Majd N. aurait été exécuté par l’Etat islamique. Berne confirme au «Temps» avoir suspendu la procédure à son encontre. Un ancien camarade de classe témoigne
Trois balles dans le pied, trois jours de souffrances, puis une exécution. Voilà comment Majd N, parti faire le djihad depuis Bienne, serait mort, exécuté en Syrie par l’Etat islamique (EI). Son histoire est complexe, pleine de rebondissements et de zones d’ombre. Début juin, l’annonce de son décès a été divulguée en arabe sur les réseaux sociaux. Mais les circonstances exactes de sa mort supposée restent encore mystérieuses. Que sait-on de son parcours? Pourquoi les djihadistes de l’EI dont il faisait partie se sont-ils retournés contre lui? A-t-il été exécuté par ses acolytes? Le Temps a recherché les rares témoignages, dont celui de Laurent*, un ancien camarade de classe.
Le début de l’affaire remonte à février 2011. C’est à cette date que Majd disparaît de Bienne, à l’âge de 19 ans. Il part combattre auprès de la milice islamiste des Shebab, en Somalie, et est emprisonné au Kenya, avant de se retrouver en Jordanie, son pays d’origine. En mars dernier, Majd fait à nouveau parler de lui, à travers des vidéos morbides diffusées sur Internet, qui dateraient d’avril 2014. Surprise, on le voit en Syrie, dans les rangs de Jabhat al-Nosra, se promener au milieu de cadavres de soldats de Bachar el-Assad.
Début juin, il est de nouveau question de lui. Selon des médias arabes, probablement alertés par sa mère, le jeune homme aurait été exécuté par l’Etat islamique. Il aurait rejoint le groupe après avoir quitté Jabhat al-Nosra.
Les parents de Majd, qui ont quitté leur appartement de Bienne depuis plusieurs mois, restent injoignables. Laurent, l’ami, que Le Temps a récemment rencontré, a aussi tenté de les joindre, sans succès. La dernière fois qu’il a eu un contact avec Majd, c’était lors de son emprisonnement à Nairobi. Il avait même ouvert un compte bancaire pour récolter des fonds dans le but de payer sa caution. Ce qu’il n’a finalement jamais dû faire. Car Majd a été innocenté par la justice kényane, faute de preuves suffisantes sur ce qu’il est allé faire en Somalie.
Laurent est un jeune homme posé, aux idées claires. Majd était son ami: «Quand il était au Kenya, il s’est d’abord fait passer pour une victime. Depuis sa prison, il disait que les conditions de détention étaient horribles, qu’il avait attrapé la malaria et qu’il allait mourir. Sa priorité était de sortir. Il m’a dit qu’il m’expliquerait tout après. Je n’aurais jamais imaginé qu’on puisse un jour l’accuser de terrorisme», dit-il aujourd’hui. «Je me sens un peu impuissant de ne pas avoir réussi à l’aider. Moi et un ami, qui était aussi très proche de Majd, nous avons tout fait pour tenter de lui venir en aide, en vain.»
Laurent aurait préféré que Majd retourne en Suisse: «Il avait un permis C et était en procédure de naturalisation. Mais les autorités ont préféré se débarrasser de Majd, en lui interdisant de revenir, plutôt que de le juger et peut-être le condamner».
Pour Laurent, Majd a clairement fait une erreur en partant au Kenya. «Mais il était prêt à en payer le prix. Il m’avait confié au téléphone qu’il était prêt à faire de la prison en Suisse.» Il est amer: à ses yeux, on ne devrait pas interdire aux présumés djihadistes qui le souhaitent de revenir dans leur pays, pour être jugés ou déradicalisés. «Ils peuvent devenir bien plus dangereux si les autorités les laissent dans la nature.»
Le Temps lui a soumis la bande audio postée le 31 mai 2015 sur YouTube, dont nous avons obtenu la traduction, et qui serait à l’origine de l’exécution de son ancien ami. Ce dernier commence par se justifier de «fausses accusations» le concernant à propos de personnes exécutées. Il dénonce des problèmes d’organisation, accuse des membres de l’Etat islamique de corruption, de vol, mentionne des menaces de mort reçues pour avoir défendu un homme et se défend d’être impliqué dans la mort de combattants. Il se met dans une posture de «juge» et déclare militer en faveur de tribunaux de la charia.
Laurent: «Pour moi, il ne s’agit pas de la voix de Majd, mais je peux me tromper.» La voix est effectivement très différente de la voix fluette, très particulière, de Majd. Mais ce curieux chuintement si caractéristique? «Oui c’est vrai que ce défaut de prononciation ressemble à celui de Majd.» Comment sa voix a-t-elle pu changer à ce point? Voilà un mystère de plus dans cette curieuse affaire.
Que sait-on de la vie de Majd en Suisse depuis son arrivée en 2000? Il avait alors huit ans. Laurent replonge dans ses souvenirs. Majd adorait jouer aux échecs, était ceinture marron en karaté et avait, à l’âge de 18 ans, fait des dizaines de fois le tour du lac de Bienne à vélo. Sa situation familiale était très difficile, son père le frappait, il avait beaucoup d’absences à l’école, à cause de problèmes de santé. «Il manquait de fer, faisait des malaises, et avait une maladie de la peau. On lui a même détecté un cancer, mais c’était une erreur.» A l’école, Majd était bon élève, très cultivé, passionné par la littérature, l’histoire et la religion. «Il tenait à l’époque un discours modéré sur l’islam, défendait la cause palestinienne avec beaucoup de conviction, mais n’a jamais cherché à nous convertir», précise Laurent.
Il sourit. «En classe, nous étions soudés et assez agités. Majd était bien intégré et n’était pas le dernier pour faire le pitre et faire rire ses camarades. J’en garde encore un merveilleux souvenir.»
Laurent, impressionné par l’enfance difficile de son ami dans les territoires palestiniens – «Il avait dû fuir des combats» –, lui a même consacré un exposé en allemand, en 2010, pour le présenter. Il nous montre le document, avec plusieurs photos d’enfance de Majd. «En dehors de l’école, il était assez solitaire et subissait souvent des railleries à cause de sa voix fluette, ce qui pouvait le rendre agressif», glisse-t-il en sirotant son thé froid. «Il participait très rarement à des activités extrascolaires. Il nous racontait que c’étaient ses parents qui le lui interdisaient.»
Enfance de réfugié politique, père violent qui a fait de la prison, parents qui n’acceptaient pas sa copine, problèmes de santé: une succession d’éléments qui pourraient expliquer sa déviance, son départ pour combattre auprès de terroristes. Il y a encore autre chose, ajoute Laurent. «Majd a dû redoubler pour un demi-point, à cause d’une mauvaise note en dessin qui lui avait injustement été donnée. Il s’est senti humilié. Il a toujours dit qu’il partirait en Jordanie rejoindre son oncle s’il devait redoubler. C’est un épisode qui peut paraître anecdotique, mais il l’a très mal vécu.»
A l’époque, Laurent et ses amis avaient même fait une pétition pour qu’il ne redouble pas. Majd a dû changer de gymnase. Il n’a jamais su s’intégrer dans sa nouvelle classe. Pour Laurent, «on avait l’impression qu’ils voulaient virer quelqu’un de notre classe agitée et comme Majd était à la limite des notes, ils ont saisi l’occasion».
Majd, dont les deux parents affirmaient être journalistes, avait un sens de la justice très développé. «Il me disait qu’il voulait partir en Afrique pour venir en aide aux personnes vivant dans la misère.» Une histoire lui vient à l’esprit. Un jour, raconte Laurent, Majd avait placardé dans la mosquée Ar-Rahman de Bienne des affichettes avec des noms de personnes qu’il jugeait dangereuses. «Comme il sentait la pression monter sur lui et qu’il pensait qu’il allait être démasqué, il m’avait demandé d’aller en poser moi-même, ce que j’ai bien sûr refusé.»
Majd adoptait déjà la posture du «justicier dénonciateur», prêt à montrer des dysfonctionnements du doigt, tout en se faisant passer pour une victime. C’est ce qu’il a fait en quittant Jabhat al-Nosra. Puis vis-à-vis de l’Etat islamique. Dans les deux cas, il a publiquement fait part de ses critiques et reproches. C’est à partir de ce moment que des responsables de l’EI auraient décidé de le tuer.
Laurent est aujourd’hui perplexe. Choqué par les vidéos macabres qu’il a vues et qui laissent peu de place au doute. Triste surtout. Son ami, son pote, appartenait à un groupe terroriste. Il pourrait avoir tué et commis des atrocités. «Je ne comprends pas ce qui lui est arrivé. C’est triste de voir à quel point quelqu’un de bien a pu chavirer à ce point.» Laurent a bien sûr intéressé le Service de renseignement de la Confédération (SRC): il a subi des interrogatoires pendant plus de trois heures, tout comme l’autre ami proche de Majd, à l’époque de son emprisonnement au Kenya. «Les relations déjà très compliquées avec les parents de Majd se sont alors tendues: ils nous soupçonnaient de collaborer avec le renseignement. On n’a jamais su à quel point ils étaient au courant de ce que faisait leur fils.»
En Suisse, la nouvelle de la mort de Majd a notamment été relayée par Qassim Illi, le bras droit du controversé Nicolas Blancho, qui dirige le Conseil central islamique suisse (CCIS). Le 30 juin, il publie sur le site du CCIS un long texte. Une nécrologie sous la forme d’hommage. «Monsieur Illi suit le conflit syrien de près et dispose de sources fiables sur le terrain. Il n’y a aucune raison de douter de la mort de Majd», précise la porte-parole du conseil, Ferah Ulucay.
Son texte mentionne une fin tragique dans le Qalamoun, région montagneuse de l’ouest de la Syrie. «Ce qui est sûr, c’est que Majd, qui se fait appeler Abû I-Walîd al-Maqdîsi, dans le même document audio posté le 31 mai 2015 sur YouTube, rend public sa scission avec l’Etat islamique et critique fortement les responsables locaux de l’organisation», souligne Qassim Illi.
Le 15 juin, des médias online relatent que Majd, retiré dans une tente avec une femme syrienne qu’il aurait préalablement épousée, se serait fait tirer trois balles dans le pied par des combattants de l’EI, qui auraient peu apprécié ses critiques. Il aurait à ce moment encore eu des contacts téléphoniques avec sa mère. Trois jours plus tard, privé de soins, Majd serait mort.
Qassim Illi évoque deux versions: il serait décédé d’une balle dans la cage thoracique ou des suites de ses blessures aux pieds. Dans les deux cas, tué par des combattants de l’EI. L’organisation n’a jusqu’ici pas revendiqué cette exécution. Des rumeurs concernant la mort de Majd avaient d’ailleurs déjà circulé il y a plusieurs mois.
Contacté, le Ministère public de la Confédération (MPC) se montre prudent. A la question «Confirmez-vous sa mort?» le porte-parole André Marty précise que pour confirmer la mort d’une personne, il faudrait des indices précis, comme un cadavre, un test ADN ou un certificat de décès délivré par des autorités reconnues. «Nous sommes deux fois plus prudents avec les voyageurs du djihad, car la propagande reste un élément central des activités terroristes. Ce ne serait pas la première fois qu’un djihadiste annoncé comme mort via les réseaux sociaux, parce que cela sert à une organisation terroriste, ne l’est en fait pas», ajoute-t-il.
Mais, fait intéressant, André Marty confirme que l’instruction ouverte contre Majd pour soutien ou participation à une organisation terroriste a été suspendue. Une suspension qui précède les rumeurs concernant sa mort.
*Prénom fictif
Source: Le Temps