L’icône ivoirienne du reggae, Tiken Jah Fakoly, qui se présente comme le porte-voix de la population, est prêt à « peser sur l’actualité politique » en Côte d’Ivoire. Inquiétudes de la société civile, mesures d’Alassane Outtara, libération de Laurent Gbagbo… L’artiste répond à JA et à ses détracteurs. Pour le voir à Abidjan, il faut se déplacer à Yopougon, l’une des deux communes (avec Abobo) les plus populaires de la capitale ivoirienne. Dans le quartier, tout le monde sait quand il est là. Ce n’est pas pour rien que l’un des carrefours les plus bruyants de la commune, située non loin de sa résidence, porte son nom. De son immeuble qui lui sert à la fois de bureau, de studio d’enregistrement et de siège de radio, Tiken Jah Fakoly, 49 ans le 23 juin prochain, reçoit parents, amis, journalistes et activistes de la société civile. Le reggaeman ivoirien, auteur de Racines (dernier album sorti en 2015) qui vit à Bamako (Mali) depuis 2003, promet qu’il sera de plus en plus présent en Côte d’Ivoire, « pour peser sur l’actualité politique ». Interview.
Jeune Afrique : De plus en plus présent en Côte d’Ivoire, on vous retrouve davantage dans des journaux politiques que dans des concerts, à faire des critiques contre le pouvoir. Que reprochez-vous exactement à la présidence d’Alassane Ouattara ?
Tiken Jah Fakoly : Je me suis toujours exprimé en ma qualité d’artiste reggaeman. Ce n’est pas nouveau de ma part, je l’avais fait sous Henri Konan Bédié, sous le général Robert Gueï et sous Laurent Gbagbo. Aujourd’hui, j’entends beaucoup de plaintes venant des populations ivoiriennes. Il est donc tout à fait normal que je m’exprime, pour me faire le porte-voix de toutes ces plaintes du petit peuple.
Quelles sont les plaintes des populations ivoiriennes ?
Le petit peuple d’Abobo, de Yopougon, de Daloa, de Bouaké, de Soubré, de Korhogo, d’Odienné, de Bouna et d’Aboisso dit qu’il est vrai que la Côte d’Ivoire a renoué avec la croissance économique, cependant cette richesse ne lui profite pas et il ne ressent pas les avancées économiques.
J’accuse l’opposition d’avoir mis Laurent Gbagbo au-dessus de la Côte d’Ivoire, au point où le combat pour le petit peuple est aujourd’hui relégué au second plan
Le petit peuple dit qu’il est mal soigné dans les hôpitaux, que les dirigeants sont déconnectés de la réalité quotidienne, qu’il n’y a plus d’opposition, ce qui est dangereux pour une démocratie… Le petit peuple veut manger à sa faim et veut lui aussi profiter des fruits de la croissance.
En toute objectivité, peut-on imputer la division de l’opposition au pouvoir ?
Il appartient aux opposants de se donner la main et de mener un combat commun contre le pouvoir et pour le peuple. Je n’impute pas la division de l’opposition au pouvoir, mais j’accuse celle-ci d’avoir mis Laurent Gbagbo au-dessus de la Côte d’Ivoire, au point où le combat pour le petit peuple est aujourd’hui relégué au second plan.
L’opposition ivoirienne aurait pu, tout en continuant à se battre pour Gbagbo, mener d’abord le combat pour le quotidien des Ivoiriens. En se réfugiant dans cette stratégie du Gbagbo ou rien, l’opposition refuse d’assumer son rôle de contre-pouvoir et laisse ainsi la coalition au pouvoir faire ce qu’elle veut en terme de gouvernance.
Militez-vous pour la libération de Laurent Gbagbo, détenu à la Cour pénale internationale (CPI) depuis fin 2011 ?
Je ne milite pas pour la libération de Laurent Gbagbo pour des raisons simples. J’ai beaucoup réagi quand il était au pouvoir comme je le fais aujourd’hui. Je fais partie de ceux qui lui ont dit de s’arrêter et de laisser tomber. Il n’a pas écouté. Quand vous parlez à une personne qui ne vous écoute pas, vous ne pouvez pas aller réclamer une part de son salaire une fois qu’il est payé.
Laurent Gbagbo paye le prix de son entêtement à conserver le pouvoir. Je pense que s’il s’était arrêté, avec tout ce que nous constatons aujourd’hui, non seulement ses supporteurs qui continuent de le réclamer, mais d’autres Ivoiriens, lui auraient demandé de se porter candidat à l’élection de 2015. Et il aurait pu gagner.
Militez-vous alors pour la libération des prisonniers politiques ?
Je milite pour la libération des prisonniers politiques, après des procès équitables menés par une justice exacte et impartiale, au nom de la réconciliation. Cependant, je dois préciser que trois personnes sortent de mon critère de libération, au nom de la réconciliation nationale : Laurent et Simone Gbagbo, ainsi que Charles Blé Goudé.
Pour quelles raisons ?
Ce sont ces trois responsables qui ont entraîné les autres. Ce sont eux qui savaient qu’il n’existait pas d’issue au chemin qu’ils ont emmené des gens à emprunter. Ils ont entraîné avec eux des innocents qui les ont suivis, soit par reconnaissance, soit par conviction.
Cela fait sept ans qu’Alassane Ouattara est au pouvoir et depuis trois ou quatre mois, j’ai décidé de me faire entendre. Cela ne va pas s’arrêter
D’ailleurs, ce qui arrive aux suiveurs d’hier de Gbagbo, désormais en prison ou en exil, devrait servir d’enseignement aux suiveurs de Ouattara d’aujourd’hui, ceux qui se font appeler les « ADOrateurs ». L’histoire est un recommencement.
On vous a toujours présenté comme un artiste proche du président Alassane Ouattara, natif d’Odienné, comme sa mère. Qu’est-ce qui expliquent ces critiques, nouvelles, pour l’observateur avisé ?
J’ai croisé trois fois dans ma vie le président Alassane Ouattara. La première fois, c’était à l’hôtel du Golf, après la crise post-électorale. Je lui avais dit ceci : « Monsieur le président, le peuple s’est battu, a versé son sang, ses larmes et sa sueur, pour que vous soyez là aujourd’hui. Si demain ça ne va pas pour ce petit peuple, vous allez sans doute m’entendre, je serais obligé de sortir pour parler ».
Voici le contrat qu’il y avait entre le président Ouattara et moi. Je pense qu’il a rompu ce contrat, avec des faits précis comme la mauvaise répartition des fruits de la croissance, le langage trouble autour de son troisième mandat, la création d’une institution budgétivore comme le Sénat, dont la seule utilité est de caser des politiciens frustrés. Cela fait sept ans qu’il est au pouvoir et depuis trois ou quatre mois, j’ai décidé de me faire entendre. Cela ne va pas s’arrêter.
Par André Silver Konan
Source: Jeune Afrique