Depuis quelques temps, cette région est en proie à une spirale de violences, alimentée par différents acteurs notamment des groupes extrémistes violents et des milices d’autodéfense. Ces groupes prolifèrent sur le terreau fertile de l’absence de l’Etat et du développement de l’activité criminelle transnationale dans l’espace frontalier entre le Mali, le Burkina-Faso et le Niger. Koulogon, Ogossagou et récemment Sobane Da. Le sang a coulé abondamment dans ces localités où des populations innocentes et sans défense ont été victimes de massacres. Comment en est-on arrivé là ? Quels sont les moyens dont l’Etat dispose pour ramener la paix et la cohésion dans cette région ? Quel peut être le rôle des leaders traditionnels et des partenaires du Mali ? Voilà entre autres, questions que nous avons posées à certains spécialistes des questions de sécurité au Sahel, à des chercheurs et autres responsables de la société civile.
Baba Dakono :
« légitimer l’action de l’état auprès des populations »
Le chercheur au bureau régional de l’Institut d’études de sécurité pour l’Afrique de l’Ouest, le Bassin du Lac Tchad et le Sahel, pense que c’est un devoir essentiel et même existentiel pour l’Etat d’apporter des réponses à cette crise sécuritaire. Mais, ces réponses doivent s’intéresser aux facteurs qui alimentent la violence, notamment les failles dans la gouvernance au plan institutionnel national et local. Notre interlocuteur estime qu’il est primordial pour l’Etat de prendre en charge les facteurs qui alimentent l’insécurité et d’améliorer la gouvernance au niveau local, en prenant en charge les besoins élémentaires des communautés.
Pour M. Dakono, les besoins des milices groupes armés d’autodéfense qui font partie des acteurs de la crise tournent essentiellement autour de la sécurité, car ils sont nés de la volonté des communautés d’apporter des réponses à leur besoin de sécurité. Il est convaincu que l’amélioration de la gouvernance passe d’abord par une présence effective de l’Etat à travers des représentants capables de répondre aux besoins des communautés. En plus, il a souligné la question de justice au cœur des griefs des communautés, invitant l’Etat à être regardant sur sa distribution, surtout que cette question est utilisée par les groupes extrémistes violents pour recruter massivement au sein des communautés et s’implanter dans les localités où la présence de l’Etat est faible. Un autre fait signalé par le chercheur est que les partenaires doivent aider l’Etat à répondre aux sollicitations des communautés et non substituer à lui des acteurs non étatiques comme les ONG. Même s’il reconnaît l’importance de l’action des ONG, M. Dakono trouve que cela contribuerait à légitimer le discours qui consiste à affirmer l’inutilité et l’inefficacité de l’Etat dans ces localités. Pour inverser cette tendance, la solution est de légitimer l’Etat auprès des communautés en rendant fonctionnelle et opérationnelle l’activité de ses représentants.
Pour la résolution de la crise, Baba Dakono estime que les leaders locaux ont un rôle à jouer, bien qu’il pense que ce n’est pas seulement une crise de protestation contre l’Etat et ses représentants, mais une forme de protestation contre les élites locales, politiques ou traditionnelles.
Bouréma Kansaye :
« couper l’approvisionnement des terroristes »
Docteur en criminologie et coordinateur scientifique du Laboratoire de droit privé et de sciences criminelles, Bouréma Kansaye propose des pistes de solutions à court, moyen et long termes pour juguler la crise dans la région de Mopti qu’il se défend d’appeler crise au centre
du Mali.
Il rappelle que les motos bien qu’étant les moyens de déplacement des populations sont des engins utilisés par les terroristes lors de leurs attaques. Pour lui, un contrôle strict doit être exercé par l’Etat sur la vente et la mise en circulation de ces engins, principalement pour la région de Mopti.
Seconde proposition : il préconise de surveiller les transferts d’argent électroniques parce que les recrutements des hommes et le paiement des armes par les terroristes nécessitent des fonds importants. Cela voudrait dire que les terroristes ont la possibilité de rentrer en contact avec des gens et de recevoir de l’argent par des moyens modernes. C’est pourquoi, il est nécessaire pour lui, d’assurer une certaine surveillance des moyens de transfert d’argent dans la région de Mopti.
Aussi, il propose de contrôler les approvisionnements en carburant surtout ceux qui s’approvisionnent avec des bidons et des barriques dans les stations. Car les terroristes achètent du carburant en grande quantité qu’ils utilisent pendant des semaines, voire des mois. Dr Kansaye conseille également de surveiller les foires qui servent de lieux de ravitaillement des terroristes en produits alimentaires. D’après lui, ils le font en grande quantité et cela ne passe pas inaperçu. La surveillance des foires permettrait donc de les suivre, de les tracer et de les surprendre.
En outre, il suggère d’assurer la mobilité des forces de défense et de sécurité au lieu de les cantonner dans des camps fixes où ils deviennent vulnérables aux attaques de l’ennemi. Mais aussi de les doter en moyens roulants et aériens performants et en matériels de communication afin qu’ils puissent surprendre l’ennemi et le combattre efficacement.
Par ailleurs, il propose de mettre en place un numéro rouge d’alerte d’attaque terroriste dans la région de Mopti et de la déclarer, zone prioritaire de lutte contre le terrorisme afin d’y orienter tous les moyens nécessaires pour cette lutte.
L’exploration de ces différentes propositions par l’Etat pourrait constituer un début de solution à cette crise qui a déjà fait trop de victimes innocentes.
Pr Ibrahima N’Diaye :
« il y a des visées invouées »
Enseignant-chercheur affilié au Centre d’études et de réflexion au Mali (Cerm), il estime qu’il y a des visées inavouées derrière ces tragédies dans la région de Mopti. A son avis, l’objectif est d’émasculer complètement l’Etat malien. La stratégie en cours étant de déstructurer la société malienne afin que le sens de l’unité et du « malidenya » (citoyenneté malienne) soit totalement dévalorisé. Ensuite, segment par segment, se mettre à piller les endroits où il y a un maximum de ressources sans conséquences réelles. Notre interlocuteur rappelle que la même stratégie a été mise en œuvre pour les ressources de la République démocratique du Congo, les diamants du Liberia, de la Sierra Léone et le pétrole en Libye. Face à la situation, il conseille à l’Etat un langage de vérité à la population car pour lui, le Malien n’a pas encore entendu le discours de vérité auquel il s’attend. Tout comme les autres, Pr N’Diaye reconnaît le rôle que peuvent jouer les leaders traditionnels dans la résolution de la crise. Mais pour lui, nombre d’entre eux n’ont plus prise sur les communautés à cause de l’évolution même de ces communautés et du fait qu’ils ne sont pas de très bons exemples.
Ibrahim Maïga : « réinventer la gouvernance par une nouvelle ingénierie sociale »
Chercheur à l’Institut d’études et de sécurité, sur le cycle de violence, il pense qu’il « est important pour l’Etat de prendre conscience de ce besoin de réinvention de sa gouvernance et une nouvelle ingénierie sociale pour la région ». Sur les causes de ce cycle de violences, Ibrahim Maïga, indique d’abord qu’à partir du moment où il y a un affaiblissement important des mécanismes traditionnels de justice, une absence de l’Etat en particulier avec le retrait des forces de défense et des acteurs de la justice, cette zone a été livrée à elle-même et à la loi du plus fort. Pour lui, c’est ce qui explique que, de part et d’autre, les communautés ont cherché plus ou moins à s’armer dans le but premier de se protéger ou de se défendre.
Ce qui complexifie davantage cette situation, poursuit Ibrahim Maïga, c’est la présence ou l’activité de groupes armés terroristes ou qualifiés comme tels, estimant que cela a donné une configuration très complexe à la situation. De fait, selon le chercheur, les civils sont pris en étau entre les groupes terroristes et les groupes d’autodéfense. Sur ce registre, il rappelle que d’après le rapport des Nations unies, en 2018, on a dénombré au moins 500 civils tués dans les régions affectées par la crise.
Par ailleurs, aux dires de notre interlocuteur, il y a une superposition de clivages et de conflits sur fond de contestation de la hiérarchie sociale. Ces clivages, explique-t-il, s’alignent la plupart du temps sur des fractures entre catégories socioprofessionnelles. Il ajoute qu’au-delà de la compétition habituelle dans cette partie entre agriculteurs et éleveurs, il y a aussi des tensions entre les éleveurs eux-mêmes et les tensions entre les agriculteurs eux-mêmes. « Les tensions et les conflits vont au-delà de cette fracture entre différentes ethnies », précise M. Maïga.
Que peut faire l’Etat ? Notre interlocuteur soutient que, sur le plan militaire, le gouvernement doit prendre des mesures urgentes pour désarmer tous les acteurs armés non étatiques en tenant compte du besoin primordial de sécurité des populations. Pour cela, recommande-t-il, il faut revoir le dispositif sécuritaire et l’adapter à la nature de la menace qui est non seulement hybride mais aussi asymétrique. Ce qui nécessite plus de réactivité de la part des forces de défense et de sécurité maliennes.
Quid de la contribution de la Minusma et de Barkhane ? La Minusma, du point de vue de M. Maïga, doit continuer à apporter son concours à l’Etat malien dans son oeuvre de restauration de son utilité et pas seulement sur le plan sécuritaire. Cela pourrait passer, développe-t-il, par un appui plus important au secteur de la justice, faisant remarquer qu’il y a un problème d’impunité dans cette région. « La justice, en plus de son rôle dans la manifestation de la vérité et de son caractère réparateur, permet de mettre en place les jalons d’une garantie de non-répétition », énonce le chercheur qui pense que le mandat doit être adapté à la réalité de la situation.
Pour M. Maïga, Barkhane ne peut pas intervenir dans toutes les situations, affirmant qu’il faut voir cette force comme un appui, mais pas comme une substitution aux prérogatives de l’Etat et des forces de défense et de sécurité. De l’avis de Maïga, il faut être prudent dans les appels qu’on lance à l’endroit de la force Barkhane d’intervenir dans cette partie du Mali. Parce que, argumente-t-il, les dynamiques conflictuelles sont très complexes, multidimensionnelles et ne sont pas uniquement liées au phénomène qu’on qualifie, à tort ou à raison, de djihadiste.
Concernant le rôle et la place des leaders traditionnels dans la résolution des conflits, le chercheur de l’ISS dira qu’il est important d’avoir une approche cohérente où il y a une place de choix réservée aux leaders traditionnels et autres notabilités locales. Même si, relativise-t-il, on doit s’assurer qu’ils soient légitimes et représentatifs. Pour lui, il faudra associer à la recherche de solutions d’autres types d’acteurs, de personnalités qui n’ont pas forcément la légitimité historique, mais qui ont une forme de légitimité aujourd’hui dans ces espaces ainsi que les regroupements des ressortissants de ces localités établis à Bamako et ailleurs. Selon Ibrahim Maïga, il est temps d’en finir avec les initiatives isolées qui ne communiquent pas nécessairement entre elles et qui se chevauchent parfois.
Dossier réalisé par
Massa SIDIBE, Dieudonné DIAMA
Source: L’ Essor- Mali