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Cigarettes plus toxiques : la Suisse ne se gêne pas avec l’Afrique

ENQUÊTE. Après le scandale des carburants ultra-polluants vendus en Afrique par des négociants suisses, l’ONG Public Eye récompense une enquête qui dévoile la nocivité des cigarettes exportées par Berne sur le continent.

Fumer tue… Et un peu plus en Afrique. Plusieurs données le suggéraient déjà. Celles de l’OMS, d’abord, qui faisaient apparaître dans un rapport sur l’épidémie de tabac dans le monde de 2017 le manque de mesures pour réduire l’offre et la demande de cigarettes sur le continent. Peu de campagnes médiatiques antitabac (seuls le Cameroun, le Kenya et le Maroc en avaient initié en 2016), quasiment pas de taxes sur le paquet de cigarettes, tandis que les images choc sur les paquets, la législation en faveur de lieux non fumeurs ou l’interdiction de la publicité sur le tabac ne concernaient peu ou prou qu’une dizaine de pays africains. De quoi motiver l’industrie du tabac, qui y déploie un marketing très offensif. De ces deux facteurs interdépendants résulte une hausse exponentielle du nombre des fumeurs africains, là aussi, bien documentée. Selon L’Atlas du tabac de l’American Cancer Society, la consommation de tabac a augmenté de 52 % entre 1980 et 2016 en Afrique subsaharienne – plus de la moitié de la population du Lesotho est par exemple composée de fumeurs. L’OMS complète cette évaluation en évoquant une hausse de 27 % des accros au tabac entre 2015 et 2025 sur le continent africain.

Autre inquiétude, que pointent régulièrement les fumeurs africains : la moindre qualité des cigarettes écoulées sur leurs marchés. D’autant que certaines proviennent de trafics illicites. Et là encore, il y avait de quoi s’interroger en parcourant les médias. Le site nigérien Aïr Infos Agadez se faisait régulièrement l’écho de la contrebande de cigarettes dans le Sahara, tandis qu’en 2013, le quotidien britannique The Guardian détaillait le trafic contrôlé par l’Algérien Mokhtar Belmokhtar (surnommé « Mr Marlboro) – l’homme derrière l’attaque contre la centrale à gaz d’In Amenas de janvier 2013 en Algérie, au cours de laquelle périrent 37 otages. Sources de financement de ses activités au sein d’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique), ces cigarettes fabriquées en Chine, au Vietnam ou au Moyen-Orient inondaient majoritairement les marchés noirs d’Afrique du Nord et de l’Ouest.

Les cigarettes africaines passées au scanner

Pour y voir plus clair, il ne manquait donc plus qu’à analyser en laboratoire les composants bien tassés dans le fin rouleau de papier à cigarette des « tiges » africaines. C’est l’idée, simple et brillante, qu’a eue Marie Maurisse, journaliste d’investigation indépendante. Sauf qu’elle s’est concentrée, de son côté, sur un commerce bien licite, entre la Suisse, petit pays d’Europe très exportateur, et l’Afrique – en ciblant en particulier le Maroc. À l’issue de 5 mois d’enquête, elle lève un bout du voile sur la dangerosité du tabagisme en Afrique, en montrant que les cigarettes made in Switzerland qui y sont exportées sont plus nocives que celles destinées au marché européen.

Ainsi, une Winston Blue fabriquée en Suisse et vendue au Maroc contient beaucoup plus de monoxyde de carbone – qui réduit la quantité d’oxygène circulant dans le sang – qu’une Winston Blue distribuée en Suisse (9,62 mg contre 5,45 mg). Le taux de nicotine, substance qui provoque l’accoutumance au tabac, peut aussi varier considérablement : il s’élève à 1,28 mg pour des Camel de Suisse achetées au Maroc, contre 0,75 mg dans des Camel Filters vendues en Suisse. Idem pour le goudron, cancérigène, dont la teneur est plus forte dans des Marlboro ramenées de Casablanca et frappées du sceau Swiss Made. « Les résultats sont clairs : les cigarettes fabriquées sur sol helvétique et vendues au Maroc sont bien plus fortes, plus addictives et plus toxiques que celles que l’on trouve en Suisse ou en France », conclut Marie Maurisse.

Une enquête primée par l’ONG suisse Public Eye

Intitulé « les cigarettes suisses font un tabac en Afrique », son travail vient de se voir décerner le prix d’investigation par l’ONG suisse Public Eye, dont la devise est : « Gardons l’œil sur les sociétés suisses sans scrupule ». Dans le viseur de la journaliste, trois géants du tabac établis dans la place financière suisse : Philip Morris International (Marlboro, Chesterfield, L&m ; etc.), British American Tobacco (Pall Mall, Lucky Stricke, Vogue, Dunhill, etc.) et Japan Tobacco International (Winston, Camel, Natural American Spirit, etc.). Une industrie « très puissante qui génère des milliards de francs suisses chaque année », mais aussi « très secrète », selon Marie Maurisse. Aucune de ces trois compagnies n’accepte de la rencontrer. À peine répondent-ils à ses questions, par mail, « au goutte-à-goutte », explique-t-elle.

Au départ, la journaliste cherche à connaître la destination de ces produits. Il s’avère que 75 % des cigarettes fabriquées sur le sol helvétique sont exportées, d’abord au Japon, puis au Maroc, et en Afrique du Sud. Elle met le cap sur Casablanca, où les cigarettes suisses – qui constituent la majorité des importations de cigarettes – sont acheminées depuis le port de Tanger Med. À aucun moment, note-t-elle, « les composants des cigarettes, ou leur toxicité, ne font l’objet (de) surveillance ». Dans les rues de la capitale économique marocaine, elle se dit aussi frappée par les nombreux consommateurs « qui fument suisse et savent qu’ils fument suisse (puisque) c’est écrit sur le paquet » et qui « pensent que les cigarettes suisses sont de meilleure qualité ». Or, c’est l’inverse, comme s’en désole dans son titre le journal en ligne marocain Tel Quel : « Comment les cigarettes suisses roulent les Marocains ».

La Suisse, « paradis règlementaire » des cigarettiers

En Europe, à la faveur des mesures antitabac, les ventes de cigarettes ont chuté. La baisse se chiffre à 38 % en Suisse. « C’est pourquoi il est très important pour les cigarettiers de conquérir les fumeurs dès leur plus jeune âge, dans ces pays-là, et notamment au Maroc », argue celle qui présente l’Afrique comme « un réservoir vivant de futurs fumeurs ». Et si les fabricants basés en Suisse gonflent (notamment) la teneur en nicotine de leurs cigarettes destinées au marché africain, c’est parce qu’ils échappent aux normes de l’Union européenne sur les produits du tabac.

« Contrairement à l’Union européenne, dont la directive 2001/37/CE fixe, pour la teneur en goudron, en nicotine et en monoxyde de carbone, des limites maximales valables pour les cigarettes exportées. C’est donc un avantage comparatif pour la Suisse : elle est la seule, sur le continent européen, à produire des cigarettes plus toxiques que celles fumées par ses propres ressortissants », résume Marie Maurisse.

La législation suisse, par ailleurs, n’encadre pas explicitement la protection de la santé des fumeurs, ni n’exige le contrôle des exportations de cigarettes hors des pays de l’UE. Les données de cette enquête pourraient-elle peser dans la révision de la loi sur le tabac, actuellement en cours en Suisse ? « Pour le moment, il y a eu peu de réactions politiques, mais j’en espère dans les semaines à venir », confie la journaliste.

Répercussions politiques et législatives en Afrique

Les États africains, cibles d’un intense lobbying des cigarettiers, ont aussi leur partition à jouer. Quand Paul Hopkins, ancien responsable de la sécurité de British American Tobacco, a mis au jour en 2017 les pratiques de sa compagnie pour corrompre des responsables politiques en vue de contrer les mesures antitabac, notamment au Kenya, « l’ONG kenyane Alliance pour le contrôle du tabac (KETCA) a porté plainte, (…), l’affaire est en ce moment dans les mains de la Cour suprême » rappelle Marie Maurisse.

L’affaire rappelle un brin le scandale des carburants frelatés (« Dirty Diesel »), qui épinglait en septembre 2016 les négociants suisses refourguant en Afrique de l’essence et du diesel très polluants interdits en Europe, et renvoyait également à la responsabilité des gouvernements africains. Car les pratiques illégitimes des sociétés suisses révélées par l’ONG Public Eye n’ont eu que peu de répercussions à Berne. «  Des interpellations ont été déposées au Parlement, dont celle-ci, mais le Conseil fédéral a estimé pour l’essentiel qu’il revient aux pays africains de se doter de standards environnementaux de façon à protéger leur population  », constate Marc Guéniat, responsible enquête à Public Eye. Le rapport de l’ONG avait analysé près de 50 échantillons de carburant recueillis dans des stations-service de huit pays africains. Dans certains cas, la teneur en soufre, substance très nocive, était 150 fois supérieure à celle admise dans l’Union européenne.

«  Trois mois après sa publication et à la suite de la campagne menée par la société civile en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Mali et au Nigeria, le PNUE (Programme des Nations unies pour l’environnement) a réuni des représentants de la Cedeao à Abuja, au Nigeria, autour de cette question. Le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Nigeria et le Togo se sont engagés à abaisser la teneur en soufre admissible dans les carburants importés à 50ppm, une réduction massive et proche des standards européens. Cette annonce succédait à celle, faite en octobre, par le Ghana. À ce jour, seul le Ghana a mis en œuvre ce nouveau standard, réduisant ainsi très significativement les émissions de particules fines émises par la combustion de carburants dans le pays, en particulier dans les centres urbains  », poursuit-il. Au Nigeria, toutefois, note-t-il, «  le nouveau standard adopté n’a jamais été respecté. Il est apparu, dans plusieurs articles de presse, que des lobbys composés de sociétés locales et internationales ont exercé d’importantes pressions pour maintenir le statu quo. »

Le combat est donc rude, tout comme celui qui s’annonce contre les cigarettes « plus » toxiques pour l’Afrique.

Lepoint

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