Attaque de Baga (Nigeria) par Boko Haram début janvier, annonce par le Tchad ce vendredi de l’envoi de soldats au nord Cameroun… Explications sur un conflit qui se régionalise.
Pendant que le monde avait les yeux fixés sur Paris et la série d’attaques meurtrières qui s’y sont déroulées, les djihadistes nigérians de Boko Haram commettaient un massacre d’une ampleur rarement égalée à Baga, une localité du nord-est du Nigeria, à proximité du lac Tchad.
Les chiffres varient sur le nombre de victimes mais se comptent en centaines, et les récits confinent à l’horreur ; plus de 20 000 réfugiés se sont précipités vers le Tchad pour échapper aux tueurs. Pour Amnesty International, il s’agit de « l’acte le plus meurtrier dans une série d’attaques de plus en plus atroces menées par le groupe ».
Un massacre de plus pour une organisation qui figure parmi les plus violentes, les plus impitoyables de la constellation djihadiste ? Oui, mais aussi un tournant dans la nature de cette guerre qui prend de plus en plus l’allure d’un conflit régional – ne serait-ce que pour compenser l’incapacité du pouvoir nigérian de venir à bout d’une menace qui ne cesse de s’étendre.
Vendredi, le Tchad a décidé de mettre sa force militaire – la plus importante de la sous-région – dans la balance, envoyant une première colonne de combattants au nord Cameroun, région limitrophe menacée par Boko Haram, susceptible d’être engagée dans une contre-offensive à Baga.
Pourquoi le Tchad envoie-t-il des troupes ?
Le Président tchadien Idriss Déby, dans un discours prononcé vendredi, s’est donné pour objectif de « reconquérir Baga », principale base de la force multinationale créée pour venir en aide au gouvernement nigérian (même s’il n’y avait au moment de l’attaque que des troupes nigérianes mises en déroute).
L’assemblée nationale tchadienne a autorisé l’envoi de troupes « en appui aux forces camerounaises et nigérianes engagées dans la guerre contre les terroristes au Cameroun et au Nigeria ».
Pour Idriss Déby, la chute de Baga menace N’Djaména, la capitale tchadienne, située à environ 200 kilomètres plus à l’est, accessible en quelques heures en traversant le nord Cameroun et en traversant le fleuve Chari.
Les forces de Boko Haram ont régulièrement effectué des incursions au nord Cameroun, terre musulmane, aux fortes traditions féodales, loin, très loin de la capitale Yaoundé et de son Président chrétien (et vieillissant) Paul Biya.
Soldats tchadiens aguerris
L’entrée en lice de l’armée tchadienne constitue un tournant car ses soldats, pour beaucoup des ex-nomades musulmans des régions du nord et de l’est du pays, sont considérés comme les plus aguerris d’Afrique centrale.
Ils avaient été très actifs en 2013 au côté des forces françaises envoyées au nord-Mali contre les djihadistes, et, vendredi encore, un soldat tchadien était tué dans un attentat suicide à Kidal, dans l’extrême nord du Mali.
Selon le correspondant du Monde en Afrique, le Tchad retirerait d’ailleurs certaines unités du Mali pour les engager contre Boko Haram.
En 2013, lors de l’envoi des troupes tchadiennes au Mali, nous avions ainsirésumé l’enjeu pour Idriss Déby :
« Le président tchadien se présente comme un pôle de stabilité dans une région agitée (rébellion en RCA, attentats de la secte islamiste Boko Haram au Nigeria, Aqmi au Niger et au Mali, instabilité au Soudan et en Libye), même si cette “ stabilité ” n’est guère propice à la démocratie intérieure – et c’est un euphémisme.
En se rendant indispensable au Mali, auprès des Français mais aussi des Etats d’Afrique de l’ouest, Idriss Déby bâtit sa propre légende à l’échelle africaine. Et tente de devenir l’incontournable sauveur face à un ennemi islamiste que personne n’a su confronter jusqu’ici. »
En s’engageant désormais directement contre Boko Haram, Idriss Déby fait un pari militaire et politique de poids, face un ennemi redoutable. Samedi, plusieurs dizaines de ses partisans ont défilé dans les rues de N’Djaména pour soutenir cette intervention à haut risque. En cas d’échec, le prix risque d’être élevé.
Quelle est la menace de Boko Haram ?
Le grand public occidental a sans doute découvert Boko Haram en avril 2014 lors de l’enlèvement des 276 jeunes filles à Chibok, dans le nord du Nigeria. Le hashtag #bringbackourgirls avait fait florès en Occident, avant d’être oublié comme un aveu d’impuissance à peser sur ces événements dramatiques.
L’insurrection islamiste au nord du Nigeria est pourtant bien plus ancienne, et même antérieure à la création de Boko Haram en 2002. Dans les années 80, la grande métropole musulmane de Kano avait déjà été le théâtre d’un soulèvement sous l’égide d’un prédicateur islamiste radical, écrasé dans le sang.
Pendant ses premières années, Boko Haram – dont le nom complet est en arabe Jama’atu Ahlis Sunna Lidda’Awati Wal-Jihad, ou groupe sunnite pour la prédication et le djihad – a été considéré comme une secte violente plutôt que comme un groupe djihadiste ; et c’est surtout à partir de 2009 qu’il s’est transformé en groupe armé empruntant le discours et les méthodes des groupes les plus actifs, talibans afghans ou Al Qaeda.
Son fondateur, Mohamed Yunus, a été capturé et tué par l’armée, et remplacé par l’actuel leader du mouvement, Abubakar Shekau, surtout connu à l’extérieur par des vidéos enflammées.
Djihadisme territorial
Depuis plusieurs années, Boko Haram sème la terreur principalement dans le nord du Nigeria, avec pour cibles les populations chrétiennes, les institutions de l’Etat fédéral, et parfois aveuglément comme lors d’attentats suicides sur des marchés ou des stations de bus. Le bilan est lourd : 13 000 morts et un million et demi de déplacés.
Le groupe djihadiste a effectué quelques incursions plus au sud, dans la capitale fédérale Abuja, ou même Lagos, même si son terrain d’action est largement concentré dans les régions à majorité musulmane du nord.
Boko Haram compte plusieurs milliers d’hommes en armes, jusqu’à 30 000 selon le chercheur Mathieu Guidère, et réclame principalement l’application de la Charia dans le nord du Nigeria (où elle est déjà en vigueur dans certaines régions).
Ces derniers temps, Boko Haram a commencé à contrôler des villes et des régions entières, passant à un « djihadisme territorial » qui n’est pas sans évoquer l’Etat islamique autoproclamé d’Irak et de Syrie.
C’est cette « installation » territoriale qui inquiète désormais les voisins du Nigeria :
- le Cameroun qui a eu à subir plusieurs incursions des insurgés nigérians (plusieurs prises d’otages, notamment de Français, ont eu lieu au nord Cameroun), y compris cette semaine ;
- le Niger, voisin du nord (où se sont multipliées les manifestations anti-françaises depuis deux jours, suite à la parution du nouveau Charlie Hebdo) ;
- et désormais le Tchad, seulement séparé des zones tenues par Boko Haram par le lac qui porte son nom et par l’étroite bande de terre camerounaise.
Pourquoi l’impuissance du pouvoir nigérian ?
Le Nigeria est un mystère. C’est le pays le plus peuplé d’Afrique : environ 150 millions d’habitants, même si le dernier recensement remonte à un demi-siècle pour ne pas remettre en cause les équilibres religieux et ethniques de ce pays fédéral.
C’est aussi la première économie du continent, depuis une révision à la hausse de son produit intérieur brut l’an dernier, qui lui a permis de dépasser l’Afrique du Sud pourtant bien plus développée.
Et c’est une énorme puissance culturelle, avec son industrie du cinéma, « Nollywood », qui produit près de 500 films par an, vite faits mais appréciés dans toute la région ; avec ses grands écrivains comme le prix Nobel de littérature Wole Soyinka ou le grand Chinua Achebe mort l’an dernier ; ou encore la légende musicale Fela…
Mais c’est, selon le cliché, un géant aux pieds d’argile, dont la rente pétrolière cache mal l’incapacité à mettre sur pied un Etat, à endiguer la corruption, et à faire cohabiter les populations musulmanes, chrétiennes et animistes.
Peu après sa naissance, le Nigeria a connu la guerre du Biafra (1967-1970), lorsque la région productrice de pétrole a voulu faire sécession. Guerre atroce, qui a bouleversé le monde et donné naissance au mouvement des « French doctors »…
La guerre s’est terminée sur la victoire du Nigeria et la conclusion d’un accord de partage de la rente pétrolière, mais avec un équilibre politique qui n’a jamais permis d’assurer la stabilité et le développement du pays.
L’indifférence du sud
Près d’un demi-siècle plus tard, revenu à un régime civil et, sur le papier, démocratique, le Nigeria n’arrive pas à faire face à cette menace terroriste dans le nord. Avec, circonstance aggravante, une relative indifférence du sud face aux maux du nord, héritage de décennies d’antagonisme et de méfiance qui conduisent chaque région au chacun pour soi.
Pas de grandes manifs à Lagos ou Kaduna pour protester contre les massacres du nord, ni même de mobilisation de tous les moyens de l’Etat, à commencer par son chef, l’inconsistant Goodluck Jonathan.
Si le Nigeria ne se sauve pas lui-même, qui va le sauver ? Les opérations militaires panafricaines n’ont pas encore fait leurs preuves pour que le pouvoir nigérian puisse se reposer sur elles, même si l’entrée en lice du Tchad change sérieusement la donne.
Pourtant, l’installation d’un nouvel « Etat islamique » au cœur de l’Afrique, similaire à celui qu’a créé Daech dans une partie de la Syrie et de l’Irak, aurait des conséquences dramatiques pour cette partie de l’Afrique, et bien au-delà.
Paris et Washington pas loin
Pas question de récidiver au Nigeria l’opération menée par la France au Mali en 2013, ou même le type d’opérations conduites actuellement par la coalition menée par les Etats-Unis contre l’Etat islamique, en Syrie et en Irak.
Pour autant, Français et Américains, les deux puissances occidentales actives en Afrique de l’Ouest, ne sont pas inactifs, tout comme la Russie, qui vient d’annoncer qu’elle allait fournir des armes au Cameroun contre Boko Haram. Contre les djihadistes, les clivages s’estompent…
Les Français sont particulièrement présents dans la région. La principale base française de la zone se trouve justement à N’Djamena, d’où est partie vendredi la première colonne de troupes tchadiennes en direction du Cameroun. Et la France est présente également au Niger, le voisin nord du Nigeria, tout comme elle a des liens étroits avec le Cameroun, autre pays-clé de cette région menacée.
Les Etats-Unis ont pour leur part installé au Niger une base de drones d’observation après le déclenchement de la guerre du Mali en 2013.
L’Afrique en première ligne
Il ne fait aucun doute que, tant les Français que les Américains, sont très présents, au minimum, sur le plan du renseignement, dans l’évaluation de la menace Boko Haram et ses débordements sur les pays voisins du Nigeria.
La France favorise l’émergence d’une Afrique de la sécurité, François Hollande en ayant même fait l’un des piliers de sa politique africaine « rénovée ». Il s’est d’ailleurs lui-même rendu au Nigeria en février l’an dernier, à l’invitation de Goodluck Jonathan.
Ce sont donc les forces africaines qui seront en première ligne contre Boko Haram, contrairement au Mali où ce sont les soldats français qui ont stoppé l’avancée djihadiste vers Bamako.
Mais Paris et Washington ne peuvent observer passivement l’émergence de la menace Boko Haram dans une zone stratégique du continent noir, et ne peuvent qu’encourager les initiatives régionales pour compenser la faiblesse du géant Nigeria.
Source: rue89.nouvelobs.com