« L’Instant Thé » au Mali, « Female Food Heroes » en Tanzanie, « Ferme Factory » au Sénégal… Des programmes « responsables » se font une place sur les écrans de plusieurs pays du continent.
Une île déserte posée sur un bras du fleuve Saloum, au Sénégal. Des cases réparties autour d’un grand feu. Et une vingtaine de jeunes femmes en grande tenue, plongées dans des débats sur l’avortement ou les violences domestiques. A grand renfort de musique traditionnelle et de plans aériens, la bande-annonce de « Reine d’Afrique » donne le ton de cette émission made in Sénégal, encore en cours de tournage, qui affirme vouloir valoriser les femmes du continent tout en alliant culture et divertissement.
« C’est une téléréalité qui cherche à impacter positivement la vie des populations », explique Khadija Maïmouna Ba, chargée de communication de la société de production Otentik Concept, qui porte le projet et cherche encore des diffuseurs. Au programme, des concours de danse entre les 20 femmes en compétition (originaires du Sénégal, mais aussi du Gabon, du Cameroun ou de Côte d’Ivoire) et des « challenges » pour « mettre en avant les valeurs africaines ». Mais aussi des débats autour « de sujets qui sont peut-être considérés comme tabous, comme l’interruption volontaire de grossesse ou la mortalité maternelle », énumère Khadija Maïmouna Ba. Avec à la clé 20 millions de francs CFA (environ 30 500 euros) pour la gagnante.
Le concept tranche avec des programmes comme « Young, Famous & African », lancé par Netflix début 2022. L’émission suit le quotidien bling-bling, en Afrique du Sud, de personnalités de la jet-set venues du Nigeria, d’Ouganda ou de Tanzanie. Le divertissement vient s’ajouter aux nombreuses adaptations locales de programmes occidentaux à succès, comme « The Voice Afrique francophone » ou « The Real Housewives of Lagos ». Mais à rebours de ces émissions sensationnalistes, quelques téléréalités engagées ont réussi à se faire une place sur les écrans africains.
Une bibliothèque en braille
Parmi elles, « L’Instant Thé », née en 2017 au Mali. Pensé comme une émission de « téléréalité citoyenne », le programme met en compétition les projets solidaires conçus par des « grins », ces lieux conviviaux de Bamako où se retrouvent et échangent les jeunes d’un quartier autour d’une tasse de thé. A partir de la crise de 2012 au Mali, secoué par un coup d’Etat, une rébellion touareg et une insurrection djihadiste, « les jeunes ont commencé à s’intéresser réellement à la gestion du pays », raconte Mantchini Traoré, la conceptrice du programme diffusé sur l’ORTM (la télévision publique) puis sur la chaîne privée TM1.
A la fin de chaque édition, trois projets solidaires sont retenus et financés. Lors de la première saison, les membres du grin du quartier Garantibougou ont par exemple « levé des fonds, trouvé des maçons et des ingénieurs de leur quartier » afin de construire des latrines pour un centre de santé communautaire, se souvient Mantchini Traoré. Cette année, c’est un groupe de jeunes en majorité malvoyants qui a remporté le premier prix, avec un projet de bibliothèque en braille.
Financée par l’ONG Oxfam, l’émission « Female Food Heroes », diffusée en Tanzanie pour la première fois en 2011, met quant à elle en compétition des agricultrices au travers d’épreuves où elles démontrent leurs connaissances du métier et leurs compétences pratiques. Près d’un quart de la population tanzanienne aurait suivi l’édition 2015.
« La téléréalité est omniprésente. Les ONG internationales ont compris qu’il fallait exploiter ce nouveau phénomène », décrypte Sean Jacobs, professeur en affaires internationales à la New School de New York, qui travaille notamment sur les médias en Afrique. « Ces formats sont pionniers, dans le sens où ils mettent les femmes africaines en avant, tout comme l’agriculture et le développement durable », complète Leyla Tavernaro-Haidarian, chercheuse en communication à l’Université de Johannesburg.
Elle-même a participé à l’élaboration d’une émission de téléréalité « responsable » : « Shanty Chic », dont seule une version pilote a finalement été diffusée en 2016 sur Africa Channel, proposait de suivre la rénovation de maisons dans les townships sud-africains. Avec peu de moyens, des matériaux recyclés et des intervenants locaux, l’émission se voulait un modèle de sobriété.
Une ferme et un bout de terre
La mise en valeur du secteur agricole est aussi le parti pris de « Ferme Factory » au Sénégal. Ousmane Faye, le producteur de cette émission qui a déjà connu deux éditions, a voulu offrir, à son échelle, une « réponse à la détresse des jeunes face au manque d’emplois ». Pendant plusieurs mois, les candidats sélectionnés sont soumis à un entraînement agricole intensif : cours sur le biogaz, mise en condition physique, traite des vaches… Le tout sous l’œil des caméras de la chaîne publique RTS1 et de centaines de milliers de téléspectateurs. La dizaine de gagnants du programme se voient offrir une ferme et un bout de terre financés par l’Agence nationale d’insertion et de développement agricole (Anida).
« A travers ce véhicule qu’est la téléréalité, il fallait vendre aux jeunes une nouvelle image de l’agriculture » plutôt que « l’image ancienne, pas du tout attractive, liée à la pauvreté », affirme Ousmane Faye. Le producteur raconte avoir été marqué par l’histoire de certains candidats, comme El Hadji lors de la deuxième édition, en 2021 : après six tentatives infructueuses pour traverser la Méditerranée depuis le Maroc, le jeune homme est revenu au Sénégal et a participé à l’émission ; malgré son élimination en cours de programme, sa commune d’origine lui a fait don de deux hectares de terres pour qu’il lance son exploitation.
Selon Sean Jacobs, l’émergence de ces programmes témoigne de la frustration de certains face au désengagement des Etats vis-à-vis de leurs populations. « Ils se demandent comment ils peuvent faire les choses eux-mêmes », estime l’universitaire. Ces émissions, rarement rentables, bénéficient parfois d’un soutien financier étranger. L’Union européenne subventionne ainsi « Ferme Factory », dont le but est de limiter l’exode rural et, surtout, de retenir les candidats à l’émigration.
Sean Jacobs voit en ces téléréalités la suite logique des feuilletons à portée sociale des décennies précédentes. La série sud-africaine « Soul City » faisait par exemple de la prévention sur des thèmes de santé publique (notamment le sida) à travers le divertissement. Conçu en collaboration avec des experts et des chercheurs, ce show diffusé en prime time à partir de 1994 était devenu un des programmes les plus populaires du pays.
Source: lemonde