A l’occasion de l’exposition « Inequality : A Different Picture » au Cap, la photojournaliste Neo Ntsoma évoque l’inégalité criante en Afrique du Sud.
Vingt-cinq ans après la fin de l’apartheid, l’Afrique du Sud est le pays le plus inégalitaire au monde d’après la Banque mondiale. L’inégalité y est partout : elle peut être immédiatement visible, comme au Cap, où des banlieues riches se juxtaposent à des bidonvilles, vestige criant d’un régime qui revendiquait la séparation des « races » pour permettre la domination des seuls Blancs. Ancrée durablement dans les esprits, elle est aussi insidieuse et invisible.
Cette inégalité omniprésente, c’est ce qu’a choisi d’explorer la photographe sud-africaine Neo Ntsoma. Avec le soutien de l’Agence française de développement (AFD, partenaire du Monde Afrique) et de l’incubateur d’entrepreneurs sociaux Igalelo, elle a formé deux aspirants photographes du Cap, Andiswa Mkosi et Ross Jansen. Ensemble, ils ont produit l’exposition photographique Inequality : A Different Picture (Inégalité : un autre regard), qui s’est ouverte mardi 5 février au Cap.
Trois photographes donc, qui ont suivi trois entrepreneurs issus de townships du Cap : Sibusiso Nyamakazi, un musicien de 27 ans qui a monté un studio d’enregistrement ; Bulelani Futshane, un père célibataire qui donne des cours d’alphabétisation ; et Renshia Manuel, une entrepreneuse dont le concept est de faire pousser des légumes dans des caissons en bois. Le résultat final donne à voir trois parcours singuliers, trois femmes et hommes qui sont parvenus à surmonter les inégalités persistantes dans les quartiers sensibles pour transformer le quotidien de leur communauté.
Pionnière du photojournalisme en Afrique, Neo Ntsoma a répondu aux questions du Monde Afrique à Johannesburg.
Pourquoi choisir ces trois entrepreneurs pour traiter de l’inégalité en Afrique du Sud ?
Neo Ntsoma C’est tout simple : pour leur histoire, mais aussi pour ce qu’ils font. Si l’on prend Renchia par exemple, on ne s’attend pas à un tel parcours de vie pour quelqu’un de son milieu. Surtout si tu grandis dans un township comme Hanover Park, qui est seulement connu pour son taux de criminalité, et si tu es une femme seule qui élève trois enfants. Or Renchia a un destin hors du commun. Elle n’est pas du genre à baisser les bras et à laisser sa condition déterminer son avenir. En plus, elle sait très bien se vendre. Bon, elle a eu quelques mésaventures, on lui a volé plusieurs fois des marchandises, mais elle ne s’est jamais découragée. En bref, c’est une histoire positive, une histoire différente tout droit sortie des townships.
Que pensez-vous de la manière dont les townships sont habituellement représentés ?
Je crois qu’il est grand temps que les Africains racontent eux-mêmes leur propre histoire. Il faut aussi que nous mettions en lumière ces histoires positives qui proviennent de communautés désavantagées. Pendant longtemps, nous avons été représentés de manière négative. Mais, désormais, nous savons aussi prendre des photos. Donc c’est à nous de dire au monde comment nous souhaitons être représentés. L’Afrique, ce n’est pas seulement la pauvreté. Il y a tellement d’autres aspects qui ne sont pas couverts.
Et nous avons besoin de ces histoires positives sur ces gens qui existent. Les jeunes des townships doivent être informés de ces personnes qui réussissent et qui viennent du même endroit qu’eux. C’est ce qui apporte du changement. Lorsque tout est négatif autour de soi, on peut vite se décourager. Dans la plupart des townships, si la criminalité est aussi élevée, c’est parce que les gens n’ont rien à faire et qu’ils n’ont rien à manger. Mais personne ne naît criminel, on le devient. Donc si l’on a des exemples autour de soi de personnes qui s’en sortent avec peu de ressources, c’est plus facile d’être inspiré et de suivre ces modèles.
« Changer l’image de l’Afrique », cela fait plusieurs années qu’on en parle. Où en sommes-nous, selon vous ?
Je trouve que cela dépend encore des photographes. Si tu es un photographe étranger et que tu reviens d’Afrique sans un cliché qui montre des pauvres, on va te dire que tu n’es pas allé en Afrique. Au final, on voit toujours les mêmes images de violence et de brutalité, qui sont les mêmes depuis les années de l’apartheid.
Personnellement, aller à l’encontre des stéréotypes, c’est ce qui m’a poussée à faire de la photo. Quand j’étais petite, je rêvais d’être la première photographe noire à faire les grands panneaux publicitaires, où les Noirs n’étaient jamais représentés. Aujourd’hui, j’ai 46 ans, j’ai passé la moitié de ma vie sous l’apartheid, et l’autre moitié en démocratie. J’ai grandi dans un village. Pour le coup, l’inégalité, je ne l’ai pas apprise dans un livre, je l’ai vécue au quotidien.
Et pourtant chez moi, on avait assez de place pour être tous assis autour d’une table et manger avec un couteau et une fourchette. Mais dehors, ce n’est pas cette représentation qu’on voyait des Africains dans les journaux ou à la télévision. On y arrive doucement, les choses sont en train de changer.
Vous faites partie de la première génération de femmes noires photographes du continent. Est-ce plus simple aujourd’hui pour celles qui marchent dans vos pas ?
Oui, parce qu’on a fait tout le sale boulot [rires] ! La première génération a essuyé les plâtres. En 1998, j’étais la toute première photographe noire de mon groupe de presse. Au début, mes chefs étaient étonnés que j’arrive à rendre une commande. Pour moi, c’était une énorme responsabilité, parce que je savais que je devais produire un très bon travail pour que d’autres aient la possibilité de venir après moi.
Aujourd’hui, on remarque qu’il y a beaucoup de jeunes Noires qui veulent devenir photographe, mais bon nombre abandonnent en cours de route à cause de la pression familiale. Dans les familles noires, la photographie n’est pas encore vue comme un vrai métier. Celles qui y parviennent sont les plus motivées, comme Andiswa Mkosi. Elles n’attendent pas les opportunités, elles vont les chercher.
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