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Ishmael Beah : écrire ce qui se passe “après l’horreur de la guerre”

Vingt ans après avoir rendu les armes, Ishmael Beah, ancien enfant soldat, publie son premier roman retraçant l’effort de reconstruction de son pays, la Sierra Leone. Entretien.

Ishmael Beah ancien enfant soldat militaire sierra leone

A 12 ans, un soldat de l’armée sierra léonaise lui donnait sa première kalachnikov. A 14, il égorgeait des ennemis en se droguant à la cocaïne mélangée à de la poudre à canon. En deux ans, Ishmael a tué plus de personnes qu’il ne peut en compter. Vingt ans après être sorti du calvaire des enfants soldats, Ishmael Beah a publié Le Chemin parcouru, retraçant son parcours. Aujourd’hui, il livre sa première fiction, Demain le soleil, et évoque les difficultés qu’il y a à se reconstruire après une guerre civile.

Marianne : Après votre premier livre autobiographique, était-ce important d’écrire une fiction ?
Ishmael Beah : C’était nécessaire. Emotionnellement, mon premier livre a été éprouvant. C’était épuisant d’écrire sur moi, sur mon histoire. J’avais l’impression qu’écrire deux livres à la suite sur moi-même n’aurait pas été très sain (rires). Parler encore et encore de moi aurait été une violation de ma vie privée. Un jour peut-être, j’écrirais la suite du Chemin parcouru, mais pas pour l’instant.Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire Demain le soleil ?
J’ai constaté que, malheureusement, l’attention se concentre sur l’Afrique uniquement lorsqu’il y a un bain de sang. Lors d’une guerre, les médias rendent compte de l’horreur avec une sorte de fascination morbide. Mais dès l’instant où la guerre prend fin, l’intérêt porté disparaît aussitôt et se déplace vers le prochain conflit armé. Personne ne s’inquiète de ce qui se passe après la guerre. Personne ne se demande comment les gens font pour redevenir eux-mêmes après l’horreur. Je voulais montrer tout ça, montrer la difficulté de redevenir une jeune femme, une grand-mère, un père, un garçon…

Quel est votre rapport à la langue lorsque vous écrivez ?
C’était parfois compliqué pour moi de retranscrire en anglais, ce que mes personnages m’évoquaient. Ma langue maternelle est le mendé, et mes personnages me parlent en mendé. Au risque de paraître un peu chauvin, c’est la plus belle langue du monde. Elle est pleine de nuances, de poésie. Par exemple, en anglais — ou en français d’ailleurs — on peut dire « les enfants jouent avec un ballon »mais c’est plat, ça évoque une réalité concrète. En mendé, on va plutôt dire un « nid d’air » ou un « vaisseau transportant de l’air ». Par ailleurs, dans une histoire, inutile de préciser s’il fait nuit ou jour. Si un personnage est en train de courir, le conteur va représenter le son de ses pas oralement. S’il fait un léger « tuk tuk tuk », on sait que l’histoire se déroule en journée. A l’inverse, s’il insiste en prononçant beaucoup plus fort « tougou tougou tougou », on sait qu’il fait nuit, puisque la nuit il n’y a aucun bruit, conséquemment, le bruit que feront ses pas sera beaucoup plus fort qu’en journée.

Quelle est la part de fiction et la part de réalité dans Demain le soleil ?
Je pense que toute fiction est fondée sur une part de réel. Je me suis servi du réel et je l’ai étiré jusqu’à ce qu’il se mélange à mes personnages de fiction. Le retour au village, les paysages dévastés, les gens mutilés, c’est la réalité. Mes personnages et ce qui leur arrive, je l’ai imaginé. J’ai fait en sorte qu’ils englobent toutes les facettes de l’après-guerre : une jeune fille avec un enfant issu d’un viol, des mutilés, des orphelins par dizaines, mais aussi des familles entières qui s’en sont sorties. Avant tout, je voulais rendre compte de la dignité du peuple sierra léonais. Souvent, la façon dont est présentée l’Afrique sous-entend que ses habitants ne savent pas penser par eux-mêmes ou se faire entendre sans guerre, mais c’est faux. Le peuple sierra léonais est très digne. Personne ne ressasse la guerre et ses horreurs. On relève la tête et on se reconstruit.
Je ne suis pas allé discuter avec des survivants de cette guerre civile. J’ai beaucoup voyagé et j’ai observé. Je suis allé en Centrafrique quelques mois pour parler avec des chefs de guerre et négocier la libération de leurs enfants soldats. C’était dur, évidemment, mais je pense qu’il était nécessaire de montrer à ces enfants une alternative. Leur montrer qu’une autre vie est possible. Le point commun de tous les enfants soldats, qu’ils soient engagés dans des guerres civiles ou qu’ils rejoignent l’Etat islamique, c’est qu’ils sont perdus. Ils n’ont plus de repères, de valeurs auxquelles se raccrocher, et ils choisissent le premier modèle qui leur paraît crédible à court terme. D’ailleurs, il est beaucoup plus facile de leur laver le cerveau et les transformer en soldat que de les réhabiliter à une vie normale.

Était-il important pour vous d’intégrer au récit d’anciens enfants soldats ?
Crucial. Il fallait qu’ils soient dans mon histoire tout bonnement parce qu’ils font partie intégrante de la Sierra Leone après-guerre. Même s’il y a une part de moi-même dans tous mes personnages, je m’identifie sans doute plus aux personnages du Colonel et de Sergent Machette. Je n’ai pas vécu leur situation puisque j’ai été adopté par une famille aux Etats-Unis pendant la guerre. Mais je trouvais essentiel de retracer la redéfinition de leur enfance, de leur vie de jeune adulte. L’expérience de la guerre peut-elle les rendre utiles à leur communauté ? Cette dernière peut-elle les accepter ? Je voulais aussi explorer la reconstruction des victimes d’enfants soldats. J’ai alors imaginé la cohabitation d’un père et ses enfants amputés des mains par l’un d’eux.

Avez-vous revu d’anciens compagnons d’armes ?
Je revois régulièrement d’anciens enfants soldats avec qui j’ai combattu. Je dirais qu’ils sont fonctionnels. Certains n’ont pas encore cicatrisé et c’est dramatique. J’ai eu une chance incroyable de partir aux Etats-Unis avant qu’il ne soit trop tard. Certains de mes anciens amis ont été réengagés de force juste après leur sortie du centre de réhabilitation de l’Unicef. Pour eux, l’enfer a recommencé, et les a marqués à vie. Mais d’autres s’en sont sortis. Aujourd’hui la plupart se sont reconstruits, même s’ils restent fragiles.

Quelle est la situation en Sierra Leone actuellement ?
Le pays et surtout la population ont connu deux tragédies successives. La guerre civile a officiellement pris fin en 2002 et les gens ont commencé à panser petit à petit leurs blessures. Un peu plus de dix ans plus tard, Ebola a dévasté le pays et a effacé tous les progrès qui avaient été faits. Le virus a fait des centaines de morts et a détruit une économie déjà extrêmement fragile. Je tiens nos dirigeants hautement responsables. Ils ont sous-estimé la crise et ont préféré s’accuser mutuellement du désastre plutôt que de mettre tout en œuvre pour éradiquer l’épidémie. J’ai l’espoir que nous aurons un candidat sérieux aux prochaines élections, qui pourra rompre avec cette classe politique qui n’aime pas son peuple.

Quels sont vos projets à venir ?
Ma femme et moi travaillons pour les Nations unies, alors nous voyageons beaucoup dans des pays en guerre ou en reconstruction. Il y a un travail considérable à faire. En parallèle, j’ai commencé l’écriture de mon troisième livre, qui traitera aussi de la Sierra Leone.

 

Source: marianne.net

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