L’annonce de la fin de l’opération Barkhane par le président français, Emmanuel Macron, continue de susciter des débats. L’Essor a interrogé le Dr Aly Tounkara, directeur du Centre des études sécuritaires et stratégiques au Sahel et Boubacar Salif Traoré, directeur du Cabinet Afrilog conseil, spécialisé sur les questions de défense, de sécurité et de développement dans l’espace G5 Sahel
Dr Aly Tounkara : « La France seule ne pouvait pas continuer à supporter le coût de la Force Barkhane »
De nombreux facteurs expliquent la décision de la France de mettre fin à l’opération Barkhane. Le premier est le coût d’entretien de ladite Force dans le Sahel. Elle est très coûteuse. Et son entretien quotidien coûte environ 1,5 milliard de Fcfa. De ce fait, le président Macron ne pouvait pas rester seul à supporter un tel fardeau du point de vue économique. Donc, il entend internationaliser la lutte contre les groupes radicaux violents au Sahel sous l’étiquette Takuba.
Le deuxième facteur est qu’en France, dans les prochaines élections présidentielles qui pointent à l’horizon, une bonne partie de l’opposition va forcément interroger le président Macron par rapport aux militaires français qui opèrent dans le Sahel. Donc, il chercherait à se prémunir des éventuelles attaques qui pourraient émaner de ses adversaires politiques sur cette question.
Le troisième facteur est le changement de paradigme. Car on ne peut pas parler de départ des troupes françaises du Sahel mais d’un changement du paradigme. La France ne va pas quitter le Sahel. Mais ce sont les militaires français qui vont être fondus dans la Force Takuba. On sait que beaucoup de pays européens s’étaient engagés à se battre aux côtés de la France dans le Sahel. Malheureusement très peu de ces pays sont parvenus à honorer leurs engagements.
Un autre facteur est que la situation sociopolitique délétère que connaît le Mali ces derniers temps a été un alibi pour Macron pour annoncer la restructuration de la Force Barkhane.
Cette force française remplit un rôle extrêmement important en termes de collecte et de fourniture de renseignements aux armées sahéliennes en particulier à celle du Mali. Beaucoup de militaires maliens qui tombent sur les théâtres d’opération sont transportés par la France à travers ses moyens logistiques. C’est pourquoi, cette décision unilatérale n’est pas sans conséquences.
Deux scenarii se dégagent. Le premier scénario est qu’on pourrait assister, dans les semaines et mois à venir, à des actes terroristes très accentués contre, à la fois, les symboles de l’état et les populations.
Une autre conséquence : la fragilisation de nos réponses militaires. Car l’état au Mali va devoir clairement renforcer sa présence sur le plan militaire dans les localités où Al-Qaeda ou l’état islamique sont suffisamment présents.
Aussi, il y a les craintes qu’une telle annonce pourrait provoquer chez les populations des zones en proie à l’insécurité. Pour les populations des régions en proie aux actes terroristes, les forces étrangères permettent d’assister à un début d’accalmie en raison des moyens importants qu’elles déploient. Une telle annonce pourrait amener les populations à se déplacer vers les grandes villes où à aller hors des frontières sans qu’il n’y ait des attaques proprement dites.
Propos recueillis par
Dieudonné DIAMA
Boubacar Salif Traoré : « Cette décision peut avoir des conséquences en termes de déstabilisation »
L’analyse que je fais de la situation, c’est que depuis pratiquement 8 ans, l’opération Barkhane est jugée, en tout cas sur le plan politique, comme étant un échec. Mais, sur l’aspect militaire, nous qui suivons de près ce dossier, estimons qu’il y a eu des succès. Il y a la dimension financière, Barkhane coûte chaque année 750 millions d’euros soit environ 491,2 milliards de Fcfa au contribuable français. Ce n’est pas une somme négligeable.
Donc, il y a eu un récent sondage, qui a aussi montré qu’une majorité de la population française est opposée justement au déploiement de Barkhane. Donc, on peut dire que c’est un ancien sujet qui revient sur la table. De toutes les façons, les objectifs n’ont pas été atteints ni sur le plan politique, ni sur le plan du développement, parce que les populations ont continué à s’appauvrir, le flux des réfugiés a continué à augmenter. Face à tous ces échecs, il fallait que le président Macron apporte des premières réponses à travers des décisions. C’est en cela que sa décision est motivée.
Les premières conséquences sont d’ordre psychologique. Quand il y a de telles annonces, en face il y a des insurgés qui peuvent être remotivés. Cela peut baisser le moral des troupes engagées dans ce processus. Ensuite, cela a aussi des conséquences politiques, parce que le Sahel est devenu un enjeu géopolitique et géostratégique majeur où nous avons plusieurs autres pays, des puissances moyennes en général. Il s’agit notamment de la Russie, de la Turquie et d’autres, qui sont en train d’avoir un regard de plus en plus important sur cet espace.
En outre, ces décisions peuvent avoir sur les plans géopolitique et géostratégique, des conséquences en termes de déstabilisation, sachant que les armées n’ont pas fini leur préparation. Nous savons bien qu’au niveau du Mali, la politique qui consiste à réformer le secteur de la sécurité n’a pas du tout atteint ses objectifs. Les armées nationales de la zone notamment celles de l’espace G5 Sahel sont très faibles.
La mort du président tchadien Idriss Deby Itno a encore renforcé cet affaiblissement. Parce que lui, il était arrivé à tenir et à amener l’armée tchadienne à un certain niveau. Aujourd’hui, sa disparition combinée à ces décisions prises par le président Emmanuel Macron, ne feront qu’affaiblir davantage les armées de la sous-région.
Les armées de l’espace G5 Sahel doivent prioriser la coopération, notamment en matière de renseignement et de protection des frontières. Également, il est important de faire évoluer la situation avec l’Algérie, qui n’est pas membre du G5, mais qui reste un acteur majeur et incontournable dans le Sahel. Au sujet des FAMa, il y a une nécessité à donner une suite à la Loi d’orientation et de programmation militaire, pour véritablement permettre la réforme du secteur de la sécurité.
De nombreux chantiers ont été ouverts dans plusieurs domaines comme la formation, le conseil, le DDR etc, il faut définir des priorités à commencer par la restructuration même du commandement qui n’est pas totalement adapté au terrain. La coordination des actions en interne entre les différentes forces, reste également un objectif prioritaire, sans oublier les actions civilo-militaires.
Il faut profiter de cette période certes difficile, pour envisager un nouveau cadre de coopération. Je ne parle pas de changer de partenaire, mais de faire part de certaines exigences, comme le renforcement des capacités des instructeurs locaux et une politisation moindre dans la coopération militaire. Les succès tactiques militaires ne doivent pas souffrir des postures géopolitiques.
Propos recueillis par
Aboubacar TRAORÉ