Plus de cent camions chargés de diverses marchandises, garés aux frontières ou dans la capitale, Bamako, ces images sont fréquemment relayées sur la toile et sur les écrans de télévisions à chaque fois que les transporteurs routiers maliens manifestent leur mécontentement contre ce qu’ils qualifient de : racket.
Pour nommer leurs « racketteurs », ils ne vont pas par quatre chemins pour nommer les policiers, les gendarmes et les agents du Conseil Malien des Transporteurs routiers du Mali. Si les tracasseries policières et celles des gendarmes sont connues de longue date par les populations et même les autorités, cela n’est pas le cas pour le conseil malien des transporteurs routiers du Mali.
Créé il y a plus de 10 ans par le gouvernement et le secteur privé, ce conseil qui regroupe plusieurs syndicats de transports (taxis, bennes, cars de transports, citernes, gros camions) a pour vocation de veiller sur le secteur des transporteurs et ses intérêts. Comment comprendre donc qu’il se trouve être cité parmi les « racketteurs » de ceux-là qu’il doit protéger contre cette pratique ?
« Je suis fatigué de payer un ticket de 10 000 FCFA à ceux qui sont supposés nous protéger contre les tracasseries et les abus que nous subissons depuis trop longtemps. Je me suis plaint à plusieurs rencontres, mais c’est à croire que le système est parvenu à embobiner même au sein des victimes que sont les chauffeurs. Car il se trouve des chauffeurs qui soutiennent la thèse : mieux vaut payer que de perdre du temps à ces corridors ». Nous dit AD qui a préféré garder l’anonymat.
Et pourtant, le règlement n° 15/2009/CM/UEMOA portant régime juridique des postes de contrôle juxtaposés aux frontières de ses États membres est clair, seuls sont habilités à contrôler aux différents postes ; la police, la gendarmerie, le service des Douanes, les eaux et forêts et les services sanitaires. Mais qu’est-ce qui explique la présence des agents du conseil maliens des transporteurs routiers à ces postes pour vendre des tickets et pour quelles fins ?
Selon Sidiki Traoré, président de la commission plaidoyer de la plateformepour la libre circulation des personnes et de leurs biens, cette pratique qui existe depuis plus de 10 ans est encouragée par les policiers qui en retour bénéficient de la complicité des agents du conseil malien des transporteurs routiers pour spolier illégalement les pauvres chauffeurs. « La vente de ticket par les agents de la CMTR est illégale. Les policiers qui sont en poste le savent, mais laissent faire, car eux et les agents du CMTR sont complices. L’agent CMTR qui doit veiller sur les intérêts des chauffeurs ferme les yeux quand ce dernier se fait racketter par la police ou la gendarmerie et en retour, le policier oblige le chauffeur à payer le ticket CMTR sous peine de ne pas se voir laisser passer » assure-t-il.
Pour sa défense, le Conseil malien des Transporteurs routiers, lors d’une réunion tenue le 22 janvier 2019 avec le ministre des Transports d’alors, Zoumana Mory Coulibaly justifiait la vente de ces tickets par : la délibération de l’assemblée consulaire des 2 et 3 septembre 2010 qui autorisait la vente de ces tickets ; la nécessité de rehausser les ressources du CMTR pour faire face à ses missions régaliennes et enfin, comme principe de réciprocité, car la pratique serait « courante dans la sous-région ».
Manque de volonté politique
Faire prospérer une pratique illégale depuis plus de 10 ans sous les yeux des autorités politiques et administratives, voilà résumer ce à quoi se livrent les agents du CMTR. Sur le plateau du grand dialogue de la radio « studio Tamani » lors d’un débat organisé en 2017 sur les tracasseries routières, Saliou Guiro, expert des questions de transports, mettait en cause la volonté politique pour faire respecter les textes de l’UEMOA relatifs à l’allègement des contrôles en diminuant les postes de contrôle et aussi à l’application des arrêtés interministériels et des lois qui définissent clairement les agents habilités à contrôler aux différents postes de contrôle et aux corridors.
L’absence de cette volonté politique se manifeste aussi au niveau du traitement réservé aux plaintes déposées par des structures de lutte contre la libre circulation des personnes et de leurs biens dans la région de Sikasso. Exerçant à Sikasso, la région qui renferme à elle seule trois corridors sur les cinq que compte le Mali, la plateforme pour la libre circulation des personnes et de leurs biens, reçoit à travers ses quatre cellules de veille (Sikasso, Koutiala, Koury, Zégoua) une cinquante de plaintes par mois de chauffeurs lassés de se faire racketter par le CMTR affirme, Sidiki Traoré, président commission plaidoyer de la plateforme. « Dans chacune de nos cellules de veille, nous avons un para juriste qui est pris en charge par le Mali Justice Project qui nous aide à mieux comprendre les textes et à engager les procédures judiciaires si nécessaire. Avec le nombre de plaintes de chauffeurs que nous recensons par mois et suite à la volonté de certains d’enclencher une procédure judiciaire, nous avons à ce jour déposé des plaintes auprès de l’ensemble des tribunaux de la région pour que la loi soit appliquée et que cesse le racket par les agents de la CMTR à travers la vente des tickets. Mais rien pour le moment », se désole Sidiki Traoré.
C’est certainement ces mêmes plaintes de chauffeurs qui avaient poussées le ministre des Transports, Zoumana Mory Coulibaly à s’adresser le 30 novembre 2018 au CMTR tout en demandant de « surseoir à la perception des fonds sur les véhicules de transport commercial à travers la vente de tickets émis par vos représentants au niveau des postes de contrôle routier ».
Mais la joie des chauffeurs ne sera que de courte durée. Moins de deux mois après cette lettre du département, elle reviendra sur sa demande à l’issue d’une réunion tenue le 22 janvier avec les responsables de la CMTR qui ont avancé des arguments pécuniaires et de réciprocité. Des arguments qui valent certainement plus que les désagréments subis par les chauffeurs, car ayant poussés le département à « annuler » les termes contenus dans la lettre du 30 novembre. Et comme pour se donner bonne conscience elle a invité le CMTR à se mettre en rapport avec ses services techniques pour « produire les supports juridiques nécessaires à la régularisation de cette perception qui demeure depuis 2010 ».
S’il leur arrive de pouvoir trouver sur place des solutions aux problèmes de certains chauffeurs, il faut pour la plupart des cas passer plusieurs coups de fil avant de voir la situation se décanter indique Sidiki Traoré.
Créée en 2016 sur initiative du conseil régional, la plateforme pour la libre circulation des personnes et de leurs biens compte tenu des résultats qu’il a enregistrés en ce laps de temps, l’Agence pour le Développement régional et le conseil régional sont aujourd’hui prêts à prendre le relai de Mali Justice Project dont l’accompagnement prend fin dans deux mois.
« Avant la création de la plateforme, quand nous étions victimes d’abus, nous n’avions nulle part où nous plaindre. Mais avec elle, cela a changé. Même s’il est vrai qu’elle ne peut trouver des solutions à l’ensemble des problèmes qui lui sont soumis, le fait, déjà d’avoir une oreille attentive, d’expliquer son problème, d’avoir des conseils sur la démarche à entreprendre pour rentrer dans ses droits est inestimable comme résultats », nous dit un chauffeur de gros camion.
Chauffeurs… fautifs ?
Si le CMTR n’a pas le droit de vendre les tickets de 10 000 FCFA à ses chauffeurs, si les policiers ne doivent pas racketter les mêmes chauffeurs, il faudrait aussi que les chauffeurs soient en règle. Ce qui n’est malheureusement pas le cas pour nombre d’entre eux. « Plus de 30% des chauffeurs ne sont pas en règle. Dès lors, il leur est impossible de se rebeller contre le système de racket, car ils en profitent aussi » dit Sidiki Traoré.
« Aujourd’hui même les transporteurs ont intégré qu’il faut payer pour que son véhicule passe les postes de contrôle donc ils donnent de l’argent aux chauffeurs en conséquence » disait Saliou Guiro, expert des questions de transport sur les antennes de la Radio, studio Tamani au cours de l’émission grand dialogue organisé en 2017 sur les tracasseries routières.
Cette façon de faire des transporteurs, et le fait pour les véhicules de ne pas se mettre en règle, sont des terreaux fertiles sur lesquelles s’enracine le racket aux postes de contrôle et dont il sera difficile d’y mettre fin tant que chacun, pour l’intérêt du pays ne travaille pas à mettre fin à cette corruption, ce goulot qui étrangle notre économie.
Mohamed DAGNOKO
Source: Journal le Pays- Mali