D’autres images complaisamment filmées par les témoins sont à vomir. On y voit le gamin ensanglanté et en pleurs, couché sur le dos, sur ses jambes repliées, prononcer des paroles incompréhensibles pendant que les gens l’insultent. «Crève enculé !» crie un homme. «Charmouta, ben charmouta [“pute, fils de pute”, ndlr] enchaîne un autre, éructant à plusieurs reprises «qu’il faut lui défoncer la gueule».

Complotistes

Devenues virales en quelques minutes sur les réseaux sociaux, ces séquences font depuis lors le tour des Territoires palestiniens. Avec, en bonne logique, les commentaires outragés ou vengeurs de circonstance. A Ramallah, l’Autorité palestinienne a embrayé en comparant le sort d’Ahmad à celui de Mohamed al-Dura, ce jeune Gazaoui tué devant la caméra de France 2 le 30 septembre 2000, au début de la Deuxième Intifada. Quant au président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, il a déclaré à deux reprises en deux jours qu’Ahmad «a été fusillé de sang-froid par les Israéliens». Pour appuyer ses propos, le ministère palestinien de l’Information diffuse sur YouTube une vidéo intitulée «La violence israélienne révélée», censée montrer le gamin agonisant sous les insultes.

A Jérusalem, Benyamin Nétanyahou et les communicants de lahasbara(signifiant à la fois «explication» et «propagande») sont sur les dents. Ils redoutent de voir «l’affaire Ahmad» produire sur l’opinion palestinienne et arabe israélienne le même effet que la mort d’Al-Dura il y a quinze ans. Donc, que «l’intifada des couteaux» en cours se transforme en soulèvement général et incontrôlable.

Pourtant, contrairement à ce que prétendent les rumeurs véhiculées sur certains réseaux sociaux, l’ado n’est pas mort : il est soigné à l’hôpital Hadassah de Jérusalem et son état de santé s’améliore rapidement. Il quittera d’ailleurs l’établissement dans les prochains jours pour être conduit en prison. Il sera jugé comme «terroriste». Mais les Palestiniens ne croient pas à ces informations puisqu’elles sont d’origine israélienne. A Jérusalem-Est (les quartiers arabes de la ville), comme dans les Territoires palestiniens, circulent des théories complotistes selon lesquelles les policiers, soldats ou civils armés israéliens percevraient une prime pour chaque Palestinien abattu. Ce qui expliquerait la facilité avec laquelle ils pressent la gâchette. A la tribune de la Knesset, le Parlement israélien, ou à la sortie de la réunion quotidienne du cabinet de la sécurité, le Premier ministre Nétanyahou assène toujours les mêmes arguments. A savoir qu’Abbas serait un «provocateur» et qu’il jetterait de l’huile sur le feu «pour alimenter les violences». Mais le chef du gouvernement israélien et ses communicants ont du mal à réagir aux accusations palestiniennes selon lesquelles Israël – plus spécifiquement son ministre de la Défense, Moshé Yaalon (Likoud, droite) – avaliserait les exécutions extrajudiciaires et les lynchages.

Mercredi soir, pour tenter de calmer la vague de colère qui monte des Territoires palestiniens depuis l’équipée des Manasrah dans les rues de Pisgat Zeev, il a autorisé la diffusion par la police de la séquence complète des événements. De ces images, il ressort que les deux ados étaient bel et bien armés et qu’ils ont agressé des gens. Qu’ils ne se dirigeaient donc pas paisiblement vers une épicerie avant d’être attaqués par des colons, comme le prétendent leurs parents. En revanche, le film israélien ne montre pas la scène finale, la plus pénible, durant laquelle Ahmad se fait insulter au sol par des gens prêts à l’achever.

«Bobards»

Pour Nétanyahou et ses principaux ministres, l’affaire de cet ado serait«montée en épingle» par l’Autorité palestinienne, qui alimenterait de manière cynique une campagne de propagande contre leur pays. «Nous nous trouvons face à une avalanche de mensonges plus honteux les uns que les autres, fulmine le ministre de la Sécurité intérieure, Gilad Erdan (Likoud). Car il n’y a pas seulement le cas des enfants poignardeurs que l’on présente comme des héros nationaux dans tous les médias palestiniens : il y a aussi le dossier de l’esplanade des Mosquées qu’Abbas et son entourage montent contre nous en prétendant que nous voulons porter atteinte au statu quo sur ce lieu saint musulman, voire que nous voulons le détruire.»Il poursuit : «Il y a trois semaines, Abbas a déclaré à la télévision palestinienne que les juifs ne peuvent pas “polluer” l’esplanade des Mosquées avec leurs pieds sales. Et vous voulez que nous le considérions comme un partenaire pour la paix ?»

A contrario, du côté palestinien, on affirme que l’Autorité se contente de«montrer les faits» et que «ceux-ci parlent d’eux-mêmes». «Quoi qu’en disent les spin doctors [conseillers] de Nétanyahou, il existe bien une tentative des cercles extrémistes juifs de s’emparer de l’esplanade. Ce n’est quand même pas un hasard si le ministre israélien de l’Agriculture, Ouri Ariel, qui est l’une des figures de proue de la colonisation en Cisjordanie ainsi que du parti d’extrême droite Foyer juif, s’est rendu là-bas», affirme-t-on au cabinet du secrétaire général de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), Saeb Erekat. «Et le cas d’Ahmad n’est pas le seul. Nous connaissons des dizaines d’autres affaires dans lesquelles de jeunes Palestiniens ont été assassinés en pleine rue parce qu’ils avaient fait un geste jugé “suspect”. Ou parce qu’ils n’avaient pas compris les ordres en hébreu que leur donnaient des policiers ou des civils armés. Nous disposons de témoignages irréfutables et nous les transmettrons bientôt à la Cour pénale internationale.» Leur guerre de propagande, les Israéliens et les Palestiniens se la livrentconstamment. Elle dépasse largement le cadre des dirigeants des deux camps : les médias de Jérusalem et de Ramallah sont également mobilisés. Ceux-ci reprennent sans le moindre recul les thèses défendues par leurs gouvernants respectifs.

Du côté palestinien, ils érigent Ahmad et les autres poignardeurs tués, blessés ou arrêtés en «chayidin» («martyrs») et en héros nationaux. Ils accusent Israël de «crimes de guerre», dénoncent les «assassinats avalisés par Nétanyahou» et poursuivent leurs appels à «défendre les lieux saints musulmans contre toute tentative de profanation». Du côté israélien, à l’exception du quotidien Haaretz, qui présente la situation de manière nuancée, les journaux populaires et les grandes chaînes de radiotélévision ne font pas non plus dans la dentelle. Ils dénoncent les«bobards palestiniens visant à dresser le monde contre [eux]» et répètent à l’envi que «les juifs ont un droit historique sur cette terre que jamais personne ne leur enlèvera. Même pas des enfants maniant le poignard».

Source: Liberation