Malien lambda, sans relations dans les hautes sphères, l’étudiant Boubacar Sangaré est bloggeur, et écrit des articles qui paraissent régulièrement dans la presse locale, et parfois sur des sites d’information internationaux. Akram Belkaïd, un ami journaliste et essayiste résidant à Paris, l’avait informé qu’un poste d’assistant de langue française était à pourvoir à Bates College, une université dans l’Etat du Maine, à l’Est des USA. En fin d’année universitaire 2015, Boubacar attendait les résultats des examens de la maîtrise à la Flash de Bamako. Il avait moins de 25 ans, et étudiait la littérature en français, il correspondait aux critères. Il envoya son dossier de candidature à Bates College, puisque qui ne tente rien n’a rien !
Pendant l’hivernage, il reçut une réponse positive. Il allait être un Malien de l’extérieur du 10 septembre 2015 au 22 avril 2016. À Bates, il aurait à animer une classe de discussion avec les étudiants de 1ère année en français, et aider ceux qui rencontrent des difficultés en grammaire française. En échange, Bates lui accordait une bourse. Boubacar allait devoir suivre des cours, et bien sûr réussir les examens de fin de semestre.
Partir, c’était avoir la chance de découvrir le système éducatif américain, rencontrer des gens d’autres horizons, et apprendre davantage. Mais il avait peur. Peur d’aller si loin, loin de ses parents. Il avait peur de l’inconnue, mais se consolait car il était convaincu qu’il finirait par s’habituer, par s’intégrer. Il était convaincu qu’aujourd’hui, dans le monde, personne, absolument personne, ne détient la vérité. Il était convaincu qu’il faut savoir prendre chez l’autre ce qui est bien, et l’ajouter à ce qu’on a déjà. Quand on n’a jamais quitté son pays, partir vers la côte Est des USA, c’est voyager vers le bout du monde. Faire escale à Paris, rester en zone de transit de 7h du matin à 4 heures de l’après-midi, être stupéfait du prix du sandwich et de la canette de soda, et finalement s’asseoir dans l’avion, destination Boston, à environ 3 heures de voiture de Bates College.
Sur le campus, tout était différent, la langue, la nourriture, le climat, les gens. La plupart des étudiants rencontrés les premiers jours étaient des «internationaux», des jeunes arrivés de loin, d’Europe, d’Asie, et d’ailleurs encore. Chacun se demandait d’où l’autre venait. Certains étaient très curieux, ils lui posaient toutes sortes de questions. Boubacar le Malien, Boubacar le réservé, en a souvent été gêné. Sous d’autres cieux, il aurait botté en touche. Il aurait signifié à ses interlocuteurs que cela ne les regardait pas. Mais, au fur et à mesure, il s’y est habitué. Il a découvert qu’ils l’interrogeaient sans arrière-pensée, que c’était juste pour échanger et mieux le connaître.
À la cantine, il y avait abondance de nourriture nouvelle pour lui. Son ventre a mis du temps à s’y faire. Il avait la nostalgie de la sauce. Il a pris du poids, et pourtant il jouait au football deux soirs par semaine. Il a parfois compté les mois qui lui restaient avant de rentrer. Les températures négatives lui faisaient regretter la chaleur de Bamako. Les étudiants étaient très souriants, mais les relations s’installaient rarement. Avec les Afro-Américains, c’était plus facile de parler, c’était comme si quelque chose les unissait, Marcus Garvey, Du Bois, l’Afrique, l’esclavage…
Aux Etats-Unis, le système scolaire et universitaire est organisé dans le souci d’apprendre à l’apprenant à être autonome. Tout repose sur l’apprenant. Un ami a expliqué à Boubacar qu’à Bates, il est important que l’étudiant se sente à l’aise avec le professeur, qu’il ne doit pas le craindre. Un autre a beaucoup insisté sur l’importance de la ponctualité, ce qui devait lui faire comprendre qu’en Amérique, «time is money», le temps c’est de l’argent ! Chaque soir, comme tous les étudiants, Sangaré travaillait des heures et des heures. Réfléchir, écrire, se casser la tête pour lire d’autres livres en complément d’information, afin d’être prêt pour le cours du lendemain. Au début, Boubacar a eu du mal à s’y faire, il en est tombé malade. Il trouvait que les études étaient aussi amères que le jus de citron dans l’œil. Cela lui rappelait son enfance, quand sur le chemin de l’école, la mine renfrognée, une bordée d’injures lui venait à la bouche contre celui qui avait eu l’idée idiote de créer l’école. Enfant, il ignorait qu’il allait à l’école pour lui-même.
À Bates, il a tout de suite senti que dans cet univers où tout était différent, il devait être très organisé dans son travail s’il voulait s’en sortir. Au début, Sangaré, dont le niveau d’anglais était faible, a eu du mal à comprendre ce que disaient les Américains qui parlent très vite. Il lui a fallu quelques mois pour bien tout saisir. Les cours, les discussions avec les étudiants, ses recherches, ses lectures l’ont beaucoup aidé. Il travaillait sans relâche. Sangaré a su mettre à profit tout ce que Bates College apporte aux étudiants. Avoir eu la chance de recevoir les conseils des professeurs de Bates l’a conforté dans l’idée que malheureusement la réalité universitaire au Mali est tout autre. Certains de ses professeurs à Bamako lui étaient toujours apparus comme des gens qui, du haut de l’arbre de leur diplôme obtenu à Paris ou ailleurs, ne veulent voir aucune «herbe» utile pousser… Partir fut une grande expérience pour Boubacar, même si vivre loin de son pays a été très douloureux quand le Radisson Blue a été attaqué, et quand semaine après semaine, il constatait que rien n’évoluait dans le septentrion.
Sangaré est rentré à la maison le 24 avril dernier sous la chaleur accablante. Il a retrouvé les délestages et les coupures d’eau, et a été envahi par l’impression douloureuse que rien n’avait changée, que rien n’avait bougé, que rien ne bouge jamais au Mali. Impression douloureuse effectivement, car le Sangaré qui est revenu n’est plus le même que celui qui est parti. Les mois qu’il vient de vivre font dorénavant partie de ce qu’il est, et de l’homme qu’il sera. Il n’oubliera ni qui il était avant, ni ce qu’il a vécu là-bas. C’est le recul qu’il saura prendre qui lui permettra de ne rien perdre de ses valeurs maliennes, et d’y ajouter le meilleur de son expérience états-unienne.
Françoise WASSERVOGEL
Source : Le Reporter