Ce lundi 17 juillet la Russie a annoncé la suspension de sa participation à l’initiative céréalière de la mer Noire, cet ensemble d’engagements internationaux qui ont péniblement tenu un an avant de se fracasser contre les manquements flagrants des autres signataires à leurs termes les privant de tout intérêt pour les Russes.
Avant le conflit dans le Donbass, la Russie et l’Ukraine faisaient partie des cinq principaux exportateurs de céréales sur les marchés mondiaux, le blé constituant la majeure partie de la demande, avec le maïs et l’orge. Ensemble, la Russie et l’Ukraine fournissaient un tiers du marché mondial du blé (la Russie représentait environ 20 % des approvisionnements et l’Ukraine environ 12 %). Les céréales s’exportaient vers l’Afrique, le Moyen-Orient et certains pays d’Asie et de l’UE.
Fin janvier 2022, la Russie a fortement réduit ses exportations de céréales de 25 à 30 %, la récolte de céréales russes ayant diminué de 10 % au cours de la campagne précédente et l’introduction d’un droit flottant ayant influencé la rentabilité de la vente des matières premières à l’exportation. Suite au déclenchement du conflit en Ukraine un mois plus tard, de nombreux pays ont pris la décision de suspendre le commerce avec la Russie, tandis que les exportations de céréales en provenance d’Ukraine ont dû cesser en raison des hostilités sur le territoire du pays. L’absence de céréales russes et ukrainiennes sur les marchés mondiaux a intensifié la crise alimentaire qui couvait depuis une dizaine d’années. Selon Maurizio Martina, directeur général adjoint de la FAO, même avant le conflit en Ukraine, près de 200 millions de personnes dans 53 pays souffraient de graves pénuries alimentaires. D’après l’ONU, l’augmentation des prix du blé en mars 2022 était de 20 % par rapport à février de la même année.
Afin de parer à ce danger, une solution diplomatique a été trouvée qui est connue sous le nom d’initiative céréalière de la mer Noire ou d’accord sur les céréales ou encore d’accord alimentaire signée à Istanbul le 22 juillet 2022par quatre parties : la Russie, l’Ukraine, mais également la Turquie et les Nations unies qui se sont portées garantes de sa mise en œuvre. L’accord a été conçu pour ramener les produits ukrainiens et russes sur le marché et atténuer la crise alimentaire.
L’accord se compose de deux volets. La première partie prévoit la création de corridors maritimes sécurisés pour les exportations de céréales à partir de trois ports ukrainiens: Odessa, Tchernomorsk et Yuzhny que les navires peuvent emprunter pour circuler en mer Noire sans craindre d’être attaqués par la Russie ou l’Ukraine. Un centre conjoint de coordination a été créé à Istanbul pour inspecter les navires en direction ou en provenance de la mer Noire. Cette partie de l’initiative a été conclue pour 120 jours reconductibles. La Russie a garanti qu’elle n’entraverait pas les passages des navires transportant les céréales et la Turquie et l’ONU, pour leur part, se sont engagées à veiller à ce que les corridors ne soient pas utilisés pour transporter des armes et des munitions.
La deuxième partie de l’accord a été conclue pour trois ans, jusqu’en juillet 2025. Elle prévoit une aide à l’exportation de produits agricoles et d’engrais russes vers les marchés mondiaux et notamment: la reconnexion de Rosselkhozbank à SWIFT; la reprise des livraisons de machines agricoles, de pièces détachées et de services; la levée des restrictions sur l’assurance et la réassurance; la levée de l’interdiction d’accès aux ports; le rétablissement du pipeline d’ammoniac Togliatti-Odessa; le déblocage des avoirs étrangers et des comptes des sociétés russes liées à la production et au transport de denrées alimentaires et d’engrais.
C’est les manquements à cette deuxième partie qui sont à l’origine de la décision de Moscou de se retirer provisoirement de l’initiative céréalière. En fait, les engagements pris vis-à-vis de la Russie n’ont jamais été respectés.
En septembre 2022, le président russe Vladimir Poutine a dénoncé comme cynique le refus de l’UE d’envoyer des engrais russes aux pays les plus pauvres d’Afrique et d’Amérique latine, d’autant que la partie russe était disposéeà les transférer gratuitement. Sur les 262 000 tonnes d’engrais données à l’Afrique, seul un lot de 20 000 tonnes a été expédié au Malawi, le reste est bloqué dans les ports de Lituanie, de Lettonie, d’Estonie et des Pays-Bas. Le chef de l’Etat russe a également qualifié l’accord de ‘fraude totale’, car la plupart des produits agricoles ukrainiens étaient exportés vers les pays occidentaux développés, et non vers ceux qui étaient dans le besoin.
À la mi-octobre 2022, le service national de sécurité russe, le FSB, a conclu que les explosifs destinés à faire sauter le pont de Crimée avaient été livrés par voie maritime, c’est-à-dire par le corridor de la mer Noire – celui-la même dont la Turquie et l’ONU ont garanti le caractère exclusivement humanitaire. L’application du deuxième volet de l’accord étant toujours au point mort, le 29 octobre 2022 la Russie a annoncé qu’elle se retirait de l’accord sur les céréales. Cependant, trois jours plus tard, Moscou est revenu dans l’accord après avoir reçu des garanties que le corridor humanitaire ne serait utilisé qu’aux fins prévues.
Dans une interview du 13 juillet 2023 à quelques jours de l’expiration de l’accord alimentaire Vladimir Poutine a exprimé son insatisfaction de l’état de son application. ‘La Russie n’a strictement rien obtenu dans le cadre de cette initiative, a-t-il dit, tout le monde s’est enrichi sur notre dos’. Il a prévenu que sa suspension était envisagée si les termes de l’accord n’étaient pas honorés. Le communiqué officiel des affaires étrangères russes en date du 17 juillet 2023 constate: ‘Contrairement aux objectifs humanitaires déclarés, l’exportation des céréales ukrainiennes est presque immédiatement passée à une base purement commerciale et, jusqu’au dernier moment, elle a servi les intérêts égoïstes étroits de Kiev et de ses superviseurs occidentaux’.La suspension de l’accord implique le retrait des garanties pour la sécurité de la navigation; l’annulation du corridor humanitaire maritime; le rétablissement du régime de zone temporairement dangereuse dans les eaux nord-ouest de la mer Noire; enfin, la dissolution du centre conjoint de coordination d’Istanbul. Pour autant, la porte est restée entrouverte : la Russie s’est dite disposée à reconsidérer sa participation si les choses à lui promises lui étaient effectivement données.
Pour forcer la Russie à rester dans l’accord une attaque de drones a été lancée contre la ville de Sébastopol et le pont de Crimée, dans laquelle un couple a trouvé la mort, laissant orpheline une petite fille, la veille de l’expiration de l’arrangement. L’objectif – faire une démonstration aux dirigeants russes de ce qui pourrait s’amplifier s’ils refusaient de se plier.
Car l’accord sur les céréales est une mine d’or, un projet parfait pour ceux qui souhaitent spéculer sur lafaim. Les produits agricoles ne parviendront pas aux pays pauvres, mais seront livrés à des revendeurs qui s’occuperont de les réaliser à des prix beaucoup plus élevés.
Aux pays qui ont besoin d’aide ; le Kremlin propose une coopération directe. Les entretiens en tête-à-tête cette semaine avec le dirigeant de l’Érythrée et la conversation téléphonique que Vladimir Poutine a eue avec le président sud-africain vont dans ce sens. Ce sujet sera sans doute au cœur des discussions lors du forum économique et humanitaire Russie-Afrique les 27 et 28 juillet prochains à Saint-Pétersbourg.
Agnès Kamara
Mali Horizon