Dans les bureaux à Kiev du Centre pour les libertés civiles, une organisation non gouvernementale (ONG) ukrainienne, règne l’ambiance des équipes épuisées mais que rien n’invite au repos. Ici, on enquête sur les crimes de guerre commis depuis les premiers combats dans le Donbass, en 2014, lorsque des groupes « séparatistes » ont pris le contrôle par les armes d’une partie de l’est du pays avec l’appui clandestin de la Russie. Déjà, 18 000 dossiers soigneusement documentés ont été réunis dans une base de données.

Comme la plupart des associations locales, celle-ci est née dans la rue, pendant Maïdan, la « révolution de la dignité », entamée en 2013 lorsque des Ukrainiens se sont révoltés par centaines de milliers contre la corruption d’Etat, le pouvoir des oligarques et les tendances prorusses du gouvernement d’alors. « Nous nous sommes construits comme des chiens de garde face à nos dirigeants : nos enquêtes portaient sur leurs exactions », explique Oleksandra Matviichuk, avocate et présidente du Centre pour les libertés civiles. « [Dans ce milieu associatif très actif], nous ne le cachons pas : une défiance existe contre nos gouvernants, admet une autre responsable d’ONG. Il a toujours été plus facile pour nous de coopérer avec la justice internationale qu’avec nos propres institutions. »

Mais le paysage s’est mis à changer avec l’invasion russe, en février. Une série de questions de fond se sont aussitôt posées : qu’allaient faire les associations ukrainiennes de leurs milliers de dossiers au moment où les premiers procès pour crimes de guerre se tenaient déjà localement ? Leur fallait-il accepter de coopérer avec l’Etat, alors que la plupart avaient travaillé contre lui jusqu’à présent ? Trente ans après l’indépendance, huit ans après le début de la guerre contre la Russie, une évidence s’est alors imposée. C’est bien de paix que le pays commençait timidement à parler : la paix de l’Ukraine avec elle-même.

Gagner la confiance des citoyens

A Kiev, Andriy Kostin, procureur général, en est convaincu : « La justice doit inventer un champ de coopération avec les ONG et les citoyens. Sans cela, nous n’y arriverons pas. » Le premier défi porte sur les chiffres. Les statistiques donnent le vertige : 32 650 procédures ouvertes pour crimes de guerre en sept mois, annonçait le ministère ukrainien de la justice, le 15 septembre, le jour où de nouvelles exactions étaient encore découvertes à Izioum, dans l’est du pays, territoire tout juste libéré de l’occupation russe. Or, combien de cas pourraient être jugés par les juridictions internationales, à La Haye ou Strasbourg, si elles s’en saisissaient ? Une vingtaine peut-être, les plus retentissants. En revanche, ce sera à la justice nationale de traiter les autres, soit 99,99 % des procédures.

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