“Si ça ne te dérange pas je vais remettre mes lunettes, car mes yeux parlent trop.” Fatoumata Diawara est assise face à nous, ses jambes démesurées étendues sur le canapé en velours de sa maison de disques. On se sent ici chez elle, chez nous, en toute intimité dans cette salle aux volumes pourtant généreux. Les lunettes de soleil protègent peut-être les yeux de bavardages intempestifs, mais la bouche en dit déjà long. Fatoumata Diawara n’est pas avare de mots lorsqu’il s’agit d’évoquer son nouvel album, Fenfo, ou sa vie, une folle aventure débutée un jour de 1982 en Côte d’Ivoire. Elle y a été élevée jusqu’à ses 10 ans, avant d’être “donnée” à sa tante au Mali. Cette adoption à laquelle elle n’a “rien compris” est intervenue à la suite d’un traumatisme, qui a changé l’enfant qu’elle était à tout jamais: après avoir perdu un grand frère, Fatoumata Diawara avait 8 ans quand sa sœur aînée, son “repère”, est décédée à son tour, soudainement. “Un jour elle a eu mal au ventre et le lendemain, elle est morte. Je n’ai jamais su de quoi”, se souvient l’artiste.
Deux “papas”, pas de “maman”
Cette grande sœur adorée, si elle avait vécu, aurait peut-être été le modèle féminin qui a tant manqué à Fatoumata Diawara dans son enfance et son adolescence. Demander à la musicienne quelles femmes ont compté dans sa construction est un peu, pour elle, source d’embarras. Car son engagement pour les femmes est aussi réel que leur présence bienveillante à ses côtés a été inexistante. Hésitante, elle livre son histoire personnelle en espérant qu’elle ne jettera pas d’ombre sur son travail de militante, elle qui chante jusque dans les villages maliens reculés les fléaux de l’excision et des mariages forcés. “J’ai été battue par ma tante pendant plusieurs années de ma vie. Des coups très forts, je suis une survivante”, affirme-t-elle.
“Chez moi, partir, ça ne se fait pas, c’est comme tourner le dos à sa famille. Je n’ai jamais vu quelqu’un faire ça.”
Son salut, Fatoumata Diawara le doit d’abord aux hommes. Plusieurs d’entre eux sont même devenus des “papas”, des familles de substitution monoparentales à eux tout seuls. Le premier, Jean-Luc Courcoult, est le fondateur de la compagnie de théâtre de rue nantaise Royal de Luxe. Il a repéré Fatoumata Diawara lors d’une audition au Mali et a tout de suite jeté son dévolu sur la jeune comédienne. Âgée de 18 ans à l’époque, Fatoumata Diawara était alors promise à son cousin, avec lequel elle devait se marier de façon imminente. Enfant star du cinéma malien, danseuse dans la troupe de son père dès sa plus tendre enfance, invitée à fouler les marches du festival de Cannes à 15 ans pour son rôle dans La Genèse de Cheick Oumar Sissoko -un autre de ses “papas”-, l’actrice était presque résignée: “je savais que c’était la fin de ma carrière, je n’avais aucune porte de sortie, toutes mes cousines y étaient passées”, se remémore-t-elle. Mais Jean-Luc Courcoult, lui, ne l’entend pas de cette oreille. Après avoir essayé en vain de convaincre la tante abusive d’emmener sa nièce avec lui et de la scolariser, il délivre à Fatoumata Diawara un message décisif: “Il m’a fait comprendre que si je voulais devenir quelqu’un, je devais prendre ma vie en mains, que personne ne le ferait à ma place”.
© Aida Muluneh
Renaissance
Reçu cinq sur le cinq, le conseil va pousser la jeune artiste à prendre la décision la plus difficile et aventureuse de sa vie: s’enfuir. Aidée par des amis pour obtenir ses papiers, Fatoumata Diawara quitte un soir le domicile de sa tante, direction le Vietnam, où elle rejoint la tournée de Royal de Luxe qui débute. “Chez moi, partir, ça ne se fait pas, c’est comme tourner le dos à sa famille. Je n’ai jamais vu quelqu’un faire ça. J’allais vers l’inconnu, mais c’était une renaissance”, dit-elle. Si l’est incontestable que Fatoumata Diawara a toujours eu une bonne étoile pour la guider -musulmane et croyante, elle préfère appeler ça “le seigneur”-, elle possède aussi un tempérament hors-normes qui lui a permis de se relever après chaque mauvais tour de la vie. Mais aussi de faire les bons choix, elle qui a été très tôt regardée par les hommes et entourés par eux.
“Maintenant que j’ai réussi mon émancipation, que j’ai obtenu ma liberté à pouvoir m’exprimer, je ne peux pas continuer à penser qu’à moi. Il faut que j’aide les autres à sortir de là.”
Lorsqu’on évoque #MeToo et les expériences destructrices de certaines actrices, Fatoumata Diawara considère que ses décisions lui ont toujours appartenu, au risque de livrer une vision manichéenne de la situation: “Il y avait le mal et le bien là-dedans, c’était à moi de choisir le bien. Mais je connais beaucoup de femmes qui se seraient perdues dans toutes ces perturbations.” Sa force, elle l’attribue paradoxalement à sa sensibilité d’artiste, elle qui écrit, compose et arrange ses chansons toute seule: “Pour moi, force et sensibilité sont la même énergie. C’est ta sensibilité qui te pousse à pleurer, mais si tu la domines, tu la transformes en force. On ne peut pas devenir fort sans être sensible.” Mais elle la puise aussi dans le souvenir de l’une des seules femmes qui l’aient aimée convenablement quand elle était enfant, sa grand-mère, un “amour fondamental” dans sa vie, qu’elle “arrose chaque jour comme une fleur”. Est-ce cette femme qui lui a donné envie de prendre la parole pour toutes les autres? Peut-être. C’est sa propre expérience, surtout, qui a forgé son engagement. “Je me suis battue pour être libre, pour que l’on puisse s’asseoir et discuter toutes les deux, sans le poids de la tradition familiale, sans un mec sur le dos qui me dit ce que je dois faire à chaque instant. Maintenant que j’ai réussi mon émancipation, que j’ai obtenu ma liberté à pouvoir m’exprimer, je ne peux pas continuer à penser qu’à moi. Il faut que j’aide les autres à sortir de là”, assène-t-elle.
Si on l’a vue dans le documentaire Mali Blues prendre sa guitare pour défendre la liberté des femmes, son dernier album est davantage tourné vers les problèmes engendrés par la guerre, et dédié à la cause des migrants. Pour eux, et notamment pour les enfants, Fatoumata Diawara éprouve la même compassion que pour les femmes. “On ne peut pas se dire que tout va bien chez nous et ne pas penser aux enfants qui sont en République du Congo, en Syrie, au Darfour ou même en Amérique latine”, dit-elle. Cette sensibilité à l’état du monde et à la souffrance humaine, Fatoumata Diawara dit la devoir à ses nombreux voyages. “Je passe plus de temps dans les avions que dans ma maison. Si mon mari comptait mon temps de présence chez nous, ce serait pitoyable”, rigole-t-elle. En bambara, “Fenfo” signifie “Quelque chose à dire”. Qu’importe si c’est avec les yeux ou avec la bouche.
Faustine Kopiejwski
Source: cheekmagazine