Pendant les huit années où il a exercé tout le pouvoir au Mali, Modibo Keita n’a cessé de louvoyer entre les intérêts des grandes puissances pour maximiser l’aide internationale accordée à Bamako. Un numéro d’équilibriste de grande volée
Septembre 1959, le SDECE, le service de renseignement extérieur de la France rédige, à la demande Jacques Foccart, le M. Afrique du Général de Gaulle, un état des lieux du péril rouge en Afrique. Le dossier intitulé L’action du communisme en Afrique liste toute une série de points chauds visés par la propagande de Moscou et susceptibles de basculer du côté rouge de la force : l’Algérie, le Maroc, le Cameroun, la Guinée et l’Egypte principalement y figurent. Mais nulle mention du Mali.
Et pourtant dès la proclamation d’indépendance du pays, un an presque jour pour jour après ce rapport des services secrets, Bamako annonce se tourner vers l’Est. Quelques semaines plus tard, le président Modibo Keita expulse même l’armée française du Mali, contrairement aux accords signés avec la métropole quelques mois plus tôt. Dans la foulée, l’homme fort de Bamako se proclame socialiste révolutionnaire et partisan des thèses des non-alignés.
Les hommes de Foccart seraient-ils lourdement trompés en omettant de classer le Mali dans la liste des pays à surveiller ? Peut-être pas tant que cela, en réalité. Car les dirigeants de Bamako obsédés par l’urgence de se libérer du joug néo-colonial de la France vont se montrer plus opportunistes que proprement communistes. Dans la Guerre Froide qui glace le monde et le continent africain, Le Mali va devenir un savant manipulateur de la tension entre les deux Grands, afin de profiter au maximum des deux systèmes. Quitte à jouer également la carte chinoise
Dans un premier temps, l’URSS, déjà bien implanté en Guinée voisine, va essayer de pousser son avantage. Le bloc de l’Est devient l’un des principaux partenaires commerciaux du Mali avec 42 % des échanges, loin devant les Etats-Unis, avec seulement 2,3 %. Aux côtés des Soviétiques interviennent également plusieurs centaines de conseillers tchécoslovaques, chargés notamment de développer l’aviation civile et de cornaquer Air Mali. Le franc malien est également frappé à Prague.Les Allemands de l’Est, eux, même plus discrets, sont bien présent également à Bamako dans les premiers temps de l’indépendance.
L’engagement de l’Union soviétique ne répond à la seule volonté d’abaisser le rideau de fer sur le Mali. Les Soviétiques pensent pouvoir faire de bonnes affaires dans le pays, notamment en mettant la main sur la recherche minière. Ils espérent mettre à jour des gisements semblables à ceux du désert algérien. En échange de leur participation à la construction de grandes infrastructures dans le pays (stade omnisport de Bamako, flotte d’Illiouchine pour Air Mali, école nationale d’administration, ect) le rusé Modibo Keita cède en effet aux Soviétiques, l’ancien bureau minier de l’AOF, issu de la colonisation française. Mais, malgré quantités de forages dans l’Adrar des Ifogas et à Tin Raidane, les Soviétiques doivent déchanter. La Mali reste très pauvre en ressources naturelles.
« Nous vendons le communisme à l’Afrique. Mais dans les faits, nous devons payer les Africains pour qu’ils nous l’achètent » Krouchtchev
Ancien haut responsable du KGB aujourd’hui directeur d’un institut sur la sécurité à Moscou, Andreï Salnikov l’a récemment rappelé : « Khrouchtchev disait toujours : « Nous vendons le communisme à l’Afrique. Mais dans les faits, nous devons payer les Africains pour qu’ils nous l’achètent ». Moscou crache donc au bassinet, équipant l’armée malienne en équipements lourds et en instructeurs militaires et prenant une part prépondérante dans l’éducation et la formation.
Dès la proclamation d’indépendance, le Mali avait rompu tous les liens de coopération éducative avec le Sénégal, seul pays voisin à posséder une université. Et le Mali n’avait aucun établissement d’enseignement supérieur sur son sol. La France demeurait le seul lieu de formation possible pour son élite, au grand déplaisir des dirigeants farouchement anticolonialiste du pays.
L’URSS offre donc ses services. Une partie de la future élite malienne va aller se former sous les rudes latitudes moscovites, comme une partie des étudiants africains de cette époque. La particularité malienne est que cette formation des cadres va concerner également en grand nombre les femmes. Une curiosité issue des relations poussées existant entre Aoua Keita, la seule femme à siéger au bureau politique de l’US-RDA, le parti au pouvoir à Bamako et la très puissante organisation féministe du parti communiste d’Union soviétique, la CFS, le Comité des Femmes Soviétiques.
Sage-femme de profession, Aoua Keita pousse pour augmenter les quotas d’étudiantes à être acceptée en Union Soviétique pour des études de médecine. Le Mali sera ainsi le premier pays africain à se doter de médecins femmes.
Modibo Keita, désireux de maximiser l’aide internationale, n’accorde aucune exclusivité aux Soviétiques
Mais ses investissements à fonds perdus commencent à lasser le Kremlin. D’autant que, Modibo Keita, désireux de maximiser l’aide internationale, n’accorde aucune exclusivité aux Soviétiques et se rapproche de plus en plus de la Chine.
Dès 1962, Pékin envoie cinq experts en agriculture auprès de l’Office du Niger, crée sous la colonisation française pour cultiver le coton mais réorientée par le nouveau pouvoir vers la culture du riz. Des dizaines d’autres techniciens chinois vont suivre.
Les Maliens sont aux anges. Une série d’archives chinoises confidentielles récemment exhumées par la fondation MacArthur aux Etats-Unis montrent qu’ils se sentent autorisés à toujours en demander plus. « Le gouvernement du Mali a encore demandé que nous envoyons des experts en sculpture sur bois et ivoire pour enseigner à l’Institut de l’art du Mali, écrivent par exemple les responsables des artisans chinois au hiérarques du Parti. Précisant que les Maliens n’ont encore rien précisé concernant la rémunération des experts ». Et de proposer un partage des dépenses : les indemnités d’habillement, de matériel, les salaires et les dépenses de voyage à la charge de Pékin ; l’argent de poche, les dépenses de logement, de santé et de transport sur place à celle de Bamako. « Merci de préciser si cet arrangement est acceptable ou non »[1].
Forcément, la place grandissante des Chinois auprès du pouvoir malien ne laisse pas l’Ouest indifférent. « Les Maliens sont été impressionnés par les techniciens chinois, particulièrement par leur énergie, leur gentillesse et leur mode de vie simple, relève la CIA dans un rapport spécial classé « secret »[2]. Mais Pékin est en train d’encourager les sentiments anticolonialistes déjà fort et essaye de les diriger contre les Etats-Unis et l’URSS », s’alarme l’agence américaine, s’inquiétant par exemple « des louanges extravagantes du Mali envers la bombe nucléaire chinoise. Elle est célébrée par la presse et la radio malienne comme une « une bombe de la paix », s’étranglent les analystes de Langley.
Les Soviétiques, qui ont déjà rompu avec la Chine, voient eux aussi d’un mauvais œil se rapprochement sino-malien. « Nous préférons nous allier avec nos ennemis, les Américains, si cela était nécessaire pour empêcher le socialisme chinois de s’imposer dans le monde », aurait dit Leonid Brejnev à un ministre malien en visite à Moscou, selon un rapport du renseignement français[3].
Bamako, qui estime avoir tiré de Moscou tout ce qu’il y avait à prendre, ne fait pas grand cas des états d’âmes soviétiques. Les dirigeants maliens pensent pouvoir compter sans réserve sur la Chine. C’est un peu présomptueux. Car les Chinois eux mêmes, commencent à trouver ce partenaire africain un peu trop exigeants.
Malgré les communiqués de la propagande qui louent l’amitié sino-malienne, les conseillers techniques se font en réalité tirer l’oreille pour venir à Bamako.
Pourtant l’ambassadeur chinois est très vite inquiet de la tournure prise par la coopération entre son pays et le Mali : « Nos experts en agriculture et les camarades traducteurs ne sont en général pas bien préparé pour un séjour de longue durée au Mali et ne souhaitent pas rester plus longtemps, écrit-il à Pékin, relevant la difficulté du contexte malien comme le climat et les rudes conditions de vie (…) Dans le futur, nous devrons expliquer clairement combien de temps ils devront rester à l’étranger. Si nous ne sommes pas surs, nous ne devons pas donner de date aléatoire pour leur retour pour éviter d’avoir à une pas respecter notre parole, ce qui pèse sur leur moral »[4].
Après le refroidissement avec Moscou, l’idylle avec Pékin risque, elle aussi de tourner court. C’est l’avis des analystes de la CIA qui, connaissant l’appétit insatiable du Mali pour l’aide étrangère, regardent la situation d’un œil amusé : « Pékin a offert un prêt à long terme et sans intérêt de 19,6 million de dollars, bien inférieur à celui de 55 million déjà obtenu de l’URSS », notent-ils 1965. Et de conclure : « Bamako pourrait peut-être subir une désillusion face au peu d’efficacité de l’aide chinoise comme cela s’est déjà passé avec le pourtant plus ambitieux programme d’aide soviétique ».
Source : Monde Afrique