et l’Afrique
Enfin, l’attribution du prix Goncourt 2021 à Mohamed Mbougar Sarr, qui a participé au sommet de Montpellier, s’inscrit dans le droit fil de cette recherche de rajeunissement à laquelle contribue la Françafriche. Mohamed Mbougar Sarr, indépendamment de son talent d’écrivain, coche en effet toutes les cases. Il est jeune, francophone, est publié par un petit éditeur français et fait référence dans son roman « La plus secrète mémoire des hommes » aux écrivains les plus prestigieux – Gombrovicz, Bolano et Borges, entre autres.
Cette attribution, qui intervient cent ans après que le Goncourt a couronné un autre écrivain « noir », René Maran, avec Batouala, montre l’attachement indéfectible de la France, et notamment de la France littéraire, à ses « petits frères africains ».
« Africa is so important for us » a déclaré récemment Emmanuel Macron en exhortant les responsables d’institutions artistiques à renforcer leurs liens avec l’Afrique.
Cette injonction, certes généreuse et visant à une reconnaissance du rôle de l’Afrique dans la culture mondiale, renvoie à la place que continue d’occuper le continent africain, particulièrement sa partie supposément francophone, dans le destin de cette grande puissance de deuxième ordre qu’est maintenant devenue la France.
Jean-Loup Amselle, Anthropologue et ethnologue, directeur d’études émérite à l’EHESS, chercheur à l’Institut des mondes africains, Institut de recherche pour le développement (IRD)