Dans cette interview, Ibrahim Harane Diallo, journaliste, politologue et chercheur à l’Observatoire sur la prévention et la gestion des crises au Sahel nous explique les raisons du regain de tensions entre l’armée malienne et la CMA. En plus, il livre son analyse sur l’offensive militaire qui a permis la reprise d’Anéfis avant l’étape de Kidal en novembre. Entretien.
Mali Tribune : Depuis le mois d’août, on assiste à un regain de tensions entre l’armée malienne et la CMA. Comment vous expliquez cela ?
Ibrahim H. Diallo : Ce regain de tensions n’est pas pour nous une surprise au regard du climat de méfiances qui prévalait entre les deux parties. On savait que tôt ou tard, on allait assister justement à la reprise des hostilités des belligérances. Également, il y avait des signes annonciateurs qui décrivaient les futures relations entre les deux parties.
Les ex-rebelles avaient déjà quitté le Comité de suivi de l’Accord depuis décembre 2022 en dénonçant la lenteur de la mise en œuvre de l’Accord. Cela est un signe annonciateur très important. De l’autre côté, le gouvernement avait clairement dit qu’il ne pouvait pas poursuivre la mise en œuvre de l’Accord en l’état actuel, ça aussi était un signe annonciateur.
Il y a d’autres signes annonciateurs liés au projet de nouvelle Constitution qui a institué la IVe République. Ce que le groupe des ex-rebelles a rejeté. Un rejet illustré par le refus d’aller au vote et l’interdiction de certaines localités sous leur contrôle d’aller au vote.
Maintenant, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase est liée à cette question de départ de la Minusma. Les ex-rebelles avaient clairement dit qu’ils n’étaient pas pour ce retrait de la Minusma pour des raisons qu’eux-mêmes savent. C’est vrai que la Minusma devrait laisser les localités qu’elle occupe aujourd’hui au niveau de certaines localités à l’Etat du Mali. Mais disons-le il y a un dialogue qui a manqué. Au niveau interne, je pense que l’Etat devrait ouvrir un dialogue avec les ex-rebelles, parce qu’il est important de rappeler qu’avant l’arrivée de la Minusma, il y avait eu des clauses pour un cessez-le-feu et des arrangements sécuritaires au niveau de l’Accord.
Je pense que c’est à cause de l’absence de dialogue par rapport à l’occupation des camps laissés par la Minusma qui est à l’origine de ce regain des tensions.
Mali Tribune : Dans la foulée, l’armée malienne a repris la ville d’Anéfis après dix ans d’absence. Quelle est votre analyse ?
I H. D. : Au plan symbolique, la reprise de la localité d’Anéfis est très importante. Mais, c’est encore inquiétant. D’abord prendre Anéfis pour combien de temps et à quel prix ? C’est extrêmement important. Aujourd’hui, il faut reconnaître que nous ne faisons pas face qu’aux indépendantistes, il y a aussi les groupes terroristes qui sont déjà entrés dans la danse.
Ce qui est important, c’est comment gérer la pérennisation politique et administrative de cette localité prise par la violence ? Nous faisons face à une situation de risque et qui tend vers le scénario de 2012 où il y a eu une collaboration entre les indépendantistes et les groupes terroristes pour créer de la désolation à nos populations civiles au niveau de ces localités.
De mon point de vue, on n’aurait pu prendre Anéfis par le dialogue dans un contexte de paix et de réconciliation que par les armes.
Mais nous verrons la suite bien que la situation militaire de 2012 est différente de celui de 2023. Il faut rappeler qu’on fait face à une situation de conflit asymétrique, ce n’est pas un conflit où les deux armées organisées s’affrontent. C’est un conflit, où une armée organisée étatique fait face à des groupes qui peuvent à tout moment s’infiltrer et causer des dommages surtout aux populations civiles. Je trouve que cet aspect doit être pris en compte.
Mali Tribune : En novembre la Minusma doit rétrocéder la base de Kidal, fief de la CMA à l’armée malienne. Selon vous, faut-il craindre le pire comme en 2014 avec la visite de Moussa Mara ?
I H. D. : C’est vrai que la prise du camp de Kidal nous donne déjà un scénario à l’avance très compliqué. Vous l’avez dit, c’est le fief des ex-rebelles.
Maintenant est-ce que ça va être pire que 2014 ? Je ne le pense pas. L’armée malienne peut prendre le camp de Kidal. Le rapport de force de 2012 est différent de celui d’aujourd’hui sur le terrain. Parce qu’avec l’arrivée des militaires au pouvoir, l’Etat du Mali s’est doté d’importants moyens militaires aériens aussi bien que terrestres pour pouvoir atteindre ces différents objectifs.
Je suis sûr que l’armée malienne a aujourd’hui les moyens et la capacité technique et opérationnelle de prendre le camp de Kidal. Mais pour combien de temps et à quel prix ? C’est ça, justement, la question. Ceux qui sont à Kidal, ce sont des Maliens. Ce n’est pas tous les habitants de Kidal qui partagent l’idée des ex-rebelles.
L’Etat a la responsabilité régalienne de protéger l’ensemble de ses citoyens. Est-ce que la prise de Kidal par la violence peut à long ou à moyen terme garantir la sécurité de l’ensemble des ressortissants et de ses localités-là ? Je pense que c’est ça toute la problématique.
Mali Tribune : Avec la reprise des hostilités entre les deux parties signataires de l’Accord d’Alger, de facto est-ce qu’on peut insinuer que cet Accord de paix est mort ?
I H. D. : L’Accord d’Alger de 2015 avait pour but précis de faire cesser les hostilités. A partir du moment où les hostilités ont repris entre les parties, on peut dire effectivement que l’Accord de paix est mort. D’autant plus que les ex-rebelles avaient déjà, à travers un communiqué, officiellement acté la fin de cet Accord lors de l’attaque de Léré.
La question qu’on se pose, où se situent les responsabilités ? Bien qu’aux termes de cet Accord, le retour de l’armée dans les localités du Nord, notamment celles qui sont sous le contrôle des ex-rebelles devraient se faire sous forme de l’armée nationale reconstituée. Je trouve qu’il est toujours important d’aller vers la négociation. Le fait que le Mali n’a pas officiellement parlé de la fin de l’Accord ouvre encore des perspectives certainement au dialogue et je suis d’accord avec cette perspective de dialogue.
Quand on regarde ce qui se passe au Moyen-Orient notamment entre Israël et le Hamas, quelles que soient la puissance et l’importance des renseignements d’une armée, il est toujours important de trouver des moyens de dialogue avec l’ennemi surtout dans ce contexte de terrorisme.
Mali Tribune